dimanche 22 octobre 2023

Sur les nuages.

Avec l’automne revoilà le ciel changeant, le ciel chargé, le ciel de traîne, le ciel variable – ces ciels innombrables défilant fastueusement au dessus de nos têtes, tout barbouillés de nuages. Avec l’automne revoilà ces masses mouvantes, imposantes et instables, ces monuments de l’éphémère : les nuages. Comme on peut apprendre d’eux ! Loin d'être de nébuleux phénomènes atmosphériques qui ne nous concernent en rien, les nuages nous montrent, au contraire, ce que nous devrions chérir plus que tout : ils nous enseignent notre véritable nature.

Comme nous, ils sont, tout en n'étant pas. Comme eux, nous ne sommes que transformations sans substances, permutations d’un état à un autre, prouesses d’équilibriste s’appuyant sur de l’inconsistant pour esquisser de vagues figures aussitôt estompées, sans même une forme stable à laquelle nous identifier, instances essentiellement conditionnées par leur jaillissement spontané et leur disparition évanescente. Les nuages n'ont aucune finalité. Ils ne font qu'évoluer. Et pourtant, ils nous enseignent la nature transitoire de l’esprit, la vacuité essentielle du soi – notre condition quintessentielle, quintessence-ciel...

             ni ronds ni triangles

            formes sans contours

            nombre innombrable

            succession infinie d'états indéfinis

                        on revient toujours

            d'un nuage comme d'une absence

            à soi-même :

            quelque chose était là

            qui n'est plus

                        qu'est-elle devenue ?

            et la forme qui est là maintenant

                        d'où vient-elle ?

N'est-ce pas un paradoxe insolent ? Plutôt que d'être recelée dans un écrin protecteur, une châsse prestigieuse exhibant son précieux contenu, plutôt que d’être réservée à la jouissance de quelques rares élus, seuls dignes d’en contempler l’ineffable lumière, la vérité est étalée sous nos yeux, exposée en permanence au dessus de nos têtes - accessible partout et par tous. Il suffirait de lever les yeux pour la saisir, où que l'on soit, qui que l’on soit – pourvu qu'on sache contempler les nuages sans penser, comme le dit Maître Dôgen de la goutte d'eau au bord du toit.

             stratus cumulus ou nimbus

            chacun d'eux unique entre tous

                        jamais deux fois la même chose

            c'est la règle en ce bas monde

            chaque moment est unique

                        être c'est passer

            effectuer de grands gestes vains

                        qui nous meublent

                        et nous émeuvent

            un visage qui se déforme

            une forme qui nous dévisage

                        les yeux qui voient

                        à l'intérieur d’un regard

                        qui n’est déjà plus là

Les nuages sont ces manifestations chimériques qui se déploient sans limite entre l'immensité de la voûte céleste et la finitude de notre écorce terrestre –  le modèle de ce que les anciens grecs appelaient le phainomenon, « ce qui apparaît » – terme dont sont issus, au fil d’interminables rêveries sémantiques, dérivant au firmament du génie de la langue, ce qu’aujourd’hui nous appelons en français les phénomènes. Denses ou translucides, innombrables ou rares - toujours changeants, jamais fixes - les nuages poursuivent éternellement leur course décousue, œuvrant à la finitude de l’infini - ouvrageant, modelant sans sans fin le vide avec du vide.

Mobiles, éphémères et permanents, visibles et invisibles, les nuages sont l'objet des forces cosmologiques qui les génèrent et les dissipent, et pourtant seulement sujets d'eux-mêmes : tout occupés à exprimer la forme de leur propre vacuité.

En Chine, un des idéogrammes signifiant la vacuité est Wuji, le sans limite. Il est composé de Wu, une terre brûlée, rien – et de Ji, la voûte céleste, l'infini. Entre les deux – issus de l'union entre le rien et l'infini - sont les nuages.

             fantasmagories des mots

                        d'échos en échos

            fugacité de l'être

            éradiqué par le magistral

            coup de gong du présent

            écheveau des causes et des conséquences

                        de qui-pro-quo

            en qui-pro-quo

                        interdépendance karmique

                        ou synchronicité a-causale

            chacun se déformant en l'autre

                        chaque autre se reformant

            par la transformation incessante

                        de ce qui l'a précédé

Qui vit la vie réelle, d'eux ou de nous ? A un moment, nous les voyons étayer en espalier leurs nombreuses petites entités, toutes distinctement pressées les unes contre les autres, puis - l'instant d'après – les voilà fondus en une seule étendue monotone, un vaste dôme translucide, couleur perle, à perte de vue.

