Sur les trompettes de la destinée.
Ces dernières années, tant de choses ont changées dans ma vie. Une pan important de ce que j'ai été a disparu avec la mort de mes parents, la dispersion de leurs affaires et la vente de leur maison. Ce genre de perte affecte à la fois le temps et l'espace intérieurs. Les amarres me reliant au pays où ils ont vécus ont été larguées. Elles ont pesé dans mon sillage durant quelques années, puis je les ai vu s'enfoncer dans l'eau turquoise et disparaître lentement, englouties dans ces mystérieux abysses auxquels je n'ai pas accès.
Cette déroute du tropisme racinaire de l'enfance a entraîné avec elle d'autres bouleversements. Les cartes de mon jeu intime ont été rebattues. Certaines figures ont irrémédiablement disparues – mais, puisque dans le mot « irrémédiable » il y a le mot « diable », il ne faut pas exclure qu'elles reviennent un jour inopinément, telles un diable facétieux surgissant hors de sa boîte, au moment où on l'attendait le moins... Simultanément, de nouvelles figures sont apparues dans mon jeu, généreusement octroyées par cette manne providentielle présidant aux aléas de nos vies. A chaque manche, une nouvelle main. A chaque main, une nouvelle manière de faire, une invitation à changer ma façon de palper les textures du monde, de manier la vie, d'agir.
Même lorsqu'elles se sont faites au prix de blessures profondes, j'ai toujours savouré ces périodes de transformations. J'aime quand les trompettes de la destinée claironnent leur fanfare à nos oreilles, nous forçant à nous mouvoir, à bouger, à nous transplanter. Avec les années, je suis devenu un expert en mue. Je ne connais pas de plaisir plus fort que la jouissance de se découvrir une nouvelle peau, brillante, souple et délicieusement glacée, non encore affectée par l'usure de la routine. Ces révolutions peuvent se produire à tous âges, pourvu qu'elles ne soient pas forgées par l'aiguillon de notre volonté, mais qu'elles découlent organiquement d'une disposition (on pourrait même dire d'une appétence) de l’entièreté de notre vie.
Muer, c'est pour moi la réponse adaptée à la transformation incessante du monde. C'est comme une danse. Cela demande de la disponibilité d'esprit, et surtout de faire confiance à l'intuition, cette faculté qui, en nous, sait mieux que nous – c'est-à-dire mieux que notre cerveau conscient. Muer, c'est à mes yeux la seule manière d'empêcher que les attaches qui nous relient aux choses et aux êtres ne deviennent des liens entravant l'accomplissement de notre voie intérieure – car comment accrocher les amarres du passé à la frêle housse translucide d'une mue ?
C'est quelque chose que j'ai appris grâce à mes « années butô ». Qu'elle soit réalisée en solitaire ou en groupe, la danse est toujours un duo. Un duo avec le lieu où l'on danse, bien sûr et avant tout, mais aussi un duo avec soi-même, ses propres démons, ses fantômes. Enfin, la danse, c'est surtout (à de rares moments de grâce, si précieux que, sur le moment, ils justifient tous les efforts infructueux que l'on a pu développés jusque là) un duo immatériel que nous formons, pendant quelques secondes, avec l'être – le témoin – disons : l'entité – qui reçoit alors intégralement notre présence au monde (bien plus vaste que la simple conscience que avons de nous-même) - sans filtre, comme un cristal sonnant soudain la note juste...
J'ai beaucoup dansé ces dernières années, presque tous les jours. Et pourtant, aujourd'hui, je ne le fais plus. Mes étoiles intérieures se sont disposées autrement. Elles forment désormais d'autres figures. Les rotations de mes cycles de vie ont dessiné de nouvelles orbes, ouvert d'autres tangentes et réorganisé la distribution de mes lignes de force. C'est pourquoi je change tout le temps. Je suis grand, je suis petit, je suis gros, je suis svelte, je suis déjà vieux ou toujours jeune, rasé ou chevelu, laid ou beau, sociable ou solitaire, chaleureux ou distant... Je suis tout cela à la fois, de manière successive et/ou concomitante. Mon miroir intérieur est trop étoilé pour renvoyer une image cohérente de moi-même. Cette aptitude à muer s'est tellement développée que j'ai parfois l'impression d'avoir atteint à mon corps défendant la capacité prodigieuse de Protée, ce dieu marin de l'antiquité grecque qui pouvait à volonté prendre toutes les formes qu'il souhaitait.
