Sur les nuages.
Avec l’automne revoilà le ciel changeant, le ciel chargé, le ciel de traîne, le ciel variable – ces ciels innombrables défilant fastueusement au dessus de nos têtes, tout barbouillés de nuages. Avec l’automne revoilà ces masses mouvantes, imposantes et instables, ces monuments de l’éphémère : les nuages. Comme on peut apprendre d’eux ! Loin d'être de nébuleux phénomènes atmosphériques qui ne nous concernent en rien, les nuages nous montrent, au contraire, ce que nous devrions chérir plus que tout : ils nous enseignent notre véritable nature.
Comme nous, ils sont, tout en n'étant pas. Comme eux, nous ne sommes que transformations sans substances, permutations d’un état à un autre, prouesses d’équilibriste s’appuyant sur de l’inconsistant pour esquisser de vagues figures aussitôt estompées, sans même une forme stable à laquelle nous identifier, instances essentiellement conditionnées par leur jaillissement spontané et leur disparition évanescente. Les nuages n'ont aucune finalité. Ils ne font qu'évoluer. Et pourtant, ils nous enseignent la nature transitoire de l’esprit, la vacuité essentielle du soi – notre condition quintessentielle, quintessence-ciel...
formes
sans contours
nombre
innombrable
succession
infinie d'états indéfinis
on
revient toujours
d'un
nuage comme d'une absence
à
soi-même :
quelque
chose était là
qui
n'est plus
qu'est-elle
devenue ?
et
la forme qui est là maintenant
d'où vient-elle ?
N'est-ce pas un paradoxe insolent ? Plutôt que d'être recelée dans un écrin protecteur, une châsse prestigieuse exhibant son précieux contenu, plutôt que d’être réservée à la jouissance de quelques rares élus, seuls dignes d’en contempler l’ineffable lumière, la vérité est étalée sous nos yeux, exposée en permanence au dessus de nos têtes - accessible partout et par tous. Il suffirait de lever les yeux pour la saisir, où que l'on soit, qui que l’on soit – pourvu qu'on sache contempler les nuages sans penser, comme le dit Maître Dôgen de la goutte d'eau au bord du toit.
chacun
d'eux unique entre tous
jamais
deux fois la même chose
c'est
la règle en ce bas monde
chaque
moment est unique
être
c'est passer
effectuer
de grands gestes vains
qui
nous meublent
et
nous émeuvent
un
visage qui se déforme
une
forme qui nous dévisage
les
yeux qui voient
à
l'intérieur d’un regard
qui
n’est déjà plus là
Les nuages sont ces manifestations chimériques qui se déploient sans limite entre l'immensité de la voûte céleste et la finitude de notre écorce terrestre – le modèle de ce que les anciens grecs appelaient le phainomenon, « ce qui apparaît » – terme dont sont issus, au fil d’interminables rêveries sémantiques, dérivant au firmament du génie de la langue, ce qu’aujourd’hui nous appelons en français les phénomènes. Denses ou translucides, innombrables ou rares - toujours changeants, jamais fixes - les nuages poursuivent éternellement leur course décousue, œuvrant à la finitude de l’infini - ouvrageant, modelant sans sans fin le vide avec du vide.
Mobiles, éphémères et permanents, visibles et invisibles, les nuages sont l'objet des forces cosmologiques qui les génèrent et les dissipent, et pourtant seulement sujets d'eux-mêmes : tout occupés à exprimer la forme de leur propre vacuité.
En Chine, un des idéogrammes signifiant la vacuité est Wuji, le sans limite. Il est composé de Wu, une terre brûlée, rien – et de Ji, la voûte céleste, l'infini. Entre les deux – issus de l'union entre le rien et l'infini - sont les nuages.
d'échos
en échos
fugacité
de l'être
éradiqué
par le magistral
coup
de gong du présent
écheveau
des causes et des conséquences
de qui-pro-quo
en qui-pro-quo
interdépendance karmique
ou
synchronicité a-causale
chacun
se déformant en l'autre
chaque
autre se reformant
par
la transformation incessante
de
ce qui l'a précédé
Qui vit la vie réelle, d'eux ou de nous ? A un moment, nous les voyons étayer en espalier leurs nombreuses petites entités, toutes distinctement pressées les unes contre les autres, puis - l'instant d'après – les voilà fondus en une seule étendue monotone, un vaste dôme translucide, couleur perle, à perte de vue.