Entre les deux, nous avons été happés par nos occupations d'êtres humains ordinaires. Nous avons parlés avec quelques-uns, nous avons effectués quelques actions, nous nous sommes un peu déplacés. Nous avons ajouté quelques lignes à ce texte.

Si nous levons à nouveau les yeux, ils se sont déjà à nouveau transformés. Leur texture est devenue plus fine. Elle irradie d'une luminosité intense qui semble insister. Mais insister auprès de qui ? Et si c'était un message qui nous était adressé ? Cette idée nous trouble tout-à-coup. Nous retournons aussitôt à nos chères occupations, avec un petit frisson rétrospectif, comme si nous venions de frôler un danger inconnu.

                         panaches illuminés qui s'estompent

            en moustaches

                        monts dorés qui s'affaissent en lacs

            dauphins monstrueux

                        s'ébattant

            avec une lenteur effarante

                        parmi les rayons du soleil

            fumées phosphorescentes

                        caressant

            de massives orchidées déliquescentes

                        nuées fugitives

            malaxées de lumière

            suspendues dans l'immobilité

                        des hautes sphères

            qui touchent le cœur

                        sans qu'on sache pourquoi

La première fois que j’ai pris l’avion de Delhi à Guwahati a été pour moi une expérience inoubliable. Cette ligne aérienne emprunte le corridor de Siliguri qui longe l’Himalaya. Nous volions au dessus des nuages. Les premiers sommets de montagnes perçaient déjà l'étendue uniforme. Dip, un documentariste assami que je venais de rencontrer dans l'avion, s'amusait de mon enthousiasme de néophyte : Wait ! Wait ! Mountains bigger than these are coming... Et effectivement, quelques temps après, des pics de plus en plus vertigineux sont apparus devant mes yeux ébahis, toujours plus élevés, jusqu'à former une véritable cordillère de roches brutes émergeant de la mer de nuage....

Il y a eu alors une fine déchirure dans le moutonnement uniforme, par laquelle j'ai pu apercevoir le sol, quelques six mille mètres plus bas. Le contraste entre la terre si lointaine, en dessous des nuages, et la hauteur vertigineuse des montagnes qui s'élevaient devant moi, au dessus des nuages, m'a donné le vertige. Je me suis rejeté contre le dossier de mon siège, complètement désorienté.

            les fibres de la langue

                        se diluent dans l'éther

            l'enclume des oreilles

                        sonnent un coup

            de marteau sans nom

                        dont le son est silence

            les yeux s'envaginent

                        des formes qu'ils touchent

            les doigts se modifient

                        tout autant

            que ce qu'ils veulent saisir

                        la bouche mâche

            de l'air vagabond

            les odeurs dissolvent

                        chaque once de matière

            nous nous défaisons

                        à mesure que nous sommes

            le monde se crée

                        à la lisière exacte

            de sa propre dissolution

Pour le formuler à la manière de la pensée chinoise, nous pourrions dire que « nous sommes la montagne » - mais ce ne serait plutôt un déclaration de principe qu’un état de fait, puisque en réalité nous passons notre vie à déchiffrer des formes fantasmagoriques devinées dans les nuées, dans l'espoir sans cesse déçu d'y lire enfin les traits de notre véritable visage.

Et si nous déclarons au contraire que « nous sommes les nuages » - ce ne serait là encore qu’une demi-vérité - celle de la poésie, qui fait « comme si » nous n’étions que bouffées de sensations extorquées au monde mouvant. Même les yeux rivés au ciel des métamorphoses phénoménales, nous ne cessons de prétendre à la massivité de la montagne – jusqu'à vouloir instaurer en être la moindre oscillation de pensée qui nous traverse.

C’est sans doute pour quoi nous ne voyons pas la leçon des nuages. Tout nous est bon pour perdurer. Nous voudrions d’abord être, pour ensuite persister ad libitum dans notre être, à l’infini. Nous voudrions être exempté de passer. Pourtant, l'histoire de la terre en témoigne, tout autant que le spectacle permanent des nuages nous le prouve : le colossal, le monstrueux ou l'innombrable n'y ont jamais suffit.

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