Sur une Amande
à Gyohei Zaitsu.
Lorsque tu es apparu dans mon existence
ta présence
n'a pas exactement changé
ce qui faisait alors la matière de ma vie
Elle l'a disposé différemment
Elle l'a éclaircie d'une certaine manière
Elle l'a clarifié
Tu es une amande – lisse et amère à la fois
- une amande ayant ouvert autour d'elle
une clairière de clarté
dans ma masse obscure
Lisse tout glisse sur toi
Compact dense - jusqu'au silence
Clos résorbant en toi toute velléité de spontanéité
Exact jusqu'à la méticulosité
Amer ta saveur première
Lorsque tu danses – dans une cour
immobile pendant de longues minutes
et que tu te retrouves soudain perché
comme un chat
en haut du portail
sans qu'on ai eu
le temps de te
voir faire
Tu défies notre pensée ordinaire
tu files entre les mailles de notre esprit
Planet Gyohei
C'est le nom d'un
de tes solos
Cela vient
de ton enfance
Tes parents
trouvaient
que tu avais l'air
tombé
d'une autre
planète
Tu vises la noirceur
et pourtant dès
qu'elle apparaît
la beauté te déroute
et te rend sentimental
Plus distant qu'un clown blanc
Un mime qui gesticule
les yeux écarquillés
avec à l'intérieur de lui
une noirceur toute droite
comme un hareng-saur
Cousin du mime Marsault
et de Buster Keaton
Comme il est touchant
et douloureux
ce noli me tangere
que tu mets entre
toi et le monde
Comme si pour toi
danser c'était maintenir
béantes les lèvres
d'une plaie
entre tes prouesses physiques
qui laissent toujours les
spectateurs pantois
et ce mutisme obstiné
que tu manifestes
avec la virulence
d'une radiation nucléaire
Dans l'émulation effervescente
de la petite troupe de tes
plus proches élèves qui
s'est constituée autour de toi
J'ai voulu éviter
de participer à l'adulation
du maître (une posture
tellement inconfortable
pour toi qu'elle a fini
par te positionner
à l'extrême bord
de notre cercle)
Mais cependant
je me suis aperçu
que – comme pour les
maîtres zen -
ton influence est non verbale
Rien de ce que nous nous sommes dit a de l'importance
D'où le fait que nous ne
pourrions pas dire – ni toi
ni moi - que nous
sommes amis
Nous sommes à la fois plus et moins que cela
Comme un prêtre shinto
tu ouvres et fermes la porte d'un monde
qui s'est avéré pour moi - au fil des années
le seul monde réel
selon un rituel immuable : la petite serviette
blanche que tu portes en bandeau
autour de ta tête
la couverture verte
sur laquelle tu te tiens accroupi
tous tes CD soigneusement disposés autour de toi
Le claquement de mains qui marque le début
et la fin d'une proposition de danse :
stop c'est coupé merci beaucoup !
selon la formule-ritournelle
que j'ai entendue
plus d'une centaine de fois
Dès le premier atelier auquel j'ai participé
(c'était dans un vieux moulin en bois
dans le Poitou)
Plus précisément : dès les premiers consignes
de travail que tu nous as donné
j'ai reconnu un enseignement
qui m'était destiné
Depuis je me suis grandement approprié
la matière même de ta recherche
Non pas la forme que tu lui a donnée
mais l'esprit de la danse qui t'anime
Et pourtant – alors que mon matériau
intime
te doit tant
je ne danse pas comme tu le souhaiterais
mais comme la danse surgit en moi
grâce à toi
grâce à tes outils
Je t'ai vu dans un parc
nu
le corps peint en blanc
émergeant d'un buisson en fleurs
Ou bien une autre fois
sortant d'un four à pain
dardé comme la langue noire
du cheval de Guernica
Je t'ai vu avec un grand nœud rouge
autour de ta tête lisse
dont les boucles tombaient
de part et d'autre de ton visage
comme des oreilles de lapin
Je t'ai vu manger
le plus épicé possible
dans un restau indien
où nous étions
en tête-à-tête
transpirant à grosses gouttes
t'épongeant avec
la fameuse petite serviette blanche
sans te départir
d'une once de ton
self-control
Il y a tant de petites phrases
que tu m'as dites – Gyohei
qui m'ont été autant
de mini-détonateurs
à cette explosion-exposition
de soi – toujours – sans cesse
reprise – qui est la condition
sine qua non de la naissance
de la danse
Ce croisement de l'un à l'autre
ton regard regardant ma danse
que tu as vu évoluer
au fil des années
Ma danse transformant ton regard
comme si elle t'apprenait
autant qu'à moi
Notre dernière rencontre
c'était lors d'une de mes performances de danse à Paris
Je ne savais pas que tu étais là
Il y avait une silhouette accroupie dans l'allée
entre les gradins – j’ai cru que c’était un enfant
lorsque la lumière est revenue
j'ai vu que c'était toi
– quelle surprise !
