Sur les vœux de bonne année.
Il y a quelque chose de contraint dans les vœux de bonne année que j’entends formuler un peu partout autour de moi. Quelques que soient les expressions utilisées, nous semblons avoir de la peine à trouver encore du sens à cette tradition. Sur France Musique, par exemple, on se contente de nous assurer que toute l’équipe nous transmet « ses bons vœux » - sans se risquer à préciser lesquels. En première page du journal Le Monde, un dessin montre un personnage tournant dans des portes à tambour, quittant la section « 2023 » pour aussitôt plonger dans celle de « 2024 », comme s’il n’allait jamais parvenir à s’extraire du sas d’un bâtiment auquel il n’aura jamais accès.
Nous qui n’avons plus guère d’espoir en des temps meilleurs, nous peinons à projeter sur nos avenirs incertains ne seraient-ce que quelques perspectives ensoleillées. Certes, nous croyons encore au progrès – ou du moins en un développement de techniques de plus en plus sophistiquées. Mais ce progrès là a été privatisé par les puissants. Les autres (la majorité) l’appréhendent comme source d’un surcroît de violence, promesse d’assujettissement, présage de catastrophes. Le progrès qu’on nous vend – à grands renforts de rêves pharaoniques et de délires de toute puissance – ne paraît qu’une prétexte pour poursuivre une spoliation effrénée du vivant hypothéquant jusqu’à la survie de notre bien commun : la terre.
Quant à progrès social, il paraît aussi flapi que des ballons de baudruche jonchant la chaussée après le passage d’un défilé dithyrambique. Le cortège des lendemains qui chantent est bel et bien passé - sans espoir de retour. Seule promesse qui tienne encore la route, en guise de rêve universel : nous faire miroiter un statut de consommateur, en nous octroyant pour cela un « pouvoir d’achat », selon la formule consacrée – avec, en guise de notice d’emploi, une panoplie standard de désirs monnayables, dûment préinstallés dans nos logiciels internes, grâce au matraquage des média et des outils de coercition sociale, comme ils le sont déjà dans les gadgets connectés que l’on nous vend à prix d’or.
Et nous, dans tout ça ?
Etre consommateur, c’est être roi d’un royaume dont on est l’unique sujet. Seul face à lui-même, enfermé dans une boucle narcissique de désirs toujours inassouvis, le consommateur ferait bonne figure dans la galerie d’énergumènes fièrement campés sur leurs minuscules planète, tels que le Petit Prince les a croisés lors de son voyage stellaire en solitaire. Cela ne fait pas vraiment envie.
Depuis l’enfance, on nous inculque la conviction que nous sommes avant tout un individu, c’est-à-dire une petite barque autonome que notre « esprit » (pour autant qu’on sache vraiment ce que ce terme veut dire), seul maître à bord, a pour fonction de piloter, tel un capitaine avisé. Si notre esprit est sain, équilibré – et surtout raisonnable - il mènera son navire à bon port, c’est-à-dire que nous aurons loisir d’accoster dans des rades prospères où nous pourrons charger dans nos soutes, pour un bon prix, quelques ballots d’épanouissement personnel, beaucoup de richesse intérieure et deux ou trois fûts d’estime de soi, dûment cachetés par les instances officielles. En revanche, si notre esprit est mauvais capitaine, notre coquille de noix sera confrontée à force aléas et tempêtes intérieures, ballottée entre avaries et naufrages, jusqu’à tomber entre les mains expertes de réparateurs, redresseurs de torts ou rétameurs de coques cabossées, qui s’efforceront de la remettre à flot : c’est la mission de la police, des éducateurs, des assistants sociaux, médiateurs, psychologues et autres thérapeutes.
Telle est la fable de l’individu. Nous autres occidentaux, nous sommes fiers de nous être affranchis de tous les collectifs pouvant oblitérer notre liberté individuelle – et dont la plupart était il est vrai fortement oppressif – afin de pouvoir faire notre petite croisière en solitaire. Dans l’entremise, vivre est devenu synonyme de vivre pour soi. Il nous semble incompréhensible que quelqu’un puisse dédier sa vie à autre chose que soi. Telle que formulée, la phrase précédente ne fait peut-être pas l’unanimité parmi mes lecteurs, mais – ô force inductive des mots ! - si je hausse d’un cran le curseur du dévouement, en écrivant : « il nous semble incompréhensible que quelqu’un puisse sacrifier sa vie pour autre chose que pour soi » – nul doute que, cette fois, la plupart d’entre nous y souscrira sans réserve.
