Sur les fesses sales des vieux maîtres.
Ce matin,
à l’aube, en faisant le tour de mon jardin, je me suis souvenu d’une histoire
zen. Les histoires zen sont comme les histoires belges pour les français :
un territoire irrationnel où chacun pioche à sa guise une étrangeté qu’il ne
comprends pas, mais qui pourtant semble lui faire signe – une sorte de clin
d’œil spirituel. Elles ont en outre la faculté de s’implanter dans notre
cerveau d’une manière exaspérante – on ne s’en débarrasse pas si
facilement ! Même la plus absurde (surtout la plus absurde?) peut vous
hanter pendant des jours, tel un chien abandonné qui vous suit à la trace,
navré de constater que décidément vous ne comprenez rien à rien.
L’histoire qui m’est revenu en mémoire concerne Doshin, un moine bouddhiste ayant vécu durant la première moitié du VIIIième siècle de notre ère. Doshin a été le premier maître chinois a fonder un monastère. Jusqu’alors, les disciples du Bouddha étaient des mendiants itinérants, à l’exemple du Grand Éveillé lui-même - qui, à ce moment-là, avait disparu 14 siècle plus tôt - il n’est peut-être pas inutile de le rappeler à notre courte mémoire d’occidentaux ! On considère que cette sédentarisation a marqué un tournant décisif dans le développement du bouddhisme chinois – courant que les spécialistes appelle le Tch’an et dont est issu la tradition zen, grâce à une branche ayant émigré au Japon. Doshin a légué à la postérité un certain nombre d’écrits de haute tenue, dont un manuel à l’usage des débutants encore usité aujourd’hui. Et, bien sûr, la tradition hagiographique nous a fourni son lot habituel d’anecdotes édifiantes le mettant en scène, dialoguant avec son maître Sosan, confronté à l’empereur de Chine ou exposé à la vindicte d’une horde de bandits récalcitrants.
Mais c’est une anecdote moins connue dont je me suis souvenu, ce matin, à l’aube, dans mon jardin. Un jour, quelqu’un évoqua devant Doshin l’étrange comportement d'un ermite appelé Fa-Jong. A rebours du mode de vie traditionnellement grégaire des moines de cette époque, Fa-Jong pratiquait seul la méditation assise, retiré dans un endroit sauvage et isolé. On racontait qu’il vivait dans une minuscule cabane accrochée à une montagne appelée « Tête de Bœuf », à quelques lieux de Nankin, c'est-à-dire très loin du monastère fondé par Doshin. Celui-ci ressentit immédiatement le besoin impérieux d'aller le rencontrer. Rien ne put le faire changer d'avis. Toutes affaires cessantes, il se mit en route.
Après bien des difficultés, il trouva Fa-Jong assis au sommet d'un rocher, devant sa cabane. L’accueil fut cordial. L’ermite alla lui chercher une natte et ils s’installèrent côte-à-côte, les yeux perdus dans la contemplation de la vallée étalée à leurs pieds. Tout à coup, Doshin frémit en entendant le rugissement d’un tigre qui semblait tout proche. Fa-jong lui dit en souriant : « je remarque que cela est encore présent en toi » - il faisait allusion à la croyance en la réalité du monde extérieur.
Quelques instants plus tard, ils étaient occupés à pratiquer la calligraphie quand Fa-jong dut s'éclipser pour soulager un besoin naturel. Doshin en profita pour tracer avec son pinceau le nom de Bouddha sur le rocher où Fa-jong s’était assis. A son retour, celui-ci hésita à reprendre sa place. S’asseoir sur le nom du bouddha, qui plus est en ayant les fesses sales, lui semblait une sorte de blasphème. Doshin, les yeux pétillant de malice, lui rétorqua alors : « je remarque que cela est encore présent en toi !».
Il me plaît d’imaginer que, parvenus à ce point de leur conversation, les deux maîtres éclatèrent de rire.
Bien sûr, on peut considérer cette histoire comme la trace pittoresque d’un passé très ancien et irrémédiablement révolu. Mais on peut aussi, à l’inverse, la comprendre comme une sorte de partie de go, commencée depuis la nuit des temps et qui se poursuit encore aujourd'hui, dans notre esprit, quel que soit le nom du rocher sur lequel nous nous perchons. Même si les corps et les présences de ces deux maîtres sont retournés à la poussière depuis longtemps, cette partie de go se disputera sans fin – du moins tant qu'il y aura des êtres humains assez chanceux pour entreprendre de cheminer sur la voie du bouddha.
Ainsi, à chaque fois que notre Doshin intérieur s’effraie de situations extérieures qu'il échafaude pourtant lui-même, il peut entendre la voix de son comparse Fa-jong lui rétorquer : « je remarque que cela est encore présent en toi ». Et, à l'inverse, quand c'est notre polarité Fa-jong qui, tournant le dos aux phénomènes extérieurs, cherche à sacraliser la voie bouddhiste en une « vérité » ultime qu’il lui faudrait à toute force atteindre, obtenir, rejoindre – son Doshin antagoniste a beau jeu de répliquer à son tour : « je remarque que cela est encore présent en toi ».
