Sur notre petite communauté hivernale.
En décembre, chez moi, lorsque les feuilles sont quasiment toutes tombées, le ciel bleu ou gris s’étend à perte de vue, balayé par des météores glissant jusqu’à l’horizon des combes verdoyantes. Le gel nocturne a brûlé l'herbe des talus. Dans la forêt, les houx sont déjà défleuris. Les chasseurs battent les taillis, la mine maussade, le fusil cassé sous le bras. Le vent fait danser la tête pointue des grands pins. Une eau incroyablement fraîche et glacée – un véritable élixir de vie – cascade au beau milieu des chemins effondrés.
Finis les fleurs et les chauve-souris vagabondes ! Il faut fouiller des yeux les branches nues pour y desceller quelques menues silhouettes d’oiseaux. Puisque la terre est désormais chiche en insectes, vers et autres larves dont ils raffolent, la plupart d’entre eux ont migré vers des latitudes plus clémentes. L’essaim d’abeilles noires, logé sous mon toit depuis plusieurs générations, aux dires de ma voisine – elle se souvient de les avoir vue alors qu’elle n’était qu’une toute petite fille – cette colonie sauvage d'apis mellifera mellifera est devenue complètement silencieuse. Dans la salle de bain, tout en me brossant les dents, je pense souvent à elles, qui sont là quelque part au dessus de ma tête, repliées dans leurs alvéoles de cire, entre le coffrage de bois et les tuiles d’ardoises. De même, les petits rongeurs (mulots, campagnols, loirs et loriots), les chauve-souris, les crapauds, les fourmis et les hérissons ont opté pour une profonde léthargie, dissimulés dans quelque endroit secret. Nous demeurons entre nous, les espèces hivernales. Des solitaires partageant cette même portion de territoire.
La plupart des oiseaux auxquels je me suis habitué cet été ont disparu : les merles, les grives musiciennes, les rouge-queues - même le fidèle rouge-gorge qui venait tous les matins se poster sur le manche d’un outil appuyé contre le poteau de l’auvent (outil que j’ai pris garde ensuite de ne plus déplacer, pour que l’oiseau garde ses repères). Je pensais pourtant qu’il m’accompagnerait tout l’hiver. J’anticipais la joie de le découvrir un matin, son minuscule poitrail rougeoyant sur un tapis de neige fraîchement tombée.
Restent : les geais bigarrés, signalant toutes intrusions intempestives à des kilomètres à la ronde, grâce à leurs drôles de cris érayés (les geais se rassemblent souvent aux abords des chênes, dont ils apprécient les glands, tout comme les écureuils). Dans la même gamme de couleur, il n’est pas rare de voir fuser entre les branches d’épicéa la petite boule vert clair du roitelet, avec sa tête jaune ou rouge. Moins fugitive, la sittelle torche-pot volette quant à elle à la lisière de la forêt, grise et rose, si surprenante avec son bandeau noir sur les yeux et sa manière de dévaler les troncs la tête en bas…
Mais la compagnie que je préfère, c’est, chaque soir, à la tombée de la nuit, l’explosion soudaine du hululement de la chouette hulotte, toujours très proche de ma maison - une modulation effrontée et songeuse, quasi interrogative, gorgée de vitalité et pourtant comme engoncée dans un silence épais - une apostrophe expectative que je trouve pleine de réconfort et de mystère. C’est souvent le dernier son que j’écoute, avant d’être emporté par le sommeil, le livre fermé et la lumière éteinte...
Avec l’arrivée du froid, celles qui viennent en éclaireuses grappiller dans les parages de la maison (et les premières à inaugurer l’open-bar de la mangeoire, quand elle est garnie de graines de tournesol) ce sont bien sûr les mésanges. Les charbonnières, avec leurs fines cravates noires bien étalées sur le torse, ou bien celles à tête bleue – sans oublier les petites nonnettes, qui compensent leur nature craintive par un concert de pituï-pituï caractéristique. Si les mésanges règnent en maîtresse à la mangeoire, faisant la loi parmi les bouvreuils, pinçons et autres passereaux, c’est parce qu’elles craignent le froid encore plus que les autres : chaque hiver, une grande majorité d’entre elles meurent. Sur les vingt petits mis au monde aux beaux jours, seuls deux ou trois survivront à l'hiver.
Quelquefois certains hôtes produisent un effet spectaculaire, comme le faucon crécerelle, reconnaissable à sa manière de battre des ailes en vol stationnaire, au dessus du pré bordant la maison – ou bien le chardonneret élégant, devenu si rare, qui un beau matin apparaît comme par magie au milieu des oiseaux de la mangeoire. Quant au milan noir, je le vois parfois couler nonchalamment son vol au dessus des grands bois, s’immobilisant un moment, suspendu entre deux airs, avant de replonger, comme s’il faufilait entre deux strates de matière invisible.
