mercredi 31 janvier 2024

 

Sur les artistes et leurs oeuvres.

Les artistes sont des êtres à part. Non pas tant dans leur manière de vivre – il faut parfois aux biographes bien du talent pour donner du relief à leurs vies entièrement phagocytées par l'invention d'une œuvre – mais parce que les artistes laissent derrière eux des substrats résistants au grand effacement du temps qui passe : des poèmes, des tableaux, des dessins, des écrits, des compositions musicales, des sculptures, des pièces de théâtre….  Ce que l’on nomme, faute de mieux, des « œuvres d’art ». 

Ces œuvres d'art sont résistantes au passage du temps, soit - mais pas éternelles. Penser à toutes celles qui ont été détruites donne le vertige. Combien de manuscrits disparus dans l'indifférence générale, liasses de papiers dont la poissonnière se sert pour emballer ses poissons, après qu’on ait vidé la mansarde du dernier étage de son immeuble, où vivait un auteur anonyme, récemment disparu ?

Ainsi va la vie, me dira-t-on. N’est-ce pas le lot de ce que créé l’humain : tout est voué à disparaître. Et puis, pourquoi déplorer la perte d’une symphonie de Mozart – une de plus ! - alors que tant d’autres choses bénéfiques disparaissent au fil du temps : des inventions qui auraient pu améliorer le sort de l’humanité, des jardins dont la beauté aurait pu contribuer à son délassement, des lois protégeant les plus faibles de la voracité des puissants ? En quoi les œuvres d’art (qui, rappelons le, ne servent à rien, du strict point de vue de la survie de l’espèce) – en quoi leur disparition serait-elle plus grave que celle d’un vaccin, d’une organisation humanitaire – ou même d’une recette de cuisine dont le secret a été emporté dans la tombe par celle ou celui qui l'a patiemment concoctée ? 

Il faudrait, pour répondre à cette question, être en mesure de définir ce qui fait la spécificité d’une œuvre d’art – tentative périlleuse à laquelle je me garderai bien de me livrer, la laissant à de plus forts que moi. Les humains réalisent beaucoup de choses durant leurs vies, des choses dans lesquelles ils mettent « beaucoup d’eux-mêmes ». Mais il me semble que ce n’est pas comparable à ce que nous lèguent les artistes. Ce n'est pas « beaucoup de soi » que les créateurs mettent dans leurs œuvres : c’est toute leur vie. Par un étrange phénomène de transsubstantiation, les artistes engendrent des objets hybrides (mi matériels mi psychiques) dont le destin est de survivre à leurs auteurs. Ce qu'ils ont créé les supplante progressivement dans la conscience collective, jusqu'à finir par les effacer complètement. Il reste si peu de traces des individus "Homère" ou "William Shakespeare" que des spécialistes contemporains ont pu douter qu'ils aient réellement existé.  

La vie des artistes est comme une balance à deux plateaux. Sur le plateau de gauche, côté cœur, c’est leur existence humaine qui est disposée, et sur celui de droite les œuvres d’art qu’ils ont générées - certains précocement, d’autres au crépuscule de leurs vies - certains prolifiques, d’autres non. La flèche pointant le ciel, au milieu, en glissant progressivement de la gauche vers la droite, marque le passage du temps, en effectuant cette terrible et merveilleuse conversion entre la vie qui se consume d’un côté et l’œuvre qui s’élabore de l’autre. Lorsque le plateau de gauche est complètement vide, celui de droite touche le sol, puisqu’il n’y a plus de contrepoids. L’artiste est mort, demeure l’œuvre…

Parmi tous les artistes, il en est certain.es dont les œuvres nous touchent plus particulièrement. Pas celles qui figurent au top 10 des artistes du moment, ni même sur la liste "définitive" des 100 plus grandes œuvres de tous les temps – mais celles qui ont su changer, non pas tant notre vie, que la manière dont nous la considérons. Comment de ne pas éprouver une sentiment de reconnaissance pour leurs auteurs? Bien que nous ne les ayons pas connus personnellement, ils sont chers à nos cœurs.  

Dans mon jargon intime, je les appelle « ma présentèle » – comme un thérapeute parle de sa patientèle ou un rejeton de sa parentèle. Le terme n’est pas très heureux, mais je n’ai pas trouvé mieux. Présents  – ils le sont pour moi. Ils occupent le lieu d’où je parle, ils habitent là où je suis. Ils répondent à mon appel, ils m'apostrophent au quotidien. Ils modifient ma perception du monde. Ils font partie de ce qui se passe actuellement pour moi – on pourrait dire qu’ils sont constitutifs de mon « vif du sujet ». Rien moins que des artistes morts, donc.