Entre les deux, nous avons été happés par nos occupations d'êtres humains ordinaires. Nous avons parlés avec quelques-uns, nous avons effectués quelques actions, nous nous sommes un peu déplacés. Nous avons ajouté quelques lignes à ce texte.
Si nous levons à nouveau les yeux, ils se sont déjà à nouveau transformés. Leur texture est devenue plus fine. Elle irradie d'une luminosité intense qui semble insister. Mais insister auprès de qui ? Et si c'était un message qui nous était adressé ? Cette idée nous trouble tout-à-coup. Nous retournons aussitôt à nos chères occupations, avec un petit frisson rétrospectif, comme si nous venions de frôler un danger inconnu.
en
moustaches
monts
dorés qui s'affaissent en lacs
dauphins
monstrueux
s'ébattant
avec
une lenteur effarante
parmi
les rayons du soleil
fumées
phosphorescentes
caressant
de
massives orchidées déliquescentes
nuées
fugitives
malaxées
de lumière
suspendues
dans l'immobilité
des
hautes sphères
qui
touchent le cœur
sans
qu'on sache pourquoi
La première fois que j’ai pris l’avion de Delhi à Guwahati a été pour moi une expérience inoubliable. Cette ligne aérienne emprunte le corridor de Siliguri qui longe l’Himalaya. Nous volions au dessus des nuages. Les premiers sommets de montagnes perçaient déjà l'étendue uniforme. Dip, un documentariste assami que je venais de rencontrer dans l'avion, s'amusait de mon enthousiasme de néophyte : Wait ! Wait ! Mountains bigger than these are coming... Et effectivement, quelques temps après, des pics de plus en plus vertigineux sont apparus devant mes yeux ébahis, toujours plus élevés, jusqu'à former une véritable cordillère de roches brutes émergeant de la mer de nuage....
Il y a eu alors une fine déchirure dans le moutonnement uniforme, par laquelle j'ai pu apercevoir le sol, quelques six mille mètres plus bas. Le contraste entre la terre si lointaine, en dessous des nuages, et la hauteur vertigineuse des montagnes qui s'élevaient devant moi, au dessus des nuages, m'a donné le vertige. Je me suis rejeté contre le dossier de mon siège, complètement désorienté.
les fibres de la langue
se
diluent dans l'éther
l'enclume
des oreilles
sonnent
un coup
de
marteau sans nom
dont
le son est silence
les
yeux s'envaginent
des
formes qu'ils touchent
les
doigts se modifient
tout
autant
que
ce qu'ils veulent saisir
la
bouche mâche
de
l'air vagabond
les
odeurs dissolvent
chaque
once de matière
nous
nous défaisons
à
mesure que nous sommes
le
monde se crée
à
la lisière exacte
de
sa propre dissolution
Pour le formuler à la manière de la pensée chinoise, nous pourrions dire que « nous sommes la montagne » - mais ce ne serait plutôt un déclaration de principe qu’un état de fait, puisque en réalité nous passons notre vie à déchiffrer des formes fantasmagoriques devinées dans les nuées, dans l'espoir sans cesse déçu d'y lire enfin les traits de notre véritable visage.
Et si nous déclarons au contraire que « nous sommes les nuages » - ce ne serait là encore qu’une demi-vérité - celle de la poésie, qui fait « comme si » nous n’étions que bouffées de sensations extorquées au monde mouvant. Même les yeux rivés au ciel des métamorphoses phénoménales, nous ne cessons de prétendre à la massivité de la montagne – jusqu'à vouloir instaurer en être la moindre oscillation de pensée qui nous traverse.
C’est sans doute pour quoi nous ne voyons pas la leçon des nuages. Tout nous est bon pour perdurer. Nous voudrions d’abord être, pour ensuite persister ad libitum dans notre être, à l’infini. Nous voudrions être exempté de passer. Pourtant, l'histoire de la terre en témoigne, tout autant que le spectacle permanent des nuages nous le prouve : le colossal, le monstrueux ou l'innombrable n'y ont jamais suffit.
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