Sur le rapport aux œuvres d'art.
Il y a quelques jours, j'ai retrouvé par hasard dans mes carnets cette citation du photographe Walker Evans, datant de 1971 : Pour ceux qui le veulent, ou qui en ont besoin, une bonne exposition est une leçon pour le regard. Et pour ceux qui n'ont besoin de rien, ceux qui sont déjà riches en eux-mêmes, c'est un moment d'excitation et de plaisir visuel ; il devrait être possible d'entendre des grognements, des soupirs, des cris, des rires et des jurons dans la salle d'un musée, précisément là où ils sont habituellement refoulés.
Après quelques années de fréquentation des musées, je me situe plutôt dans la catégorie de ceux qui n'ont besoin de rien en matière d'éducation du regard. Je ne visite plus les expositions, je les explore à la recherche d'une possible expérience sensorielle, toujours aussi incertaine, aléatoire et au fond – quand elle survient – toujours aussi inattendue. Cette perspective d'une rencontre esthétique m'excite au plus haut point, même si je garde assez de self-control pour réprimer les grognements, les rires et les jurons que Walker Evans appelle de ses vœux !
Par voie de conséquence, le savoir de l'art m'intéresse moins qu'autrefois. J'ai suffisamment de connaissances pour tenir, quand cela s'avère nécessaire, des propos intelligents sur l'artiste et son œuvre – même si ce genre de vocalises érudites ne m'a jamais motivé. Ce qui m'importe, c'est que mon savoir ne conditionne pas mon regard. Je ne lis les cartels qu'après avoir contemplé une œuvre, et seulement pour celles avec lesquelles il s'est passé quelque chose – les autres, je les laisse à leur anonymat, en souhaitant que quelqu'un d'autre que moi parvienne à établir un contact avec elles.
Je préfère quelques rares rencontres avec des œuvres qui me choisissent – puisque ce n'est certes pas moi qui les sélectionne au préalable ! - plutôt que glisser un regard superficiel sur l'intégralité des œuvres exposées. C'est une question de respect pour les œuvres présentées, mais aussi une manière de me protéger. Il ne m'est plus possible de considérer une œuvre sans faire en sorte qu'elle ait prise sur moi, sans lui offrir l'opportunité de me faire sortir de ma coquille, de m'extraire de mon confort mental. Sans lui donner toutes les chances de me déloger de moi-même...
Évidemment, s'il ne s'agissait que de dire cela, je n'aurais pas pris la peine d'écrire ce texte. Chacun.e d'entre nous a un rapport spécifique aux œuvres d'art, dépendant de son parcours, de ses centres d'intérêts ou des périodes de sa vie. J'aimerai aller au delà de mon cas personnel pour en dire un petit plus – pour donner peut-être quelques clefs aux personnes qui seraient naturellement enclines à développer ce type de rapport à l'art – un rapport que je qualifierai de spirituel.
Dans une exposition, il est facile de repérer ceux qui viennent là pour « prendre un leçon », de ceux qui cherchent « un moment d'excitation », pour reprendre les termes d'Evans. Spatialement, les deux publics se mêlent, mais ne se mélangent pas. Certains (la majorité) déambule avec une placidité toute fluviale, accordant l'essentiel de leur attention aux explications écrites ou orales, audio-guides, vidéo ou téléphones portables - tandis que d'autres, plus rares, restent immobiles devant certaines œuvres, comme s'ils étaient en contemplation. Le temps pour eux semblent s'être arrêté. Ils forment des îlots dans le flot continu du public. Ils sont fixes comme les œuvres elles-mêmes, avec lesquels elles ou ils communiquent - d'esprit à esprit.
Mais que voient-elles, ces personnes ? Evans parlent « d’excitation visuelle » - est-ce bien de cela qu'il s'agit ?
Pour ma part je trouve le terme trop réducteur. Je pense que ces personnes commencent par voir ce qui constitue la partie matérielle de l’œuvre – ce qui fait qu'elle est d'abord une chose – et qu’ensuite cet aspect matériel les mène ailleurs, dans une autre dimension, plus spirituelle.
C’est seulement ensuite qu’un équilibre se forme entre la personne qui regarde l’œuvre et l’œuvre elle-même. Ou, pour le dire d'une manière peut-être encore plus absconse, je pense qu’alors l’œuvre commence elle aussi à regarder celui qui la regarde.