D’autres visiteurs font tout autant battre le cœur, quoiqu’ils n’aient pas la maîtrise des cieux, comme les biches, les chevreuils et les cerfs traversant nonchalamment le pré devant mes fenêtres, se croyant protégés par l’obscurité naissante - ou les blaireaux (reconnaissables à leur masques rayés noir et blanc) venant au crépuscule se goinfrer de trognons dégottés dans le compost.
Certains prospèrent dans le bûcher, d’autres dans les arbres et les haies entourant ma maison, ou dans les soubassement du toit, d’autres encore à son faîte, comme le minuscule troglodyte qui adore se percher sur la cheminée pour pousser, bec en l’air, son petit cri joyeusement orné de trilles. Si les lieux d’habitation différent, nos manières de nous comporter sont tout autant disparates les unes des autres - et même nos horaires, comme l’attestent les deux chats du voisinage qui ne se croisent jamais lorsqu’ils viennent rôder dans les parages – le matin étant réservé à Rosie la chasseresse de taupes (elle peut passer des heures devant un monticule, les oreilles aux aguets, écoutant ce qui se passe sous terre), tandis que le soir est le moment préféré du gros Ricoré pour venir marquer son territoire, en pissant à certains endroits stratégiques, notamment là où j’ai moi-même uriné dans la journée.
Pour comprendre le fonctionnement de notre petite communauté, il faut apprendre à connaître la routine des autres. Personne ne fait le gendarme. Chacun propose les compromis qui sont à sa portée. La première règle d’or de notre communauté est d’assurer sa propre sécurité, la seconde, en cette période de disette, d’économiser son énergie. C’est la raison pour laquelle les fuites éperdues, les grands cris effarouchés, les galopades effrénées dans les combles doivent rester exceptionnelles. A force de se familiariser les uns aux autres, ces réactions de panique finissent par ne plus avoir d’utilité. On a appris à se connaître. Chaque hôte de notre territoire fait un détour pour ne pas trop contrecarrer l’autre – bref, on s’accommode.
Qui de ses ailes, qui de ses pattes griffues, qui de ses antennes articulées, qui de ses mandibules, qui de ses nageoires même peut-être (sait-on jamais?), nous avons tous signé un pacte tacite de non agression, afin de passer la saison ensemble sans encombre. Même l’impressionnante tégénaire noire, qui a pris ses quartiers d’hiver le long de la poutre faîtière de ma chambre (c’est une araignée), attend désormais complaisamment que je réduise la taille de sa toile avec mon plumeau à plafond avant de retourner vaquer à ses occupations, comme si de rien n’était.
C’est une parfaite illustration de la troisième règle d’or de notre communauté. Celle-ci préconise que toutes les espèces en présence signifient le plus ostensiblement possible leur parfaite indifférence aux autres. C’est uniquement à ce prix que nous pouvons, de temps à autre, nous apercevoir du coin de l’œil, sans nous effaroucher mutuellement – nous donnant ainsi l’occasion de nous émerveiller de ce qu’est l’autre – c’est-à-dire de ce que nous ne sommes pas.
Ces trois règles mises bout à bout (sauvegarder sa propre sécurité, s’économiser et octroyer à l’autre une généreuse indifférence) nous permettent de cohabiter. Co-habiter, cela veut dire partager un même habitat. Chacun avec des modalités différentes - c’est ce qui fait la cohabitation possible.
Mais l’animal le plus étrange de cette petite communauté est sans doute ce drôle de mammifère aux poils grisonnants, dont la taille impressionnante est sans commune mesure avec ses mœurs on ne peut plus pacifiques. Il est d'ordinaire plutôt discret, quoiqu’il ait la fâcheuse habitude de surgir de son gîte au moment le plus inopportun, pour aller farfouiller dans l’appentis et en ressortir les bras chargés de quelques bûches destinées à être jetées dans son poêle.
Ce paisible bipède est souvent accompagné d’une petite boule de poil blanche effectuant toutes sortes de bonds désordonnées dans son sillage et dont il y a tout lieu de se méfier. L’animal en question ne fait pas encore une grande différence entre une feuille morte et une proie – mais, lorsqu’elle saura plus avisée, avec sa manière de saisir les petites choses toutes griffes dehors, il y a fort à parier qu’elle provoquera de véritables hécatombes dans le jardin…
Mais, cela, c’est une autre histoire. Une histoire qui parle d’un temps qui n’est pas le nôtre. Un temps où l’herbe sera à nouveau verte, où il y a aura à nouveau des feuilles sur les branches et des fleurs au bout des tiges. Un temps où notre petite communauté hivernale n’aura alors plus lieu d’être, puisque l’hiver sera passé.
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