Le lien avec eux est si fort que quelquefois leur présence physique m’est autant familière que leurs œuvres. C’est le cas de Dürer – peintre qui s'est souvent représenté dans ses œuvres, à différents âges de sa vie, comme s'il interrogeait inlassablement cette étrange beauté qui lui a été octroyée et qui a tant marquée ses contemporains - comme si, pour lui, son apparence extérieure était un objet du monde à expérimenter, au même titre qu’un oreiller, un crustacé, une touffe d’herbe ou un orage - c'est-à-dire tout ce qui lui était prétexte à dessiner. Le peintre nurembergeois n’est pas le seul à exercer cet étrange don d’ubiquité dans ma vie, au point qu’il m'arrive parfois de rêver de lui, en chair et en os. Je pourrais en dire autant de Pasolini – dont j’ai l’impression de connaître intimement le corps, la voix – jusqu’à l’odeur, comme s’il s’agissait d’un membre de ma parentèle, justement.

Ou bien, pour citer cette fois un artiste vivant : l'effet aussi bien germinatif que ravageur qu’a sur moi la musique de Wolgang Rihm – qui me nourrit, m’abonde et souvent me cloue net à l’endroit où je me trouve, lorsque je l’entends – tel un papillon pantelant saisi entre les doigts d’un entomologiste colossal. Certaines auditions de musiques de Rihm ont été si puissantes pour moi qu'elles ont marqué à jamais l'endroit où je me trouvais en les écoutant au casque. Lorsque je repasse par ces endroits, je retrouve l’émotion que j’avais ressentie alors.  Voilà l’effet qu'à sur moi celles et ceux que je nomme ma « présentèle ».

Si je les appelle ainsi, c’est également parce qu’ils me représentent aux yeux de monde – c’est-à-dire qu’ils ou elles parlent et agissent en mon nom. Les poèmes de Dickinson, les livres de Leduc, les musiques de Saariaho (pour cette fois ne citer que des artistes femmes) me représentent là où moi-même je n’ai pas accès. Chaque membre de cette « présentèle » incarne un aspect spécifique de moi-même, une irisation de mon prisme – une caractéristique de ma personnalité dont, bien souvent, avant de les découvrir dans leurs œuvres, je n’avais pas conscience.

Les membres de cette "présentèle" ont vécu à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Ils ont été femmes, hommes, riches ou pauvres, célèbres ou inconnus – peu importe, au fond, puisqu’ils ne restent plus rien d’eux que leurs œuvres… Cependant, parmi ceux-là, je dois admettre que j’ai toujours eu un faible pour celles et ceux qui ont souffert d'être incompris. Quand je lis Proust, Colette, Césaire ou James (qui ont été reconnu de leurs vivants), j’éprouve bien sûr le même élan du cœur que pour Kafka, Blake, Cingria, Kavvadias ou Luca, qui furent quasiment inconnus en leurs temps. Mais les difficultés d'existence auxquelles ces derniers ont été confrontées me rend leurs œuvres encore plus chères – comme si je devais leur octroyer un surcroît d'affection, les gâter plus particulièrement, parce que les auteurs qui les ont façonné à mon intention n’ont pas connu la consolation d'être reconnus de leurs vivants. 

Celles-là, ceux-là me touchent plus particulièrement, par le fait qu’ils ont persisté dans l’écriture, malgré une vie pleine d’aléas : François Augieras, Marguerite Porete, Antonin Artaud, Hadewijch d’Anvers, Jean Sénac, Violette Leduc, Marina Tsvetaïeva, Fernando Pessoa, Malcom de Chazal, Ryokan, Gerard Manley Hopkins, François Villon, Arthur Rimbaud, Ikkyu ou Emilie Dickinson… pour ne citer que les premiers noms qui me viennent à l’esprit ! Toutes et tous ont vécu en marge de leur temps. Exclus ou reclus, proscris ou ermites, originaux inadaptés aux normes sociales en vigueur à leur époque.

Pour quelques-uns reconnus par leurs pairs à la fin de leurs vies, tels Violette Leduc ou Arno Schmidt, combien de martyrs ignorés ? Marguerite Porete a été brûlé vive en place de Grève, Marina Tsvetaïeva s’est suicidée de désespoir dans la jeune Russie soviétique, Jean Sénac a été assassiné. Les autres sont morts ignorés parmi les miséreux ou les fous. Tous étaient inadaptés à leur monde.