Péguy s’avançant joyeusement au devant de l'ennemi pour recevoir une balle en plein front, aux premiers jours de la guerre 14-18 - inscrivant ainsi sa trajectoire individuelle dans le tracé exact de ses convictions – lui qui avait affirmé, dans ses Cahiers de la Quinzaine : Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi, c’est la règle, c’est le niveau des vies héroïques, c’est le niveau des vies de sainteté : une telle mort nous paraît aujourd’hui rien moins qu’héroïque - on la jugera, selon nos subjectivités individuelles - pitoyable, absurde ou même carrément grotesque.
Vrai ! Ces temps sacrificiels sont bien révolus. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Plus personne n’ambitionne d’aimer les autres plus que soi-même, comme les premiers chrétiens nous incitaient à le faire. De ce temps d’autrefois, il ne reste que certains usages, purement formels – comme celui des « vœux de bonne année », ou bien la tradition de ces « condoléances » que nous adressons, avec plus ou moins d’aisance, à celles et ceux qui viennent de perdre un proche, sans plus comprendre ce que ce terme implique de radical : une co-saisine audacieuse d’une douleur qui n’est pas la nôtre.
Récemment, une personne de ma connaissance m’a avoué un petit travers que j’ai trouvé bien intéressant : lorsque revenait la frénésie des achats de Noël, elle s’entichait tellement de certains cadeaux qu’elle venait de dénicher pour ses proches qu’elle finissait par retourner à la boutique pour s'offrir à elle-même un second exemplaire. Je lui ai demandé si elle jouissait d’autant plus de son achat qu’elle savait qu’initialement il ne lui était pas destiné. Mais elle n’a pas compris ma question. Le plaisir qu’elle avait à posséder cet objet oblitérait son intention initiale de l’offrir à quelqu’un d’autre qu’à elle-même. Elle ne se souvenait plus qu’il s’agissait, au départ, d’un don.
Voilà ce que nous avons oublié, dans les vœux : le don. Souhaiter quelque chose à quelqu’un (plutôt qu’à soi) – c’est nécessairement procéder à une dépossession. C’est le sens profond du mot « condoléance » que j’évoquais tout à l’heure : moi qui ne suis pas affecté par la terrible douleur que tu éprouves, je souhaite cependant sacrifier ma part de bonheur pour t'aider à supporter une part de ta souffrance.
On ne peut pas tricher avec le don. On ne peut pas donner du bout des lèvres, distribuer des présents du bout des doigts – en comptant mentalement toute les richesses qui nous restent en propre. On ne pas se résigner à donner un peu en escomptant recevoir beaucoup en échange, comme nous le suggèrent ceux qui cherchent à s’attacher nos faveurs : en donnant à l’autre ce que j’aurais pu me réserver pour moi, je me l’affilie, j’en fait mon obligé, je l’incite à me donner à son tour – et ainsi, en assumant une perte minime, j’obtiens un gain majoré. Cela ne marche pas ainsi. Le don n’est pas un calcul. Le don n’est pas compatible avec quelque économie, quelque système que ce soit.
Dans notre rapport contemporain au gain et à la perte – un tel comportement nous paraît complètement aberrant. Il nous rebute – ou mieux : il nous effraie. Il nous semble qu’agir ainsi, c’est nous mettre en danger. Plutôt que de piloter avec prudence notre petite barque individuelle, cela reviendrait à vouloir la saborder. Ouvrir une brèche dans sa propre coque, déjà si fragile, par laquelle s’engouffreront les eaux noires de la fatalité. Comment, dans de telles conditions, pourrions nous être à même de donner ?
La réponse m’a été donnée par un petit oiseau chanteur :
- Vive la gratuité !
C’est ce que m'a suggéré une grive musicienne, cachée dans les branches dénudées au dessus ma tête. Pendant un bon moment, elle m'a tenu sous le charme de ses notes perlées, jetées avec obstination à la face du ciel surplombant mon jardin enneigé. Comme son conseil est judicieux ! Comme l’oiseau a raison !
