dimanche 24 novembre 2024

Sur deux respirations conjointes.

Sa tête posée sur ma poitrine, j’écoute les conjonctions de ma respiration et de la sienne. Il semble que ce moment pourrait durer éternellement. Nos souffles se mêlent, s’emmêlent, se démêlent. Nos haleines alternent sans peine. Elles forment des arches qui quelquefois coïncident et quelquefois se chevauchent. On dirait une paire de dés jetés par une main invisible sur la peau chaude et mouvante de mon torse, formant à chaque fois une combinaison nouvelle, fruit du hasard et de la nécessité – selon cette expression attribuée à Démocrite, un philosophe de la Grèce antique pour qui l’univers n’était constitué que d’atomes et de vide. Nos respirations se suivent et ne se ressemblent pas. Elles sont à la fois autonomes et interconnectées. Hasard de notre conjonction momentanée, de cette étonnante aubaine de tendresse qui fait que nous pouvons nous endormir l’un contre l’autre, en toute sécurité – mais aussi nécessité impérieuse de ce corps de se maintenir en vie, en respirant envers et contre tout. C’est pourquoi nos deux souffles ne sont pas vraiment mêlés, mais enchevêtrés, tressés d’espace et de vide - fomentés par ce qui les meut et les pétrie, les attise et les éteint - ce rien intangible qui est à la fois la source et le point aveugle du langage. A peine un évènement : juste des arches de souffle s’enjambant l’une l’autre au grès du soulèvement machinal de nos cages thoraciques, glissés sous le vent de nos côtes, actionnés par ce mouvement vital de sans cesse ventiler nos carcasses. Ni le souffle premier – celui du cri primal - ni le dernier – celui par lequel s'achèvera notre agonie – mais le souffle de tous les jours, un parmi le million d’autres qu’il nous sera donné d'effectuer d’ici là. D’ailleurs il s’agit moins de souffle que de soupirs, tant nos respirations sont proches de l’état zéro de l’échange gazeux, oscillant à la frontière ondulante du sommeil, menaçant à tout moment de basculer dans l’autre monde, là où la conscience n’a plus prise. Qui va s’endormir en premier ? On ne sait. Le marasme confus du sommeil brouillera bientôt cette question, comme si la marée montante effaçait d’un coup ce que les jambages imbriqués de nos souffles conjoints avaient fugacement écrit sur le sable.

lundi 11 novembre 2024

Sur la seconde floraison des roses.

Il y a eu d’abord la rosière buissonnière, dont les hampes courtes, excessivement piquantes, se ramifient subrepticement dans les touffes d’herbe avoisinantes. Trois ou quatre boutons ont dressé la tête pour éclore les uns après les autres d’un chiffon de pétale blancs dont il faut jouir bien vite, car ces roses-là durent à peine plus qu’un jour – quand ce n’est pas la chatte qui, intriguée par ma longue station devant ces petites merveilles, arrive à fond de train pour leur donner un petit coup de patte ajusté qui fait tomber d’un coup tous leurs pétales - ravie de me faire ainsi la démonstration de ce nouveau tour de malice. Mais voilà qu’il en vient de nouvelles, cette fois issues du vieux rosier à l’angle de la maison : à peine des roses, des presque églantines oranges et roses. D’ordinaire ce sont les premières à survenir dans la saison, bien en amont du printemps – quelquefois même lorsqu’il y a encore un peu de neige à leurs pieds. Elles reviennent ces jours-ci faire une apparition sur terre, enveloppées des grands brouillards de l’automne. Ce sont de si petites poignées de beauté, à peine perceptibles dans la somptuosité mordorée du jardin qui bascule vers l’hiver, mais qui savent signaler leur présence par la flagrance subtile des anciennes espèces - un parfum si fort qu’il fait quelquefois tourner la tête de surprise à ceux de mes visiteurs qui ont la plus grande sensibilité olfactive. Oui, comme elles sont touchantes, ces petites épiphanies décoiffées, revenantes d’un lointain été... Des fleurs non pas intempestives, ni même anachroniques, mais gracieuses. Car ces roses tardives s’offrent à l’œil, écloses hors de saison pour la seule beauté du geste, sans espoir d’être fertilisées. Les insectes butineurs de la saison ne sont plus que poussière glissée dans une enveloppe qui fera le tour de la terre avant de nous revenir à la saison prochaine... Lorsqu’elles s’offrent à nous, ces roses ravisées, elles nous plante droit dans le cœur l’épine d’un instant présent d’autant plus somptueux qu’il est fugace et que, tout autour d’elles - tout autour de nous - le monde se délite terriblement.

mercredi 6 novembre 2024

Sur une joie secrète.