La notion d’œuvre d'art est certes complexe à définir. En adoptant un point de vue très général, ne pourrait-on pas dire que ce que nous appelons « art » correspond à la présence d'une forme d'esprit infusant de la matière ? La différence entre un chef-d’œuvre et l'objet anodin serait alors la plus ou moins grande présence d'esprit que leurs matériaux contiennent. Je ne pense pas exclusivement à l'esprit de leur créateur (pour autant qu'il soit connu), mais également à l'esprit de tout ceux qui l'ont contemplés, aimés, manipulés – tous les esprits qui ont longuement interagis avec cet objet.
L'esprit est par définition immatériel, insaisissable et de fait inexistant s'il n'est pas instantanément actualisé par l'esprit – selon le principe mystique du même reconnaissant le même. Ce que l'on appelle « beauté », plutôt qu'une adéquation subjective à des critères esthétiques nécessairement relatifs, n'est-ce pas justement cette actualisation immédiate, l'expérience de cette lumière qui s'éclaire elle-même à partir de son propre vide ?
Même si la forme d'une œuvre d'art est tributaire des canons de la société qui l'a produite, l'esprit qu'elle contient, lui, est hors de toute contingence. N'importe qui peut y avoir accès, directement, même s'il ne comprends pas les raisons d'être de l'objet qu'il contemple – pourvu qu'il le contemple !
L'objet-support de l’œuvre d'art est un véhicule qui transmets l'esprit, sans passer par le truchement intellectuel du langage. C'est ce qui constitue l'aura mystérieuse des objets sacrés, quelques soient les rites dont ils sont issus.
C'est aussi la particularité du chamanisme qui suscite en moi le plus d'intérêt : mettre du divin dans les objets les plus dépréciés : les déchets, les ordures – le reliquat et la pacotille. Car je parle d'objet par facilité de langage – l'esprit peut infuser dans la chose de bien des manières et à bien des échelles – du plus monumental jusqu'au plus éthéré. Même les ondes sonores, pourtant insubstantielles, peuvent permettre d'élaborer des monuments prodigieux, comme par exemple la musique classique occidentale.
Les objets-substrats sont donc ambivalents. Ils sont à la fois opaques et vecteurs d'immatériel. On peut les aborder par un bout ou par l'autre. Mais les portes qui mènent à l'une ou à l'autre de ces catégories ne sont pas là celles que l'on croit. Il y a là un croisement chiasmatique : la porte de l'opaque mène au spirituel et celle du spirituel à l'opaque.
Je m'explique. En cherchant le sublime dans l'art, on ne trouve que le banal. Qui veut faire l'ange fait la bête – comme le répète à l'envie Pascal depuis 400 ans... Mais aussi : qui fait la bête fait l'ange. Celui qui aborde les objets d'art avec la bêtise des animaux – avec les yeux placides de l'âne et du bœuf contemplant un nouveau-né dans la crèche – ceux-là accèdent directement et sans l'avoir voulu au divin contenu dans les choses !
Si l'on cherche à aborder une œuvre d'art par l'esprit, l'abstrait, l'intellect, on ne trouve que des substrats d'une factualité phénoménale toujours décevante. Ce n'était donc que cela, cette œuvre qui semble avoir bouleversé tant de personnes avant moi ?
A l'inverse, si l'on s'absorbe dans la contemplation de la matérialité même de l’œuvre, si l'on pénètre dans sa texture-même, sa substance, si l'on se mets au diapason de sa vibration existentielle – on accède alors aussitôt à la part la plus haute de l’œuvre, celle qui ne peut s'expliquer ni par des choses ni par des mots.
C'est le principe de la contemplation : l'anodin, l'anecdotique ou le superficiel donnent accès aux sphères les plus élevées et aussi les plus profondes de l'être.
Pour rencontrer une œuvre d'art, pour que l'échange entre nous et cet objet-esprit s'établisse, il faut ne rien savoir, l'oublier lui et nous oublier nous. Il faut porter sur les œuvres des yeux vides de pensées. Il est vrai que certaines ne réagissent pas. Elles restent sagement cantonnées à leurs rôles d'objets d'exposition. Tant pis pour elles, tant pis pour nous !
Mais d'autres nous sautent immédiatement au cou, avec la fougue insouciante d'une jeunesse éternelle. Ce n'est plus nous qui les contemplons, ce sont elles qui s'instillent en nous avec la fulgurance d'un pollen spirituel.
C'est alors que le temps s'arrête. C'est alors que l'échange à lieu, renversant le rapport entre contenant et contenu. C'est alors que l’œuvre d'art se régénère elle-même, tout en nous transformant en profondeur...
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- Sur les artistes et leurs œuvres – publié le 31 janvier 2024.
- Sur une question qui m'a été posée en rêve - publié le 31 octobre 2023
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