mardi 31 octobre 2023

Sur une question qui m’a été posé en rêve.

Cette nuit, j’ai rêvé que je me trouvais face à une sorte d’idole à forme humaine. Je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une homme ou d’une femme. Tout ce dont je me souviens est qu’elle était imposante et particulièrement inexpressive. Je me suis incliné devant elle. Au moment où je me redressais, elle a laissé tomber sur moi un regard indifférent et m’a demandé :

- Ou vas-tu ?

J’étais stupéfait. Cette petite phrase a cloué net le papillon fou de mon cœur.

J'étais tellement troublé que cela m'a réveillé. J’avais beau me dire que cela ne voulait rien dire, que ce n’était qu’un rêve – cette interpellation péremptoire m’obsédait. Comment répondre à une telle question ? Est-il possible de dire ce vers quoi nous allons ? Plus je retournais ce problème dans ma tête, plus il paraissait évident que je ne parviendrai plus à retrouver le sommeil avant que l’aube ne vienne bleuir le carreau de ma fenêtre. Mais j’avais au moins acquis une conviction : je ne m’en sortirais pas tout seul. J’avais besoin de l’aide de l’écriture. Et pas de n’importe quelle écriture : j’avais besoin de l’écriture qui s’élabore avec vous - mes lecteurs.

Car je n’écris pas (seulement) pour vous, j’écris avec vous. Votre présence potentielle m’octroie l’extra-territorialité indispensable à tout travail d’écriture. C’est un travail qui s’effectue en grande partie en cachette, sans qu’on en soit conscient, comme on dit d’un souci rémanent qu’il nous travaille, ou d’une assemblage de bois que l’usage a déformé qu’il a travaillé. Votre présence modifie mon écriture. Elle l’affine, elle l’approfondie. On pourrait dire qu’elle est une chaleur faisant fermenter la pâte de mes textes. Cette présence est illusoire, bien sûr – ne sommes-nous pas toujours seuls ? – mais, pour moi, il s’agit d’une illusion fertile.

Me voilà donc à pied d’œuvre pour rédiger ce texte. Ou plutôt devrais-je dire : nous voilà à pied d’œuvre pour le faire ! La tâche qui nous incombe est la suivante : questionner cette question qui m’a été posée en rêve. Est-ce que cette question a un sens ? Peut-on sérieusement envisager d’y répondre ? Et surtout (au regard du paragraphe précédent) : est-ce que cette question peut nous fournir matière à écriture ? 

Commençons par répondre à ce que ne m’a pas demandé l’idole. Si cette étrange créature m’avait demandé « Où allons-nous ? » au lieu de « Où vas-tu ? », ma réponse aurait été la suivante : nous courrons à la catastrophe. Les monstres que nous avons créé nous dévorent tout crus. S’il existe quelque part une personnification de la mort, elle doit être ravie de moissonner ces récoltes semées de main d’homme, que nous lui servons obligeamment sur un plateau : famines, épidémies, pillages, massacres, cataclysmes, guerres fratricides et autres fléaux, tous d’origine humaine. Notre monde s’effondre un peu plus chaque jour, sapé par la disparition des colonnes de sagesse qui le soutenait naguère.

De même, si l’idole avait formulé sa question au passé, en me demandant « Où allais-tu ? » au lieu de « Où vas-tu ? » - ma réponse aurait également été toute trouvée. Car il y a bien un axe principal à ma vie passée, un épine dorsale innervant tous les tissus adjacents de ma personnalité.

C’est l’apanage de la maturité : grâce au surplomb que me confère les années écoulées, je peux discerner le motif principal de ce qui, sur le moment, semblait n’être qu’un enchevêtrement d’évènements aléatoires. Cette forme – ce dessein général - n’a de sens que pour moi. Je ne saurais lui donner un nom, mais j’en connais l’origine : il s’agit de l’effet que la pratique de la méditation bouddhiste a eu sur ma vie.

Du plus loin qu’il m’en souvienne, il me parait désormais évident que je me suis toujours dirigé, à tâtons et sans rien y comprendre, vers toujours plus d’approfondissement de la voie du zen. Pour le formuler d’une manière paradoxale, je dirais que j’effectuais un trajet menant de zazen à zazen, c’est-à-dire dont zazen est à la fois le point de départ, le point d’arrivée et le véhicule permettant d'effectuer ce trajet immobile.

Il y eu bien des détours (j’avais 20 ans à peine lorsque je me suis assis pour la première fois sur un coussin de méditation), mais je sais aujourd’hui que ce que je prenais à l’époque pour des chemins de traverse formaient en réalité des plis – des plis rapprochant des zones de moi-même qui, si elles s’étaient présentés à moi dans une perspective rectiligne, n’auraient jamais eu l’heur de se rencontrer.