C’est une émotion qui m’étreint brusquement, sans prévenir. Une joie sans raison apparente. Mais comment la décrire ? Disons que j’éprouve tout à coup un sentiment d’unité organique avec tout ce qui m’entoure. On dirait que le lieu de vie que je me suis choisi n’est pas le décor de moi-même, mais son personnage principal. Il m’investit tout entier (corps et esprit) au point que les éléments les plus saillants de ma personnalité se retrouvent dispersés à l’horizon de moi-même, disséminés sur le pourtour de ma présence au monde – tandis que le centre de mon existence est comblé par une félicité fulgurante qui n’a pas lieu d’être.

Cela peut survenir n’importe quand, n’importe où et dans n’importe quelle circonstance. Quelquefois, en roulant en voiture dans un paysage familier, j’ai l’impression d’adhérer au plus près de la route, non pas bien sûr par quelque phénomène mécanique qui aurait abaissé la caisse de ma voiture au niveau du bitume, mais parce que tout ce que je suis à ce moment-là ne forme plus qu’une seule et même entité - vivante, vibrante et vigilante. Le monde me reconnait comme faisant partie de lui : il m'adoube. Cette re-connaissance est une nouvelle naissance. Je ressens alors ce tressaillement d’effroi qu’éprouvaient les héros grecs lorsqu’ils comprenaient qu’un Dieu se cachait sous les traits de l’être familier avec lequel il était en train de converser.

Mille fois par jour, la magie opère : je deviens le lieu que j’occupe, ou plutôt que je n’occupe plus, justement. Ce n’est qu’au moment où le charme se dissipe que je comprends qu’il y avait charme. Bien sur, on peut toujours dire après coup que s’est ouverte en moi une clairière de lucidité épiphanique où le vent, la pluie, les parfums, les sons et tous êtres vivants communiquaient directement avec ma chair, la pétrissaient à l’envie, l’imprègnaient de leur salive, la tournaient et retournaient sept fois dans leur orbe ductile avant de n’en faire qu’une bouchée... Mais ce ne serait que des mots. Quelque soit la formulation adoptée, elle sera toujours rétrospective. Sur le moment, l’esprit ne peut pas être de la partie.

Suis-je le seul à ressentir cela? Evidemment non. Je suis persuadé qu'en lisant ce texte, chacun.e reconnaîtra sa propre expérience, exprimée sous une forme qui n'est pas la sienne, mais dont le fond nous est commun. Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu'il s'agit là de failles, d'aperçus fugaces de ce qui constitue la réalité de notre ciel initial, au delà de l'épaisseur des nuages qui l'obscurcissent ordinairement ? Il y a des périodes de notre vie où ces instants épiphaniques se produisent en rafale, nous donnant l'impression confondante d'être enrubannés de guirlandes euphoriques, et d'autres où ils ne surviennent que très rarement, ravivant une vivacité d'esprit et une joie de vivre qui se trouvaient comme anesthésiées par une existence routinière - ce qui leur confère alors un impact extraordinaire.    

Cette appréhension globale du monde porte un nom, un nom aussi vieux que notre civilisation occidentale : on l’appelle le « cosmos ». Les grecs anciens qualifiaient ainsi l’arrangement naturel des choses, qu’ils ne dissociaient pas de la jouissance de leurs beautés plastiques – c’est d’ailleurs cette acceptation du terme qui a donné ensuite notre mot « cosmétique ». Dans un de ses dialogues, Platon précise ce que les pythagoriciens entendaient par cosmos : « le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice ». De cette énumération, je retiens particulièrement les termes de communauté et d’amitié. L’appréhension soudaine du cosmos n’est pas un sentiment surplombant : il est plutôt au raz des pâquerettes. On pourrait dire qu’il s’agglomère à lui-même au plus près des choses, en rase-motte – par l’effet d’une profonde connivence avec tous les éléments qui le constituent. Ou, pour employer une formule mystique d’autrefois, parce que « l’Un reconnaît l’Un ».