Souvent je t'ai senti déçu de ma danse
mais cette fois-ci tu m'as dit qu'elle t'avait plu
Tu m'as dit
tu es quelqu'un de très généreux
Montrer ce qui ne se montre pas
offrir sa présence aux publics
toute entière – sans fard – telle qu'elle
est vraiment
c'est essentiel dans ma danse
Lorsque tu parles de générosité
c'est comme cela que je l'entends
Gyohei
Toi qui est une amande
Lisse et forclose
sur son principe actif
- élixir ou poison ? -
dont la composition
t'est scellée
aussi bien qu'à nous
tes cobayes
et que
dès le premier jour
(dans le vieux moulin en bois
dans le Poitou)
j'ai gobé
sans hésiter
Ayant appris
lors notre recherche
commune
de la danse
à mettre de côté
mon esprit critique
pour n'être plus
qu'un instrument
entre tes mains
Il y a quelques années
nous nous sommes croisés
par hasard dans le métro
tu étais avec ta femme et ta fille
Vous étiez ravis de me voir
Avec la scrupuleuse exactitude
qui te caractérise tu as tenu
à me formuler exactement
ce que tu ressentais :
c'est vrai que dans notre
histoire tu es important
au fil des années tu as
été tellement souvent
à nos côtés Christophe
tu fais partie de nos vies
Une amande recouverte d'une fine pellicule
de sucre
d'une constante gentillesse
- ta touche japonaise
Une amande d'une finesse exquise
quant à la précision lexicale
avec laquelle tu exprimes ta recherche
de la danse
Quelquefois
durant les stages
une personne nouvelle
voyant que tu cherchais un mot
(et pensant
avec cette arrogance toute française
que tu maîtrisais mal notre langue)
te donnait le mot banal
justement celui que tu ne voulais pas utiliser
le mot fourre-tout habituel
Toi tu poursuivais ta réflexion
à haute voix
jusqu'à enfin trouver
le mot neuf
le mot que nous n'aurions jamais
pensé utiliser dans ce contexte-là
et qui pourtant
dans ce contexte-là
nous éclairait
Aujourd'hui
tandis que je vogue
sur d'autres flots que les tiens
et que tu t'es replié
sur un malaise existentiel
qui menaçait depuis longtemps
Quel mot choisirais-tu pour dire
ce qui ne nous lie
pas
Gyohei ?
Sachant que
ce qui ne nous lie pas
est peut-être
pour nous deux
finalement
plus important que
ce qui aurait pu
nous lier ?
Pour moi
Tu es
Une amande
dont la forme extérieure
lisse à l'extrême
est aiguisée comme un fil
et dont le cœur obscur
m'est inaccessible
Pour toi
Je suis
quoi ?
une altérité problématique ?
un familier de longue date ?
un interlocuteur potentiel ?
(plusieurs réponses possibles)
Je n'ai certainement pas su
trouver la bonne manière
de devenir ton ami
aller chercher la confiance
dans le cœur généreux
d'une amitié incontestable
Comment peut-on être
si intime avec quelqu'un
Avoir vécu tant de choses
avec lui - le comprendre
presque intuitivement
et pourtant avoir
si peu de connivence avec lui ?
C'est un mystère
pour moi
Le mystère-Gyohei.
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