Il y a quelques années, si l’idole m’avait demandé « Où vas-tu ? », j’aurais répondu que j’allais vers toujours plus de compréhension de moi-même, toujours plus d’approfondissement de la voie bouddhiste. Ce qui avait été valable dans mon passé, je l’aurais projeté sans l’ombre d’une hésitation sur mon avenir.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Aujourd’hui, je sais que zazen n’a aucun avenir. Il se déploie dans un présent pur. Pratiquer zazen dans l’espoir d’un gain – une atténuation de ses souffrances, une compréhension de la vérité ultime  (l’un découlant de l’autre) - ou bien l’obtention d’une image valorisante de soi-même, la poursuite d’une figure spirituelle idéalisée – c’est se fourvoyer. Ce n’est d’ailleurs pas un problème en soi : toutes les motivations pour pratiquer zazen sont bonnes à prendre, bien qu’aucune ne soit pertinente - de toutes façons, zazen se charge de couper l’herbe sous le pied de nos attentes, y compris (et surtout) les plus subtiles. Cela se fait sans qu’on le veuille, automatiquement. Il suffit pour cela d’avoir confiance en zazen.

En quoi ces considérations préalables nous aident elles à répondre à la question de l’idole ? Si elles n’y répondent pas directement, je crois qu’elles contribuent à en préciser le contexte. Les questions que ne m’a pas posé l’idole – « Où allons nous ? » et « Où allais tu ? » - forment en quelque sorte les deux dimensions d'un paysage. L’horizon de ce paysage, c’est notre destinée collective, dont on peut à bon droit se montrer inquiet. Sa profondeur de champ, c’est l’ombre portée par l’influence du bouddhisme sur ma vie passée. Pour l'instant, ce paysage est encore vide, mais la réponse que nous formulerons à la question de l'idole viendra bientôt l'habiter.   

Une solution de facilité serait de répondre : « je vais où la vie me mène ». N’est-ce pas ce que nous faisons tous ? Ne sommes nous pas ballotés aux grès de circonstances que nous ne maitrisons pas, mais qui nous modifient au fur et à mesure, tout comme elles modifient le monde dans lequel nous évoluons ? On avance, en se disant que le temps séparera le bon grain de l’ivraie. Avec le recul (comme je l’ai fait moi-même en prenant conscience de l’influence de zazen sur ma vie), on discernera une orientation dans ce fouillis inextricable de circonstances et d’aléas.

Mais cet argument ne constitue pas une réponse pertinente à la question qui nous préoccupe aujourd’hui. On ne peut pas répondre à la question « Où vas-tu ? » par un « Je le saurais plus tard ». On ne conduit pas une voiture les yeux fixés sur le rétroviseur.

D’ailleurs, il me semble que l’idole ne se contentera pas d’une réponse aussi vague. Ce qu’elle veut savoir, c’est s’il existe, pour moi, aujourd'hui, quelque chose d’essentiel – une valeur, une vérité, une relation, ou même un objet ou un lieu, qui sait ? – quelque chose ayant assez d’importance à mes yeux pour que j’envisage d’y consacrer le reste de ma vie.

J’ai beau chercher - en dehors de zazen, je ne vois pas. L’amour en général n’a pas de sens pour moi. L’amour avec un grand A me semble trop dépendant de circonstances extérieures pour qu’on en fasse l’objectif de sa vie. On n’instaure pas l’amour, on le performe sur le champ (et quelquefois à la sauvette), dans les marges laissées vacantes par nos précédents impedimenta. A la question de mon rêve, je ne peux donc pas répondre « je vais vers l’amour » - mais seulement espérer que nos routes continueront à se croiser quelquefois.

Pour aller au-delà de ces généralités, il me faut distinguer ce qui, en moi, est de l’ordre du superficiel, de l’anecdotique, du tuf - de ce qui constitue mes strates de roches sédimentaires les plus profondes.

Si je songe à ce qui me réjouis au quotidien, à ce qui m’apporte la joie la plus pure, à ce qui me fait sourire le cœur, à ce qui me nourrit, à ce dont j’espère qu’il me sera longtemps donné de bénéficier (même et surtout lorsque ma vie, diminuée à l’extrême, ne tiendra plus qu’à un fil), si je cherche à cerner ce qui me parait le plus important dans ma vie - je trouve quatre forces, quatre bons génies œuvrant tous les jours à prodiguer leur magie ordinaire, quatre sources inépuisables de réconfort, de ressourcement et de régénérescence : la pratique de la musique, de la littérature, de l’écriture et des arts plastiques.

Ce sont les quatre chevaux de mon apocalypse individuelle, balayant tout sur leurs passages. Quatre cavales toujours fringantes, piaffant d’impatience de m’emporter au triple galop vers des terres inconnues.   

Musique, littérature, écriture et arts plastiques – quatre éléments auxquels il faut aussitôt ajouter un cinquième, d’une nature différente quoique complémentaire (on pourrait dire : le pouce opposable à ces quatre doigts) – un élément que, faute de mieux, j’appelle « pratique corporelle » - catégorie dans laquelle j’inclue la danse, et plus spécifiquement la recherche de la danse butô initiée depuis une quinzaine d’année, mais aussi ma pratique de la médecine chinoise, du qi-gong et (plus récemment) du yoga, et plus généralement mon goût pour l’effort et la dépense physique.

