Sur la bonté naturelle.
A force de vivre nos vies au grès des aléas de l'existence, la fougue des émotions interpersonnelles s'émoussent. Du temps de notre jeunesse, nous aimions et nous détestions avec autant d'ardeur que de véhémence – aujourd’hui nous le faisons par habitude, comme une formalité à remplir, une concession aux usages du monde. Certes, l’expérience nous a appris à savoir ce que nous voulons, mais nous le voulons globalement de moins en moins. C’est le moment de notre vie où l’on comprends qu’il ne nous échoira guère plus que ce que nous avons déjà dans notre escarcelle.
Il se produit alors une sorte d'affaissement de l’être, comme si une force d'attraction inconnue le siphonnait de l'intérieur. Ce n’est pas un renoncement, au contraire. L’élan vital est toujours là. On peut même dire que, débarrassé des objets contradictoires dont nous l'encombrions jusqu’alors, le désir gagne en amplitude, jusqu’à se mesurer aux plus lointains horizons.
Plus l'acmé de notre élan vital s'étend dans le sans limite, plus son pétiole se réduit à presque rien. Lorsque nous nous mélangeons nos neurones aux étoiles, notre attache touche à peine terre. Cette partie de nous-même que nous appelons « moi » devient tellement bénigne qu'elle se mêle naturellement au grand terreau du monde, sans distinguo. Qualifier ce phénomène « d’humilité », c’est déjà le hausser du col hors de propos. Nous sommes plutôt terriblement banals. Il n’y a guère de différence entre notre être-là et celui d’un arbre, d’un animal ou d’un matin de printemps tout barbouillé de bourrasques.
Une impulsion vitale qui n’est plus limitée par des désirs contingents et qui monte, monte, dans l’éther… Une base de soi qui se confond avec l’existant, de plain-pied avec les choses telles qu’elles sont… Tant d’espace ouvert entre le haut et le bas peut dérouter. Il est même probable que la personne qui ressentira une telle béance, effrayée par l'ampleur du phénomène, cherchera d’abord à la combler en tentant de réactiver volontairement ses vieux désirs, comme un retour de flammes ou un regain de pâture. Las ! Toutes ces tentatives ne lui serviront de rien. Elle ne parviendra plus à se laisser fasciner par ce qui jusqu’alors lui occupait l'esprit. Il lui faut s’accoutumer à être essentiellement vide.
En fait, cette personne n'a rien à faire de particulier, pas même feindre d'être concernée par les soucis mondains. Elle s’apercevra alors que, par un principe de vase communicant, maintenant qu’elle ne demande à la vie presque plus rien pour elle-même - le sort de tout ce qui existe autour d’elle lui importera d’autant plus. Ce n’est pas une décision consciente. Cela n’a rien à voir avec la volonté d’aimer son prochain à laquelle s’efforce (avec si peu de résultat) une bonne âme égarée dans les affres de la religion. C’est plutôt de l’ordre d’un processus organique, une sorte d’équilibre interne. Cela se fait malgré soi. C’est comme si la force d’amour que toute vie recèle, se trouvant inemployée, se reportait naturellement sur les objets qui l’entoure. C'est progressif, comme la lumière de l’aube. Les plus malins de ceux qui constatent ce phénomène en eux-mêmes comprennent qu’il ne s’agit pas seulement d’un principe de vase communicant. Mais il n’est absolument pas nécessaire d’être malin pour pleinement vivre ce bouleversement intime.
Il est vrai que la ligne de démarcation entre désespoir et avènement de la bonté inconditionnelle est bien mince. Tout comme le désespoir, la bonté procède d'un énorme lâcher-prise. Les « bras nous en tombent », comme on dit. Au sens littéral du terme : nous sommes défaits. Les mystiques ont usés et abusés de cette proximité pour inciter les chercheurs de vérité à persister dans leur quête. On pense aux errances dans la nuit obscure de Saint Jean de la Croix : « Alors je m'abaissai tant et tant / Que je fus si haut si haut, / Que je finis par atteindre le but". Mais la différence essentielle entre la vacuité du désespoir et la vacance présidant à l'émergence de la bonté, c'est justement qu'il n'y a plus rien à quoi reporter cette déperdition. Lorsqu'il n'y a plus de but à atteindre, plus de Dieu à rejoindre, plus de « moi » stable et permanent à quoi affecter nos pertes et nos profits, lorsqu'il n'y a plus d'espoir en quoi ce soit, quel sens pourrait bien avoir le mot « désespoir » ?
Au moment où nous touchons le fond, notre perspective intérieure se renverse et nous émergeons à la surface. Nous pensions nous résorber sur place, être minés de l'intérieur, nous affaisser dans le non-être - mais... il ne se passe rien. Tout est comme avant, et pourtant tout est différent. L'espace laissé vacant par nous-même ouvre une clairière fortuite au sein du monde mouvant. Les portes dorées de la Jérusalem céleste pivotent sur elles-mêmes, offrant l'accès à un monde nouveau, dont la texture est faite des fibres de notre être le plus intime.
Cette force douce, spontanément concernée par tout ce qui l’entoure, cela s’appelle la bonté. Cela nous prend toujours au dépourvu. C'est comme si un vent fou nous fauchait l'herbe sous le pied et qu'on se retrouvait soudain à découvert, le cœur pantelant. C’est un sentiment déconcertant, dont l’intensité ne fait que croître à partir du moment où on l’a senti poindre en soi. Certaines personnes l'expriment quelquefois avec tellement d'intensité qu’il semble rayonner d'elles une lumière invisible. Mais ce ne sont pas elles qui brillent, c'est le monde qui brille à travers elles. Dans la réalité qui est la leur, elles n'y sont pour rien. Elles n'ont ni « atteint » ni « gagné » quoi que ce soit. Il se trouve simplement que leur miroir intérieur a été débarrassé des scories imaginaires qui l’obscurcissaient jusque là.
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