mardi 31 octobre 2023

Sur une question qui m’a été posé en rêve.

Cette nuit, j’ai rêvé que je me trouvais face à une sorte d’idole à forme humaine. Je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une homme ou d’une femme. Tout ce dont je me souviens est qu’elle était imposante et particulièrement inexpressive. Je me suis incliné devant elle. Au moment où je me redressais, elle a laissé tomber sur moi un regard indifférent et m’a demandé :

- Ou vas-tu ?

J’étais stupéfait. Cette petite phrase a cloué net le papillon fou de mon cœur.

J'étais tellement troublé que cela m'a réveillé. J’avais beau me dire que cela ne voulait rien dire, que ce n’était qu’un rêve – cette interpellation péremptoire m’obsédait. Comment répondre à une telle question ? Est-il possible de dire ce vers quoi nous allons ? Plus je retournais ce problème dans ma tête, plus il paraissait évident que je ne parviendrai plus à retrouver le sommeil avant que l’aube ne vienne bleuir le carreau de ma fenêtre. Mais j’avais au moins acquis une conviction : je ne m’en sortirais pas tout seul. J’avais besoin de l’aide de l’écriture. Et pas de n’importe quelle écriture : j’avais besoin de l’écriture qui s’élabore avec vous - mes lecteurs.

Car je n’écris pas (seulement) pour vous, j’écris avec vous. Votre présence potentielle m’octroie l’extra-territorialité indispensable à tout travail d’écriture. C’est un travail qui s’effectue en grande partie en cachette, sans qu’on en soit conscient, comme on dit d’un souci rémanent qu’il nous travaille, ou d’une assemblage de bois que l’usage a déformé qu’il a travaillé. Votre présence modifie mon écriture. Elle l’affine, elle l’approfondie. On pourrait dire qu’elle est une chaleur faisant fermenter la pâte de mes textes. Cette présence est illusoire, bien sûr – ne sommes-nous pas toujours seuls ? – mais, pour moi, il s’agit d’une illusion fertile.

Me voilà donc à pied d’œuvre pour rédiger ce texte. Ou plutôt devrais-je dire : nous voilà à pied d’œuvre pour le faire ! La tâche qui nous incombe est la suivante : questionner cette question qui m’a été posée en rêve. Est-ce que cette question a un sens ? Peut-on sérieusement envisager d’y répondre ? Et surtout (au regard du paragraphe précédent) : est-ce que cette question peut nous fournir matière à écriture ? 

Commençons par répondre à ce que ne m’a pas demandé l’idole. Si cette étrange créature m’avait demandé « Où allons-nous ? » au lieu de « Où vas-tu ? », ma réponse aurait été la suivante : nous courrons à la catastrophe. Les monstres que nous avons créé nous dévorent tout crus. S’il existe quelque part une personnification de la mort, elle doit être ravie de moissonner ces récoltes semées de main d’homme, que nous lui servons obligeamment sur un plateau : famines, épidémies, pillages, massacres, cataclysmes, guerres fratricides et autres fléaux, tous d’origine humaine. Notre monde s’effondre un peu plus chaque jour, sapé par la disparition des colonnes de sagesse qui le soutenait naguère.

De même, si l’idole avait formulé sa question au passé, en me demandant « Où allais-tu ? » au lieu de « Où vas-tu ? » - ma réponse aurait également été toute trouvée. Car il y a bien un axe principal à ma vie passée, un épine dorsale innervant tous les tissus adjacents de ma personnalité.

C’est l’apanage de la maturité : grâce au surplomb que me confère les années écoulées, je peux discerner le motif principal de ce qui, sur le moment, semblait n’être qu’un enchevêtrement d’évènements aléatoires. Cette forme – ce dessein général - n’a de sens que pour moi. Je ne saurais lui donner un nom, mais j’en connais l’origine : il s’agit de l’effet que la pratique de la méditation bouddhiste a eu sur ma vie.

Du plus loin qu’il m’en souvienne, il me parait désormais évident que je me suis toujours dirigé, à tâtons et sans rien y comprendre, vers toujours plus d’approfondissement de la voie du zen. Pour le formuler d’une manière paradoxale, je dirais que j’effectuais un trajet menant de zazen à zazen, c’est-à-dire dont zazen est à la fois le point de départ, le point d’arrivée et le véhicule permettant d'effectuer ce trajet immobile.