Il est vrai que j’aurais pu dire « les arts » tout court, ce qui aurait évité cette fastidieuse énumération – mais trop de généralités risque de prêter à confusion. Ce sont précisément ces quatre arts, et non pas d’autres, qui me motivent, me mobilisent, me meuvent et m’émeuvent. Il ne se passe pas un jour sans que je n’écoute de la musique, que je n’écrive, lise ou contemple une œuvre d’art – tout en incorporant les modifications que leur commerce génère en moi par une pratique de yoga respiratoire, une randonnée au grand air ou des travaux de jardinage.

Si la fréquentation des œuvres d’art m’a donné un vernis d’érudition, tout en m’initiant aux us et coutumes parfois étranges des institutions culturelles (je pense notamment aux concerts de musique classique, mais cette remarque est valable aussi pour les musées et les bibliothèques) – je ne me considère nullement comme un « connaisseur » ou un « esthète » - ou, si je le suis devenu, c’est à mon corps défendant.

Il s’agit moins pour moi de découvrir, de reconnaître ou même de comprendre une œuvre d’art, que de la contempler. Zazen ouvre des portes insoupçonnées dans la perception du monde tel qu’il est – et les œuvres d’art sont des extraits du monde, ou plutôt des essences du monde aux pouvoirs particulièrement captivants. Sans craindre d’exagérer, on pourrait dire que, plutôt que de consommer de l’art, comme on le ferait de n’importe quel produit culturel, leur contemplation me plonge dans une sorte d’extase phénoménale.  

Serait-ce donc cela ma réponse à l’idole ?

Pas tout à fait. Il manque encore un petit quelque chose pour parachever notre réponse. 

Les arts ne peuvent pas être ma destination finale - ils sont les moyens d'y parvenir. Des moyens magnifiques, des moyens inépuisables, de prodigieux moyens - mais seulement des moyens. 

J'en veux pour preuve qu'ils communiquent entre eux, via les connexions secrètes provenant de la contrée mystérieuse dont ils sont issus. La musique façonne mon écriture tout autant sinon plus que la littérature - dont j'ai pourtant dévoré de grands pans dès que j'ai été en âge de lire, à l'aide de ces merveilleuses petites quenottes aiguisées de l'enfance. Quelques années plus tard, le butô a m'a fait découvrir une manière viscérale de saisir la présence, quelle qu'elle soit, par exemple celle d'un.e musicien.ne sur scène, lorsque les mouvements conjoints de son âme et de son corps (et pas seulement de son instrument) font vibrer l'air alentour. J'ai également découvert que les mots peuvent être des bâtons de sourciers faisant émerger en soi une danse jusqu'alors inconnue. Il faut dire que Gyohei Zaitsu, le danseur japonais auprès duquel je me suis initié au butô, est un véritable orfèvre en la matière. 

Quant à cette terra incognita qui sous-tends et sustente les arts, il me semble que les humains n'y ont pas accès. Sinon, pourquoi les auraient-ils inventés ? 

Les arts ne sont pas seulement les véhicules de nos extases intimes, ils sont également nos émissaires. Ils nous représentent là où nous ne pouvons pas aller. Ces terres lointaines auxquelles ils aboutissent, après de longs et hasardeux voyages, elles nous sont inaccessibles. Nous ne poserons jamais le pieds sur leur sol intangible, nous ne toucherons jamais leur matière insubstantielle, nous ne contemplerons jamais leurs formes inconcevables, nous n'écouterons jamais leurs sons inouïs. Si nos cinq sens sont bien les outils premiers de nos arts, ils se trouvent seulement du côté humain de ce périple. Là-bas, comme disent les néo-platoniciens, ils ne nous serviraient de rien. 

Nous pouvons désormais terminer le dialogue avec l'idole. 

- Où vas-tu? demande l'idole. 

- Je vais là la vie me mène. 

- Mais toi, personnellement, ne vas-tu pas quelque part? 

- Si je me concentre sur ce qui est le plus important pour moi, sur ce qui apporte le plus de joie dans ma vie, je dirais qu'il s'agit de l'exultation intérieure que les arts me procurent, et plus spécifiquement la musique, la littérature, l'écriture et les arts plastiques. 

- Mais est-ce vraiment là où tu vas? N'est-ce pas plutôt là d'où tu reviens? 

- Tu as raison. Les arts exercent sur moi une attraction irrépressible à laquelle j'ai graduellement appris à céder. 

- Alors je te repose la question : où vas-tu? 

- A la lumière de ce qui a été dit précédemment, voici ma réponse : l'endroit où je vais, la direction que souhaite inculquer à ma vie, c'est de chercher à toucher, grâce à la pratique des arts, et plus spécialement de l'écriture, cet endroit inaccessible dont ils sont issus - sachant que pour moi zazen est la clairière d'où les radicelles de moi-même peuvent partir à la découverte de ce qui n'a pas de nom. 

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