De leur vivant, ils grossissaient le rang indistinct des « gens bizarres », des « excentriques », des « exaltés », de ceux qui semblent toujours louches aux yeux des bien-pensants. Les puissants les ignoraient, les petits les méprisaient. Ils étaient le rebut de la société. 


Pour se convaincre de ce qu’a été leurs vies, il n’y a regarder leurs tombes. Mais peut-on même parler de tombe, en ce qui concerne François Augiéras,  mort de dénuement à 47 ans, dans l’hospice de Domme ?


Ecrivain, peintre, aventurier, mystique, gnostique, païen, sulfureux pansexuel - il aurait souhaité que son corps soit brûlé sur une île de la Vézère et ses cendres dispersées au fil de l’eau. On s’en contenté d’enfouir sa dépouille sous un monticule de terre. Sur une pierre, une main malhabile a gravé ces huit lettres, sans rien de plus :

Augié

rA

S

Jean Sénac signait ses poèmes en dessinant un soleil. Celui qui, « envahi d’hippocampes », chantait « la transparence continue » a été criblé de coups de couteaux, dans des circonstances « non encore élucidées », selon la formule usée jusqu'à la corde que la police réserve à ceux dont elle estime que la mort violente importe peu. Sa tombe est à peine plus qu’un monticule : un amoncellement de pierres, situé dans le cimetière d’Aïn Benian, à côté d'Alger. Ici, pas même un nom, une date, une indication. S’il y a eu un jour une plaque, elle a depuis été arrachée.

 


La tombe d’Emily Dickinson est également très sobre. C’est en fait une stelle de pierre. En dessous de son nom, on ne lit que deux lignes :

 

Born dec 10 1830

Called back May 15 1886.

 


Née en décembre et morte en mai – on dirait qu’elle a vécu à peine un printemps. N’aurait-on pas pu, à l’aide de ces minuscules choses qu’elle aimait tant (des brins d’herbes, des fleurs de son jardin, une poignée de petits cailloux luisants de rosée, ou pourquoi pas le zigzag affairé d’une abeille butinant un parterre de trèfles ?) tracer sur la pierre quelques-uns de ses vers, par exemple : 

            J’ai bu une Gorgée de Vie -

            Savez-vous ce que j’ai payé -

            Exactement une existence -

            Le prix, ont-ils dit, du marché. *  

 * traduction Françoise Delphy.

Au moins, ces trois-là ont trouvé un endroit où reposer. Ce n’est pas le cas de Marina Tsvétaïeva. Son corps aurait été inhumé quelque part dans le cimetière de Lelabouga, petite ville perdue au fin fond du Tatarsan– où exactement, on ne sait pas.

Après sa « réhabilitation », à la manière russe, en 1955, les édiles locales ont fait édifier une fausse tombe dans un coin du cimetière. Un « monument funéraire », nous dit-on, entouré d’un parterre de tomettes de béton bas de gamme, comme on en trouve en solde dans les magasins de jardinage. Connaissant son goût de la liberté et des chemins de traverse, nulle doute que Tsvétaïeva préfère vagabonder à sa guise, au milieu des sépultures de ses frères et sœurs russes, enfin réconciliés par la mort, qu'ils aient été, durant leurs existences, blancs ou rouges.

Fernando Pessoa a subi les mêmes avanies post-mortem. Parce qu’il n’était personne (« pessoa » veut dire personne en portugais, mais non pas au sens du « nemo » grec, mais du « personna » latin : le masque, le personnage), il « portait en lui tous les rêves du monde », comme il le proclamait avec l'orgueil ingénu des humbles. Il a vécu la vie d’un petit employé insignifiant, tout en écrivant à longueur de temps. Il publia quelques textes de son vivant, sous les noms de ceux qu’il appelait ses « hétéronymes » - plutôt que ses « pseudonymes », puisque ce n’étaient pas eux qui parlaient en son nom, mais plutôt lui, Pessoa, qui leur servait d’interprète. Après sa mort, on a trouvé dans sa chambre une malle bourrée de manuscrits, signés de plus de 72 personnalités différentes. 

