samedi 7 décembre 2024

 

Sur une Amande

                                                                 à Gyohei Zaitsu.
 
Lorsque tu es apparu dans mon existence
        ta présence
n'a pas exactement changé
ce qui faisait alors la matière de ma vie
        Elle l'a disposé différemment
Elle l'a éclaircie d'une certaine manière
Elle l'a clarifié
 
Tu es une amande – lisse et amère à la fois
- une amande ayant ouvert autour d'elle
une clairière de clarté
dans ma masse obscure
 
Lisse             tout glisse sur toi
Compact      dense - jusqu'au silence
Clos              résorbant en toi toute velléité de spontanéité
Exact            jusqu'à la méticulosité
Amer            ta saveur première
 
Lorsque tu danses – dans une cour
immobile pendant de longues minutes
et que tu te retrouves soudain perché
            comme un chat
            en haut du portail
            sans qu'on ai eu
            le temps de te
            voir faire
 
Tu défies notre pensée ordinaire
tu files entre les mailles de notre esprit
 
Planet Gyohei
C'est le nom d'un
de tes solos
            Cela vient
            de ton enfance
             
            Tes parents
            trouvaient
            que tu avais l'air
            tombé
            d'une autre
            planète
 
Tu vises la noirceur
et pourtant dès
qu'elle apparaît
la beauté te déroute
    et te rend sentimental
 
Plus distant qu'un clown blanc
Un mime qui gesticule
les yeux écarquillés
avec à l'intérieur de lui
une noirceur toute droite
comme un hareng-saur
 
Cousin du mime Marsault
et de Buster Keaton
 
Comme il est touchant
et douloureux
ce noli me tangere
que tu mets entre
toi et le monde
 
Comme si pour toi
danser c'était maintenir
béantes les lèvres
            d'une plaie
entre tes prouesses physiques
qui laissent toujours les
spectateurs pantois
            et ce mutisme obstiné
que tu manifestes
avec la virulence
d'une radiation nucléaire
 
Dans l'émulation effervescente
de la petite troupe de tes
plus proches élèves qui
s'est constituée autour de toi
 
J'ai voulu éviter
de participer à l'adulation
du maître (une posture
            tellement inconfortable
            pour toi qu'elle a fini
            par te positionner
            à l'extrême bord
            de notre cercle)
 
Mais cependant
je me suis aperçu
que – comme pour les
maîtres zen -
ton influence est non verbale
 
Rien de ce que nous nous sommes dit a de l'importance
 
            D'où le fait que nous ne
            pourrions pas dire – ni toi
            ni moi - que nous
            sommes amis
 
Nous sommes à la fois plus et moins que cela
 
Comme un prêtre shinto
tu ouvres et fermes la porte d'un monde
qui s'est avéré pour moi - au fil des années
            le seul monde réel
 
selon un rituel immuable : la petite serviette
blanche que tu portes en bandeau
            autour de ta tête
la couverture verte
sur laquelle tu te tiens accroupi
tous tes CD soigneusement disposés autour de toi
 
Le claquement de mains qui marque le début
et la fin d'une proposition de danse :
            stop c'est coupé merci beaucoup !
selon la formule-ritournelle
            que j'ai entendue
            plus d'une centaine de fois
 
Dès le premier atelier auquel j'ai participé
            (c'était dans un vieux moulin en bois
            dans le Poitou)
Plus précisément : dès les premiers consignes
de travail que tu nous as donné
j'ai reconnu un enseignement
            qui m'était destiné
 
Depuis je me suis grandement approprié
la matière même de ta recherche
 
Non pas la forme que tu lui a donnée
mais l'esprit de la danse qui t'anime
 
Et pourtant – alors que mon matériau
            intime
            te doit tant
je ne danse pas comme tu le souhaiterais
 
mais comme la danse surgit en moi
            grâce à toi
            grâce à tes outils
 
Je t'ai vu dans un parc
            nu
le corps peint en blanc
émergeant d'un buisson en fleurs
Ou bien une autre fois
            sortant d'un four à pain
            dardé comme la langue noire
            du cheval de Guernica
 
Je t'ai vu avec un grand nœud rouge
autour de ta tête lisse
dont les boucles tombaient
de part et d'autre de ton visage
            comme des oreilles de lapin
 
Je t'ai vu manger
le plus épicé possible
dans un restau indien
où nous étions
            en tête-à-tête
 
transpirant à grosses gouttes
t'épongeant avec
la fameuse petite serviette blanche
            sans te départir
d'une once de ton
            self-control
 