Oui, je suis devenu une manière de « vieux de l'océan », comme on appelait celui qui gardait les troupeaux de phoques du dieu Neptune. Un anonyme protéiforme retiré dans son ermitage. Sédentarisé, mais non pas fixe. A chaque instant, je me transforme. Je suis la terre lorsque je m'agenouille devant elle pour la remuer à pleines mains, je suis l'aura magnétique du chat lorsqu'il passe à proximité de ma main, je suis la force de déflagration de l'air lorsque je cours dans les bois, je suis l'odeur et le goût de la pluie lorsqu'elle s'abat dans l'inclinaison d'un coteau où je me trouve saisi de surprise. Je suis même parfois quelques uns de ces êtres vivants avec lesquels je fraye de temps à autre, mais dont certains m'influencent tellement que j'ai l'impression moins de les comprendre que de les transcrire en ce langage intime que j'appelle moi-même.
De même, tout a changé autour de moi. La promesse de la modernité à laquelle mes parents ont crue avec ferveur (avant d'y revenir sur leurs vieux jours) – cette promesse s'est résorbée comme peau de chagrin. « La modernité », « le progrès », « la croissance », le « vivre ensemble » : ces termes ont été dévoyés. Ce ne sont plus que des éléments de discours, des mots creux assénés par les élites en guise de valeurs fédératrices, dans l'espoir qu'elles aient encore la capacité de maçonner une paix sociale. Mais il n'y a plus de valeur fédératrice. Il n'y a plus de paix sociale. La guerre, qui a profondément marqué l'enfance de mes parents, est à nouveau possible. Mes parents ont cru que nous ne la connaîtrions plus jamais – du moins plus jamais « chez nous ». Pourtant il est désormais envisageable que je doive moi aussi apprendre à vivre avec, à l'aube de ma vieillesse.
Ainsi, les promesses de paix, de prospérité et de justice sociale n'auront pas tenues plus d'une génération ? Comme ce constat est troublant. Comme cela ébranle nos plus profondes convictions, nous obligeant à changer à nouveau, à mettre à bas nos échafaudages rassurants, nos béquilles conceptuelles, nos prothèses mentales, pour tout recommencer à zéro, pour tout reprendre depuis le début, à mains nues – pour retrouver le chemin de l'expérience brute.
C'est la danse de la vie : le monde pèse de toutes ses forces sur le serpent, jusqu'à obtenir de lui qu'il se faufile à l'extérieur de lui-même. Qu'il file vers ce qui n'a pas encore de nom. Abandonnant derrière lui des mues qui n'ont plus de contenus : laisses d'un corps régénéré, imago de présences absentes. Il n'y a que de cette manière que nous pourrons garder assez de mobilité pour nous adapter à ce monde nouveau qui est en train d'apparaître – puisqu'il paraît que des fous président à nos destins, que la haine de l'autre est promulguée en saine règle de vie et que l'hybris et l'ivresse de la destruction font des ravages dans les esprits désemparés des humbles comme des puissants.
Le monde change trop vite autour de nous pour que nous perdions du temps à essayer de retenir le passé. Œuvrons plutôt à nos propres métamorphoses. Laissons nos amarres s'engloutir dans nos sillages. Tenons nous à l'extrême pointe du navire, à la proue du monde – non pas pour proclamer que nous en sommes les maîtres, comme nous avons tenté de nous en convaincre autrefois– mais pour nous poster à l'instant précis où notre propre sillage se forme – une vigie de soi-même, une sentinelle du monde à venir. Derrière nous, le navire ne cesse de se défaire et se refaire. Qu'importe. Nous sommes le Soi : devant, toujours devant. Tendus vers la naissance du monde.
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