Le dialogue de Doshin et de Fa-Jong me fait penser à une autre histoire que quelqu’un m'a racontée un jour. Je ne me souviens plus qui, ni quand. Elle n’est pas reprise dans les quelques recueils d’anecdotes zen que j’ai pu compulser - mais, comme je suis loin d’être un érudit en la matière, cela ne prouve rien quant à son authenticité. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce mystérieux interlocuteur l'ait inventé de toute pièce, parce qu’il avait senti que c’était le message qu’il fallait me faire passer - ou bien encore que je me sois raconté à moi-même cette histoire apocryphe, via le truchement d'un tiers imaginaire... Peu importe. Voici l'histoire.
Une communauté de moines bouddhistes voulait demander à un ermite très réputé de présider la cérémonie de bénédiction de la statue de bouddha qu’ils venaient d’installer dans leur temple. C’était une statue absolument splendide, toute en or. Les moines désiraient ardemment que ce maître leur fasse l’honneur de leur rendre une visite à cette occasion, même si celui-ci ne quittait jamais son ermitage. Ils envoyèrent donc des émissaires pour lui exposer leur requête. L’ermite refusa, mais les moines ne se découragèrent pas. On savait le maître irascible et particulièrement jaloux de protéger la sérénité de sa retraite. De nouveaux émissaires furent envoyés, encore et encore. L’ermite finit par céder, probablement pour ne plus être importuné.
Le jour de la cérémonie arriva. Les moines s’étaient regroupés devant le temple pour guetter l’arrivée de cet ermite mystérieux. Le voilà qui apparaît. C'est un vieil homme hirsute, à peine vêtu d'un bout de tissu d’une propreté plus que douteuse, grossièrement noué autour de ses hanches. Il a les yeux exorbités et l'air particulièrement revêche. Il s'avance en claudiquant au milieu des dignitaires revêtus de leurs plus beaux atours, pénètre sans dire un mot dans le temple et s'assoit à la place d'honneur qui lui est réservée.
La cérémonie débute, quand soudain le vieux maître se relève, ôte son pagne dégoûtant et le jette sur la tête du bouddha d'or. Tout le monde est sidéré. Devant l’aréopage de dignitaires offusqués, le vieux maître se rassoie comme si de rien n’était et reprend, entièrement nu, le cours de la cérémonie, qui se déroule ensuite sans la moindre anicroche.
Bien sûr, à première vue, ce comportement outrageant parait similaire à la facétie de Doshin dévoilant le fait que Fa-Jong vénérait une illusion sous la forme de ce qu’il appelait « le bouddha ». Mais, ce qui me semble surtout important dans cette histoire, c'est que le vieil ermite ait mené la cérémonie d'une manière parfaite, comme lui seul était en mesure de le faire – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la communauté des moines désiraient tant qu'il la préside.
Si cette histoire ne contenait que l'aspect iconoclaste du « slip sale jeté à la tête du bouddha », je la trouverai moins subtile et par trop convenue. On pourrait aisément broder toutes sortes de commentaires lénifiants à son propos : l'important n'est pas dans la statue d'or, mais à l'intérieur de vous, ne vous attachez pas aux formes extérieures, le véritable trésor est en vous, etc.
Mais ce n’est pas exactement cela que nous enseigne le vieil ermite. Après avoir jeté sa culotte sale à la tête de la statue, plutôt que de renvoyer chacun pratiquer zazen dans sa cellule, il s’est évertué a respecter le rituel de la cérémonie jusque dans ses moindres détails – s’appliquant (j’en suis certain) à la réalisation de cette tâche avec une totale sincérité, le cœur ouvert, en totale adhésion avec la signification profonde de son office. C’est ce qui rend son geste iconoclaste si radical.
Respect dévotionnel de la forme, d’un côté - mise en exergue cinglante de la vanité de toute forme, de l’autre : ces deux aspects conjoints me paraissent tout à fait caractéristiques du zen. Il y a là l’amorce de cette capacité à pulvériser l’illusion de l’égo qui, de mon point de vue, est le véritable trésor du zen – le « trésor de l’œil du dharma authentique », pour employer une expression devenue canonique de maître Dogen. On pourrait nommer ce paradoxe de la « dynâmite » - avec un accent circonflexe sur le a – mais ce serait faire preuve d'un goût déplorable en matière de jeu de mot !
Il est également intéressant de se remémorer cette histoire au regard de la situation des écoles zen de notre temps. Certains s’efforcent de respecter le rituel à la lettre, sans en changer une virgule, ni un coup de clochette, ni le nombre de pas prescrits pour venir faire gasho devant la statue du bouddha. D’autres veulent tout envoyer valdinguer en jetant leurs affaires sales à la tête de ce qu’ils n’estiment être qu’un bloc de pierre ou d’or - une forme vide.
Mais quel est le maître qui, aujourd’hui, propose les deux ensemble ? Quel est le maître qui, dans sa paume, tient fermement jointes les deux parties opposées de cette mâchoire spirituelle ?
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