La gratuité…. Je me souviens d’une époque de ma jeunesse où, récemment embarqué dans les flux anonymes de la capitale, je m'inquiétais d'être gagné à mon tout par sa morosité ambiante. Afin de retrouver un peu de légèreté de cœur, j’avais décidé d’adresser un sourire par jour à un personne inconnue, croisée dans la rue ou dans le métro. C’était une expérience pleine de naïveté, bien sûr, comme on en fait lorsqu’on est jeune - mais elle m’a beaucoup appris. Il va sans dire que je n’ai reçu en guise de réponse que des regards courroucés ou craintifs, selon qu’ils provenaient d’hommes ou de femmes - mais c’est justement cette absence d’interactivité qui m’a été salutaire. Elle m’a permis d’offrir mon sourire en pure perte, pour rien, pour la beauté du geste - comme un oiseau chante sur sa branche en plein hiver, en jouissant de la vibration de ses cordes vocales, ou bien juste pour affirmer au monde qu’il est bien ce qu’il est : un oiseau chanteur.
Car au fond, c’est cela, la gratuité : un échange qui a lieu hors cadre, hors référence, sans équivalence dans quelque échelle de valeur que ce soit.
La gratuité, c’est un feu exclusif consumant instantanément la personne qui offre, la personne qui reçoit et le don offert. Car le don ne part pas d’un individu pour être réceptionné par un autre – il provient de beaucoup plus loin que soi et vise bien au-delà de soi.
C’est quelque chose qu'expérimentent les danseurs. Pour eux, ce n’est pas un savoir intellectuel, mais une intelligence inscrite dans leurs corps : un mouvement s’amorce avant même son début et s’accomplit au-delà de sa fin. Le mouvement vient d’en deçà du geste et se poursuit au-delà. Où exactement ? Dans des zones indéterminées qui sont antérieures à soi. Avant même la partition entre soi et le monde.
Cela paraît très mystique, mais au fond c’est très simple. Les musiciens le savent également, les chanteurs par exemple, qui peuvent vous expliquer que pour lancer une note juste, il faut non pas « l’attaquer », mais la poursuivre, continuer « dans le son » la note déjà amorcée à l’intérieur de soi. Les grands interprètes semblent baigner dans ce miracle permanent. Notamment la pianiste Martha Argerich, dont les notes, lorsqu’elles sonnent, nous donnent l’impression d’avoir été déjà présentes dans l’atmosphère, juste avant que ses doigts n’enfoncent les touches de son clavier. Quelle magicienne !
C’est une grande chance de recevoir quelque chose qui nous est octroyé sans raison. Quelque chose qui nous est offert sans nous être personnellement adressé. Quelque chose qui ne nous oblige pas à recomposer notre être fictif afin de fournir une réponse appropriée. Quelque chose qui nous bouleverse de fond en comble en nous traversant de part en part.
Ce don radical, cela peut être un sourire, un regard (c’est alors une expérience intense, dont on se souvient longtemps), un geste, un son, quelquefois même une parole – même s’il est très rare que ce soit une parole.
Ou même (encore plus rare) – car nous sommes là dans le pré carré des êtres éveillés ! – un acte. C’est ce qui explique toutes ces bizarreries auxquelles s'adonnaient les anciens maîtres zen devant leurs disciples : agiter leurs éventails, donner des coups de bâtons, lever le doigt, brandir une hache, se mettre à aboyer, tourner des talons et partir sans un mot – ou bien, tout simplement, comme le bouddha l’a fait, sourire en silence, en faisant tourner une fleur entre ses doigts.
Voilà donc ce que je pourrais vous souhaiter, à vous qui lisez ce texte : aller à la recherche en vous, dans vos vies, dans les situations quotidiennes que vous traversez, dans les interactions dans lesquelles vous vous insérez – incluant les interactions avec vous-mêmes, sous la forme de ce soliloque-dialogue fictif que nous nous entretenons ad nauseam avec nous-mêmes, nous imposant le diktat de nos voix intérieures, souvent si peu aimantes – trouver en vous, encore et toujours, plus de gratuité.
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