Il y eu bien des détours (j’avais 20 ans à peine lorsque je me suis assis pour la première fois sur un coussin de méditation), mais je sais aujourd’hui que ce que je prenais à l’époque pour des chemins de traverse formaient en réalité des plis – des plis rapprochant des zones de moi-même qui, si elles s’étaient présentés à moi dans une perspective rectiligne, n’auraient jamais eu l’heur de se rencontrer.

Il y a quelques années, si l’idole m’avait demandé « Où vas-tu ? », j’aurais répondu que j’allais vers toujours plus de compréhension de moi-même, toujours plus d’approfondissement de la voie bouddhiste. Ce qui avait été valable dans mon passé, je l’aurais projeté sans l’ombre d’une hésitation sur mon avenir.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Aujourd’hui, je sais que zazen n’a aucun avenir. Il se déploie dans un présent pur. Pratiquer zazen dans l’espoir d’un gain – une atténuation de ses souffrances, une compréhension de la vérité ultime  (l’un découlant de l’autre) - ou bien l’obtention d’une image valorisante de soi-même, la poursuite d’une figure spirituelle idéalisée – c’est se fourvoyer. Ce n’est d’ailleurs pas un problème en soi : toutes les motivations pour pratiquer zazen sont bonnes à prendre, bien qu’aucune ne soit pertinente - de toutes façons, zazen se charge de couper l’herbe sous le pied de nos attentes, y compris (et surtout) les plus subtiles. Cela se fait sans qu’on le veuille, automatiquement. Il suffit pour cela d’avoir confiance en zazen.

En quoi ces considérations préalables nous aident elles à répondre à la question de l’idole ? Si elles n’y répondent pas directement, je crois qu’elles contribuent à en préciser le contexte. Les questions que ne m’a pas posé l’idole – « Où allons nous ? » et « Où allais tu ? » - forment en quelque sorte les deux dimensions d'un paysage. L’horizon de ce paysage, c’est notre destinée collective, dont on peut à bon droit se montrer inquiet. Sa profondeur de champ, c’est l’ombre portée par l’influence du bouddhisme sur ma vie passée. Pour l'instant, ce paysage est encore vide, mais la réponse que nous formulerons à la question de l'idole viendra bientôt l'habiter.   

Une solution de facilité serait de répondre : « je vais où la vie me mène ». N’est-ce pas ce que nous faisons tous ? Ne sommes nous pas ballotés aux grès de circonstances que nous ne maitrisons pas, mais qui nous modifient au fur et à mesure, tout comme elles modifient le monde dans lequel nous évoluons ? On avance, en se disant que le temps séparera le bon grain de l’ivraie. Avec le recul (comme je l’ai fait moi-même en prenant conscience de l’influence de zazen sur ma vie), on discernera une orientation dans ce fouillis inextricable de circonstances et d’aléas.

Mais cet argument ne constitue pas une réponse pertinente à la question qui nous préoccupe aujourd’hui. On ne peut pas répondre à la question « Où vas-tu ? » par un « Je le saurais plus tard ». On ne conduit pas une voiture les yeux fixés sur le rétroviseur.

D’ailleurs, il me semble que l’idole ne se contentera pas d’une réponse aussi vague. Ce qu’elle veut savoir, c’est s’il existe, pour moi, aujourd'hui, quelque chose d’essentiel – une valeur, une vérité, une relation, ou même un objet ou un lieu, qui sait ? – quelque chose ayant assez d’importance à mes yeux pour que j’envisage d’y consacrer le reste de ma vie.

J’ai beau chercher - en dehors de zazen, je ne vois pas. L’amour en général n’a pas de sens pour moi. L’amour avec un grand A me semble trop dépendant de circonstances extérieures pour qu’on en fasse l’objectif de sa vie. On n’instaure pas l’amour, on le performe sur le champ (et quelquefois à la sauvette), dans les marges laissées vacantes par nos précédents impedimenta. A la question de mon rêve, je ne peux donc pas répondre « je vais vers l’amour » - mais seulement espérer que nos routes continueront à se croiser quelquefois.

Pour aller au-delà de ces généralités, il me faut distinguer ce qui, en moi, est de l’ordre du superficiel, de l’anecdotique, du tuf - de ce qui constitue mes strates de roches sédimentaires les plus profondes.