La malle ouverte, des premiers textes publiés, au fil des années Pessoa est devenu une gloire nationale. Ironie suprême pour quelqu’un qui, comme Emily Dickinson, avait développé durant sa vie une sorte de mysticisme de l’effacement personnel (« Renoncer, c’est nous libérer » déclarait-il « Ne rien vouloir, c’est pouvoir. »). Pour l'empêcher de demeurer "personne" au delà de sa propre mort, on est allé chercher ses cendres du cimetière de Prazeres, à l'ouest de Lisbonne, pour les installer dans un splendide mausolée construit en son honneur au monastère des Hiéronymites (l'équivalent de notre panthéon), lui conférant ainsi un véritable rang de monarque – ce qui ne manque pas d’être absurde, pour qui connaît un tant soit peu son œuvre. La raison d’État à des raisons que l’art ignore…  

Il existe à Lisbonne un monument qui me parait mieux correspondre à l'univers équivoque du grand poète. Il s’agit d’une statue de bronze d’un personnage figurant Pessoa (mais dont les traits lisses sont absolument impersonnels), assis à une table d’un de ses cafés favoris, A brasileira.

 


Lui qui n’a eu de cesse de brouiller les frontières entre soi et les autres (« Nous sommes nos rêves de nous, des lueurs d’âme / Chacun est pour autrui rêves d’autrui rêvés »), je suis sûr qu'il goûterait assez l’idée que son effigie se retrouve dans les photos souvenirs de milliers de touristes anonymes de par le monde - qui, pour la plupart, n'ont probablement rien lu de lui. 

Lorsque j'ai découvert cette sculpture, au hasard de mes pérégrinations dans le quartier du Chiado, j'ai été étonné de constater que celles et ceux qui s’asseyaient à sa table pour s'y faire photographier reproduisaient une sorte de rituel spontané : toucher la main du grand poète, celle qui est posée à plat sur la table – comme s'ils voulaient par ce geste lui apporter un peu de réconfort par delà la mort. A force d’être lustrée par des peaux anonymes, cette main de bronze s’est patinée. Elle brille désormais comme de l’or.  

                                                                                  

Je ne voudrais pas donner l’impression de céder à la tendance actuelle des facilitateurs culturels qui, sous prétexte de rendre l’art accessible, survalorisent la biographie des artistes au détriment de leurs œuvres. Il n’y a qu’à écouter les conférenciers dans les salles des institutions culturelles pour se rendre compte de l’ampleur du désastre. On nous fait le « pitch » de la vie du grand homme (plus rarement de la grande femme),  puis on résume son œuvre en un gimmick synecdochique (« la madeleine » de Proust, l’« araignée-mother » de Bourgeois, les « 4 minutes 33 de silence » de Cage)… et le tour est joué ! Nous voilà exemptés d’y aller voir de plus prêt – l’essentiel étant d’avoir quelque chose à montrer (la photo prise avec le téléphone portable) et de savoir « ce que l’on dit d’elle ou de lui », avant de laisser son esprit vagabonder vers d’autres sources de distraction. 

Pourtant, c’est par le truchement de leurs œuvres que les artistes entrent en relation avec nous - non par le récit de leurs vies, aussi foisonnantes soient elles, aussi romancés soient ils. Il y eu pléthore d’artistes maudits, il n’y a qu’un seul Vincent Van Gogh. L’intérêt que nous portons aux vies des artistes est la conséquence – et non la cause - de l’influence qu’ont leurs œuvres sur nous. C’est parce qu’elles continuent à nous toucher, nonobstant la distance qui nous sépare de leurs créateurs, que nous allons glaner dans leurs vies quelques détails - parfois même quelques coïncidences avec les nôtres - qui pourraient nous permettre d’éclairer d’un jour nouveau la relation intime que nous avons établie avec ces trésors qu’ils nous ont légués.

Sans œuvre – pas d’artiste : ce qui paraît un truisme ne l’est finalement pas tant que ça, à l’aune du « 15 minutes of fame » d’Andy Warhol, prémonition géniale de cette ostentation superfétatoire caractérisant ceux que l’on appelle aujourd’hui « les people » – ces gens qui n’ont d’autre importance que celles que nous leurs octroyons. Les artistes ne sont pas des people. Leurs vies ne sont pas des miroirs où sublimer l’inabouti des nôtres. Grâce à leurs créations, ils nous délivrent des clefs stupéfiantes pour pénétrer plus avant dans la découverte de nous-mêmes.

