Sur une joie secrète.
C’est une émotion qui m’étreint brusquement, sans prévenir. Une joie sans raison apparente. Mais comment la décrire ? Disons que j’éprouve tout à coup un sentiment d’unité organique avec tout ce qui m’entoure. On dirait que le lieu de vie que je me suis choisi n’est pas le décor de moi-même, mais son personnage principal. Il m’investit tout entier (corps et esprit) au point que les éléments les plus saillants de ma personnalité se retrouvent dispersés à l’horizon de moi-même, disséminés sur le pourtour de ma présence au monde – tandis que le centre de mon existence est comblé par une félicité fulgurante qui n’a pas lieu d’être.
Cela peut survenir n’importe quand, n’importe où et dans n’importe quelle circonstance. Quelquefois, en roulant en voiture dans un paysage familier, j’ai l’impression d’adhérer au plus près de la route, non pas bien sûr par quelque phénomène mécanique qui aurait abaissé la caisse de ma voiture au niveau du bitume, mais parce que tout ce que je suis à ce moment-là ne forme plus qu’une seule et même entité - vivante, vibrante et vigilante. Le monde me reconnait comme faisant partie de lui : il m'adoube. Cette re-connaissance est une nouvelle naissance. Je ressens alors ce tressaillement d’effroi qu’éprouvaient les héros grecs lorsqu’ils comprenaient qu’un Dieu se cachait sous les traits de l’être familier avec lequel il était en train de converser.
Mille fois par jour, la magie opère : je deviens le lieu que j’occupe, ou plutôt que je n’occupe plus, justement. Ce n’est qu’au moment où le charme se dissipe que je comprends qu’il y avait charme. Bien sur, on peut toujours dire après coup que s’est ouverte en moi une clairière de lucidité épiphanique où le vent, la pluie, les parfums, les sons et tous êtres vivants communiquaient directement avec ma chair, la pétrissaient à l’envie, l’imprègnaient de leur salive, la tournaient et retournaient sept fois dans leur orbe ductile avant de n’en faire qu’une bouchée... Mais ce ne serait que des mots. Quelque soit la formulation adoptée, elle sera toujours rétrospective. Sur le moment, l’esprit ne peut pas être de la partie.
Suis-je le seul à ressentir cela? Evidemment non. Je suis persuadé qu'en lisant ce texte, chacun.e reconnaîtra sa propre expérience, exprimée sous une forme qui n'est pas la sienne, mais dont le fond nous est commun. Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu'il s'agit là de failles, d'aperçus fugaces de ce qui constitue la réalité de notre ciel initial, au delà de l'épaisseur des nuages qui l'obscurcissent ordinairement ? Il y a des périodes de notre vie où ces instants épiphaniques se produisent en rafale, nous donnant l'impression confondante d'être enrubannés de guirlandes euphoriques, et d'autres où ils ne surviennent que très rarement, ravivant une vivacité d'esprit et une joie de vivre qui se trouvaient comme anesthésiées par une existence routinière - ce qui leur confère alors un impact extraordinaire.
Cette appréhension globale du monde porte un nom, un nom aussi vieux que notre civilisation occidentale : on l’appelle le « cosmos ». Les grecs anciens qualifiaient ainsi l’arrangement naturel des choses, qu’ils ne dissociaient pas de la jouissance de leurs beautés plastiques – c’est d’ailleurs cette acceptation du terme qui a donné ensuite notre mot « cosmétique ». Dans un de ses dialogues, Platon précise ce que les pythagoriciens entendaient par cosmos : « le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice ». De cette énumération, je retiens particulièrement les termes de communauté et d’amitié. L’appréhension soudaine du cosmos n’est pas un sentiment surplombant : il est plutôt au raz des pâquerettes. On pourrait dire qu’il s’agglomère à lui-même au plus près des choses, en rase-motte – par l’effet d’une profonde connivence avec tous les éléments qui le constituent. Ou, pour employer une formule mystique d’autrefois, parce que « l’Un reconnaît l’Un ».
Ressentir l’intuition soudaine du monde réel en tant que cosmos, c’est s’octroyer une porte ouverte sur l’intégralité des mondes qui font monde, ce que certains penseurs contemporains appellent un « plurivers ». Mais, là encore, gardons nous de la volatilité des concepts. A mon sens, c’est à la micro échelle de soi que commence le cosmos, dans l’intimité de son for intérieur – et non au niveau macro de l’intellect, qui préfère aux entités vivantes sensiblement perçues des concepts vides de substance. C’est dans l’ouverture au monde que se trouve la porte étroite du cosmos – et cette porte ouvre sur l’univers.
Lorsque nous appréhendons le cosmos, nous sommes pris malgré nous par un double transport de plénitude et de ravissement : comblés par l’harmonie du monde et éblouis par la magnificence de sa parure. Cette émotion est incompréhensible, intransmissible et, en réalité, insaisissable. Il est presque impossible d’en dire quoi que ce soit - la maladresse de ce texte, appesanti de périphrases, de circonvolutions alambiquées et de jargon philosophique en atteste. Pourtant, s’il advenait qu’un jour ces bouffées de jubilation intérieure ne venaient plus me visiter à l’improviste, il me semble que le lustre de ma petite étoile en serait grandement terni.
Comme les choses acquièrent une densité bouleversante, lorsqu’elles ne sont pas cantonnées à n’être que la forme de leur concept ! Non, décidément, rien n’est plus incompréhensible que cette couche d’indifférence sous laquelle nous ensevelissons notre monde ordinaire, comme si nous voulions le transformer en une housse gélatineuse et douillette dans laquelle nous nous glisserions, comme à l’intérieur d’un écrin protecteur. C’est en vain bien sûr – le monde domestiqué, anesthésiée, calibré à notre mesure, conçu pour répondre à nos moindres désirs, ce n’est qu’un fantasme, une « vue de l’esprit ». Le monde ne peut pas être assujetti, parce qu’il ne nous est pas extérieur : on s’y frotte et il nous pique, nous éreinte et nous butine en une même étreinte, il se mélange à nous, la brassée de ses fibres vibre à chaque battement de nos cœurs. Il est la chair de notre chair.
Adhérer, c’est à la fois coller à, ne faire qu’un avec, mais c’est aussi acquiescer, être en un accord, proclamer un grand « oui ». J’ai dit tout à l’heure que le cosmos ouvrait une porte en nous, et pas seulement une fenêtre. L’adhésion au cosmos ne se fait pas à distance, par la contemplation, le surplomb d’un beau paysage, les grandes lignes d’une vue de l’esprit. L’adhésion au cosmos nécessite un pas en avant, de l’action, du faire. Peu importe quoi, pourvu que cela nous implique, nous et le monde : rouler en voiture, empiler des bûches, cuisiner, laver les vitres, prendre soin d’un être vivant, passer le balai, bailler aux corneilles, marcher dans les bois – toutes ces actions banales qui nous mêlent au monde, nous mélangent à lui, nous incorporent à sa substance agissante – proclamant par là même que notre pâte et la sienne sont deux pâtons issues du même pétrin.
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