Il y a tant de petites phrases
que tu m'as dites – Gyohei
qui m'ont été autant
de mini-détonateurs
à cette explosion-exposition
de soi – toujours – sans cesse
reprise – qui est la condition
sine qua non de la naissance
de la danse
 
Ce croisement de l'un à l'autre
ton regard regardant ma danse
que tu as vu évoluer
            au fil des années
 
Ma danse transformant ton regard
comme si elle t'apprenait
        autant qu'à moi
 
Notre dernière rencontre
c'était lors d'une de mes performances de danse à Paris
             Je ne savais pas que tu étais là
 
Il y avait une silhouette accroupie dans l'allée
entre les gradins – j’ai cru que c’était un enfant
lorsque la lumière est revenue
j'ai vu que c'était toi
            – quelle surprise !
 
Souvent je t'ai senti déçu de ma danse
mais cette fois-ci tu m'as dit qu'elle t'avait plu
Tu m'as dit
            tu es quelqu'un de très généreux
 
Montrer ce qui ne se montre pas
offrir sa présence aux publics
toute entière – sans fard – telle qu'elle
            est vraiment
c'est essentiel dans ma danse
Lorsque tu parles de générosité
c'est comme cela que je l'entends
            Gyohei
 
Toi qui est une amande
Lisse et forclose
sur son principe actif
- élixir ou poison ? -
dont la composition
            t'est scellée
aussi bien qu'à nous
            tes cobayes
 
et que
dès le premier jour
            (dans le vieux moulin en bois
            dans le Poitou)
j'ai gobé
sans hésiter
 
Ayant appris
lors notre recherche
            commune
de la danse
à mettre de côté
mon esprit critique
pour n'être plus
qu'un instrument
            entre tes mains
 
Il y a quelques années
nous nous sommes croisés
par hasard dans le métro
tu étais avec ta femme et ta fille
 
Vous étiez ravis de me voir
 
Avec la scrupuleuse exactitude
qui te caractérise tu as tenu
à me formuler exactement
ce que tu ressentais :
            c'est vrai que dans notre
            histoire tu es important
            au fil des années tu as
            été tellement souvent
            à nos côtés Christophe
            tu fais partie de nos vies
 
Une amande recouverte d'une fine pellicule
de sucre
d'une constante gentillesse
- ta touche japonaise
 
Une amande d'une finesse exquise
quant à la précision lexicale
avec laquelle tu exprimes ta recherche
de la danse
 
            Quelquefois
            durant les stages
une personne nouvelle
voyant que tu cherchais un mot
            (et pensant
            avec cette arrogance toute française
            que tu maîtrisais mal notre langue)
te donnait le mot banal
justement celui que tu ne voulais pas utiliser
 
le mot fourre-tout habituel
 
Toi tu poursuivais ta réflexion
à haute voix
            jusqu'à enfin trouver
 
le mot neuf
 
le mot que nous n'aurions jamais
pensé utiliser dans ce contexte-là
et qui pourtant
 
            dans ce contexte-là
            nous éclairait
 
            Aujourd'hui
tandis que je vogue
sur d'autres flots que les tiens
 
et que tu t'es replié
sur un malaise existentiel
qui menaçait depuis longtemps
 
Quel mot choisirais-tu pour dire
            ce qui ne nous lie
            pas
Gyohei ?
 
            Sachant que
            ce qui ne nous lie pas
            est peut-être
            pour nous deux
            finalement
            plus important que
            ce qui aurait pu
            nous lier ?
 
Pour moi
            Tu es
Une amande
dont la forme extérieure
            lisse à l'extrême
est aiguisée comme un fil
et dont le cœur obscur
            m'est inaccessible
 
Pour toi
            Je suis
            quoi ?
 
            une altérité problématique ?
            un familier de longue date ?
            un interlocuteur potentiel ?
 
(plusieurs réponses possibles)
 
Je n'ai certainement pas su
trouver la bonne manière
de devenir ton ami
 
aller chercher la confiance
dans le cœur généreux
d'une amitié incontestable
 
Comment peut-on être
si intime avec quelqu'un
Avoir vécu tant de choses
avec lui - le comprendre
presque intuitivement
 
            et pourtant avoir
si peu de connivence avec lui ?
 
C'est un mystère
            pour moi
 
Le mystère-Gyohei.

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