Bien loin d’être des Dieux nous toisant du haut d’une Olympe de pacotille, les artistes sont des démiurges intercesseurs ayant insufflé dans leurs œuvres leur propre agentivité - pour employer un néologisme récent. A la croisée de deux flux, les œuvres sont matérielles par le grain du papier, de la pierre, de la voix, du crin de l’archet, l’empâtement de la peinture, la patine du bois, mais également immatérielles via les ondulations sonores, les vibrations des couleurs, les représentations mentales du langage, la décharge énergétique des corps en mouvement. Cela pourrait être une définition possible des œuvres d’art : des objets ayant la spécificité d’être à la fois des choses et des puissances – on pourrait tout aussi bien dire : des manas.

Sans œuvre, pas d’artiste. Si le contenu de la malle de Pessoa avait été jeté à la benne, lorsqu’on vida l’appartement du 16 rua Coehlo da Rocha, "personne" aujourd’hui ne se souviendrait de lui, hormis quelques spécialistes des mouvements littéraires du Portugal d’avant-guerre. Si les liasses de poèmes d’Emily Dickinson n’avait pas été sauvées de l’oubli par la volonté pugnace de sa sœur - qui, plutôt que de les détruire comme elle lui l’avait promis, consacra sa vie à les faire connaître - on ne saurait d'elle guère plus que ce qui est inscrit sur sa tombe : ses dates de se naissance et de mort.

Les œuvres d’art sont puissantes, certes - mais elles sont aussi terriblement fragiles. Elles subissent les conséquences de la négligence de leurs contemporains, de l’incurie des ayant droits ou même de l’inconséquence des institutions patrimoniales. Elles sont victimes collatérales de nos guerres et quelques fois d’assassinats sciemment perpétrés. On connaît le sacrifice de Botticelli, jetant ses tableaux dans le bûcher des vanités allumé par l’inquisiteur Savonarole – sous les yeux exaltés des fanatiques florentins de l’époque, venus en nombre se repaître de ce merveilleux auto-da-fe.... L’enthousiasme fut tel qu’un an plus tard, c’est le grand inquisiteur lui-même (vanité des vanités!) qu’on jeta dans les flammes. Cinq siècles plus tard, les mêmes dynamiterons les grands bouddhas de Bamiyan, en filmant cette prouesse historique sur leurs téléphones portables. Avec, en guise d’explosif, l’éternel cocktail de haine et de bêtise propre à l’être humain – une spécificité de notre espèce – terriblement mortifère.

Plus absurde encore (parce cette fois la bêtise semble l’avoir emporté sur la méchanceté) : le sort réservé aux tableaux offerts par Van Gogh au médecin de l’asile de Saint Paul de Mausole, à l’époque où il peignait ses plus grands chefs d’œuvres. Le bon docteur, bien encombré d'un legs aussi prodigieux, abandonna les toiles à son petit garçon, qui justement avait besoin de cibles pour s’exercer à la carabine… Comme les séances de tir du rejeton ne suffirent pas à détruire tous les tableaux, le médecin céda le reste à un artiste local, ami de la famille - lequel avait montré un certain intérêt, non pas tant pour les peintures en elles-mêmes que pour leurs châssis, qu’il avait jugés, du premier coup d’œil, de bonne qualité. Se retroussant allègrement les manches, notre peintre du dimanche entreprit alors de gratter les toiles, ôtant les hideux amas de peintures que ce pauvre fou d'Hollandais y avait étalés, pour pouvoir y peindre à loisir sa propre production - dont on ne sait s’il faut déplorer qu’elle ne soit pas passée elle non plus à la postérité…

On ne peut pas rêver exécution artistique plus radicale : d’abord par balles (ce qui fait écho aux performances anti-patriarcales de Niki de Saint Phalle, intitulées « Tirs »), puis par effacement pur et simple – comme cela se pratique couramment aujourd’hui dans une grande partie du monde, par exemple en Chine ou en Russie. On pourrait presque croire que cette histoire a été inventée pour démontrer ce que la société fait aux indésirables : lorsqu’elle ne les assassine pas directement, elle les nie. 

Au sein de ces honorables familles provençales, on a dû depuis s’en mordre les doigts. Non pas d’avoir détruit des œuvres d’art qui auraient pu faire le bonheur d’une grande partie de l’humanité, mais, plus prosaïquement – Van Gogh étant désormais un des artistes les mieux côtés au monde – d’avoir si bêtement laissé filer un tel pactole… Quand on pense au nombre de carabines qu’on aurait pu acheter au petit dernier, avec tout cet argent ! Sans parler du monceau de toiles vierges que l’artiste local aurait pu s’offrir, pour y tartiner à loisir ses aquarelles …

                                                                            

La destruction par le fer, le feu, la dynamite, les flammes, la spatule du confrère ignare, la maladresse pataude d'un restaurateur, le barbouillage des instances pudibondes chargées de cacher les nudités intolérables, les balles de carabine des enfants de psychiatres, les projectiles iconoclastes, les découpages et redécoupages des pilleurs, la mise à l'index des comités de censure - sans même parler des catastrophes naturelles - toutes ces causes externes menacent bel et bien les œuvres d'art, mais elles ne sont rien en comparaison du danger que représente la perte de notre appétence pour elles. 