Ressentir l’intuition soudaine du monde réel en tant que cosmos, c’est s’octroyer une porte ouverte sur l’intégralité des mondes qui font monde, ce que certains penseurs contemporains appellent un « plurivers ». Mais, là encore, gardons nous de la volatilité des concepts. A mon sens, c’est à la micro échelle de soi que commence le cosmos, dans l’intimité de son for intérieur – et non au niveau macro de l’intellect, qui préfère aux entités vivantes sensiblement perçues des concepts vides de substance. C’est dans l’ouverture au monde que se trouve la porte étroite du cosmos – et cette porte ouvre sur l’univers.

Lorsque nous appréhendons le cosmos, nous sommes pris malgré nous par un double transport de plénitude et de ravissement : comblés par l’harmonie du monde et éblouis par la magnificence de sa parure. Cette émotion est incompréhensible, intransmissible et, en réalité, insaisissable. Il est presque impossible d’en dire quoi que ce soit - la maladresse de ce texte, appesanti de périphrases, de circonvolutions alambiquées et de jargon philosophique en atteste. Pourtant, s’il advenait qu’un jour ces bouffées de jubilation intérieure ne venaient plus me visiter à l’improviste, il me semble que le lustre de ma petite étoile en serait grandement terni.

Comme les choses acquièrent une densité bouleversante, lorsqu’elles ne sont pas cantonnées à n’être que la forme de leur concept ! Non, décidément, rien n’est plus incompréhensible que cette couche d’indifférence sous laquelle nous ensevelissons notre monde ordinaire, comme si nous voulions le transformer en une housse gélatineuse et douillette dans laquelle nous nous glisserions, comme à l’intérieur d’un écrin protecteur. C’est en vain bien sûr – le monde domestiqué, anesthésiée, calibré à notre mesure, conçu pour répondre à nos moindres désirs, ce n’est qu’un fantasme, une « vue de l’esprit ». Le monde ne peut pas être assujetti, parce qu’il ne nous est pas extérieur : on s’y frotte et il nous pique, nous éreinte et nous butine en une même étreinte, il se mélange à nous, la brassée de ses fibres vibre à chaque battement de nos cœurs. Il est la chair de notre chair.

Adhérer, c’est à la fois coller à, ne faire qu’un avec, mais c’est aussi acquiescer, être en un accord, proclamer un grand « oui ». J’ai dit tout à l’heure que le cosmos ouvrait une porte en nous, et pas seulement une fenêtre. L’adhésion au cosmos ne se fait pas à distance, par la contemplation, le surplomb d’un beau paysage, les grandes lignes d’une vue de l’esprit. L’adhésion au cosmos nécessite un pas en avant, de l’action, du faire. Peu importe quoi, pourvu que cela nous implique, nous et le monde : rouler en voiture, empiler des bûches, cuisiner, laver les vitres, prendre soin d’un être vivant, passer le balai, bailler aux corneilles, marcher dans les bois – toutes ces actions banales qui nous mêlent au monde, nous mélangent à lui, nous incorporent à sa substance agissante – proclamant par là même que notre pâte et la sienne sont deux pâtons issues du même pétrin.

dimanche 3 novembre 2024

Sur Naples.

Dédales des ruelles de pierres noires, aussi étroites et sinueuses que des sentiers d’ânes. Portails armoiriés de demeures seigneuriales, hauts comme des montagnes, qui se font face en vis-à-vis, dans le déni obstiné du plus petit surplomb. Les piétons ont peine à circuler, chassés par les voitures envahissant le moindre espace disponible, harcelés jusque dans les zones piétonnes par des scooters intrépides. On crie, on rie, on chante et on danse dans les ruelles, sans trop savoir pourquoi - juste parce que tout le monde le fait autour de nous, dans cette foule versatile où l’on est frères et sœurs d’instinct. Mais voilà qu’un avion passe à nouveau sur les tuiles des toits, écrasant au passage des bouffées lancinantes de musiques entre les gros pavés noirs. Les murs sombres sont recouverts de graphes, de dessins, d’inscriptions mille fois grattées par les pattes griffues du temps. Entre deux grandes arches s’ouvre tout à coup cette baie qu’on dit la plus belle du monde : ce bleu intangible qui se diffuse dans le scintillement évanescent de la mer, le sillage d’un bateau, les cimes diaphanes des montagnes étagées sur le pourtour, d’une délicatesse exquise. Pas d’arbres, pas d’oiseaux : rien que la lumière à foison et les blocs de pierre volcanique dont on a fait des palais. Dans les églises, les corps dévêtus des martyrs et des belles pêcheresses se pâment d’une extase charnelle qui sent déjà la pourriture.

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...