Les œuvres d’art sont des puissances agissantes, mais il faut y mettre du nôtre pour que leur potentialité s’actualise. Ce que les œuvres d’art possèdent en elles de force, d’intensité propre, de profondeur, d’acuité, il nous revient d’aller le susciter en elles, en nous mettant en quelque sorte à leur service. Une simple photo prise à la va-vite dans un musée avec son téléphone portable n’y suffira pas. Pas plus que des connaissances étayées par quelque lecture judicieusement choisie. Ce que réclament les œuvre d’art, c’est notre présence au monde. C’est grâce à notre présence qu’elles (re)vivent. 

C’est pourquoi il nous faut faire l’effort d’aller au devant d’elles. Accepter d’endiguer notre activité mentale pour vraiment écouter une musique. Ne pas s’arrêter à l’impression d’opacité que peut donner la première lecture de certains textes, mais se mettre à l’écoute du chant profond qui les sous-tend. Ne pas se satisfaire du plaisir rétinien que peuvent procurer certaines toiles, mais appliquer délicatement nos organes sensoriels à la jugulaire de leur pulsation interne. Ne pas se laisser rebuter par la manière incongrue dont certaines expressions artistiques contredisent nos schémas de pensée habituels, mais laisser naître en nous un espace intérieur où les œuvres d’art peuvent se déployer à leurs propres mesures, et selon leurs propres modalités. 

Cette capacité qu’elles ont à nous saisir au plus profond de nous-mêmes, le peintre Mark Rothko l’appelait leur « poignancy ». On pourrait traduire par : l’intensité, la force de conviction, l’impact émotionnel, la pugnacité avec laquelle une œuvre d’art nous "empoigne". S’il y a un peintre qui a élaboré son travail au regard de cet espace intermédiaire où une œuvre d’art se déploie à la rencontre de celle ou celui qui la contemple - c’est bien lui. La rétrospective de son œuvre qu’on peut voir actuellement à Paris en témoigne avec éloquence.

Les œuvres d’art ont besoin de notre attention pour aboutir à ce pourquoi elles sont faites : toucher au sublime de la présence, en transcendant leur matérialité et la nôtre. Elles ont besoin pour ce faire de nos oreilles, de nos yeux, de notre proximité, de notre sensibilité toute entière - comme les plantes ont besoin d’air, d’eau et de terre pour s’épanouir. 

Combien de fois, dans les musées, ai-je eu l’impression que certaines œuvres dépérissaient faute d’attention (et souvent parmi les plus célèbres, celles qu’on se contente de reconnaître du premier coup d’œil ! ). A quoi bon survivre aux outrages du temps, aux bûchers de tous les Savonarole de la terre, aux bombardements de toutes les guerres du passé – si c’est pour s’étioler de solitude derrière des vitres anti-reflet ? 

Pour citer à nouveau Rothko : « Un tableau vit d'amitié mutuelle (by compagnionship). Il se déploie et se vivifie à travers les yeux d’un observateur sensible. Il meurt de même. C’est pourquoi il est risqué de l’abandonner à son propre sort. Il faut s’attendre à ce qu’il soit fréquemment dégradé par le regard des insensibles et par la cruauté des rustres ». (traduit par mes soins).

Alors, profitons de la chance d’avoir des œuvres d’art intactes et accessibles dans notre environnement proche. Ne nous contentons pas de prendre une photo à la va-vite dans un musée, mais arrêtons nous devant l’œuvre d’art qui nous attire et prenons le temps de nouer une relation avec elle. Faisons de l’écoute d’une musique une activité en soi, à la maison ou encore mieux au concert, dans l’émotion de l’instant où les sons font vibrer le même air que celui que nous respirons.

Et bien sûr : ouvrons les livres qui nous touchent, transformons la pâte de leur papier, l’encre de leurs mots en cette essence subtile qui n’a pas de nom. Il y a de la magie à l'œuvre dans ce processus. Le précipité d'émotions qui en résulte a le pouvoir d’exhausser significativement notre être au monde !  


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