Si je songe à ce qui me réjouis au quotidien, à ce qui m’apporte la joie la plus pure, à ce qui me fait sourire le cœur, à ce qui me nourrit, à ce dont j’espère qu’il me sera longtemps donné de bénéficier (même et surtout lorsque ma vie, diminuée à l’extrême, ne tiendra plus qu’à un fil), si je cherche à cerner ce qui me parait le plus important dans ma vie - je trouve quatre forces, quatre bons génies œuvrant tous les jours à prodiguer leur magie ordinaire, quatre sources inépuisables de réconfort, de ressourcement et de régénérescence : la pratique de la musique, de la littérature, de l’écriture et des arts plastiques.

Ce sont les quatre chevaux de mon apocalypse individuelle, balayant tout sur leurs passages. Quatre cavales toujours fringantes, piaffant d’impatience de m’emporter au triple galop vers des terres inconnues.   

Musique, littérature, écriture et arts plastiques – quatre éléments auxquels il faut aussitôt ajouter un cinquième, d’une nature différente quoique complémentaire (on pourrait dire : le pouce opposable à ces quatre doigts) – un élément que, faute de mieux, j’appelle « pratique corporelle » - catégorie dans laquelle j’inclue la danse, et plus spécifiquement la recherche de la danse butô initiée depuis une quinzaine d’année, mais aussi ma pratique de la médecine chinoise, du qi-gong et (plus récemment) du yoga, et plus généralement mon goût pour l’effort et la dépense physique.

Il est vrai que j’aurais pu dire « les arts » tout court, ce qui aurait évité cette fastidieuse énumération – mais trop de généralités risque de prêter à confusion. Ce sont précisément ces quatre arts, et non pas d’autres, qui me motivent, me mobilisent, me meuvent et m’émeuvent. Il ne se passe pas un jour sans que je n’écoute de la musique, que je n’écrive, lise ou contemple une œuvre d’art – tout en incorporant les modifications que leur commerce génère en moi par une pratique de yoga respiratoire, une randonnée au grand air ou des travaux de jardinage.

Si la fréquentation des œuvres d’art m’a donné un vernis d’érudition, tout en m’initiant aux us et coutumes parfois étranges des institutions culturelles (je pense notamment aux concerts de musique classique, mais cette remarque est valable aussi pour les musées et les bibliothèques) – je ne me considère nullement comme un « connaisseur » ou un « esthète » - ou, si je le suis devenu, c’est à mon corps défendant.

Il s’agit moins pour moi de découvrir, de reconnaître ou même de comprendre une œuvre d’art, que de la contempler. Zazen ouvre des portes insoupçonnées dans la perception du monde tel qu’il est – et les œuvres d’art sont des extraits du monde, ou plutôt des essences du monde aux pouvoirs particulièrement captivants. Sans craindre d’exagérer, on pourrait dire que, plutôt que de consommer de l’art, comme on le ferait de n’importe quel produit culturel, leur contemplation me plonge dans une sorte d’extase phénoménale.  

Serait-ce donc cela ma réponse à l’idole ?

Pas tout à fait. Il manque encore un petit quelque chose pour parachever notre réponse. 

Les arts ne peuvent pas être ma destination finale - ils sont les moyens d'y parvenir. Des moyens magnifiques, des moyens inépuisables, de prodigieux moyens - mais seulement des moyens. 

J'en veux pour preuve qu'ils communiquent entre eux, via les connexions secrètes provenant de la contrée mystérieuse dont ils sont issus. La musique façonne mon écriture tout autant sinon plus que la littérature - dont j'ai pourtant dévoré de grands pans dès que j'ai été en âge de lire, à l'aide de ces merveilleuses petites quenottes aiguisées de l'enfance. Quelques années plus tard, le butô a m'a fait découvrir une manière viscérale de saisir la présence, quelle qu'elle soit, par exemple celle d'un.e musicien.ne sur scène, lorsque les mouvements conjoints de son âme et de son corps (et pas seulement de son instrument) font vibrer l'air alentour. J'ai également découvert que les mots peuvent être des bâtons de sourciers faisant émerger en soi une danse jusqu'alors inconnue. Il faut dire que Gyohei Zaitsu, le danseur japonais auprès duquel je me suis initié au butô, est un véritable orfèvre en la matière. 

Quant à cette terra incognita qui sous-tends et sustente les arts, il me semble que les humains n'y ont pas accès. Sinon, pourquoi les auraient-ils inventés ? 

Les arts ne sont pas seulement les véhicules de nos extases intimes, ils sont également nos émissaires. Ils nous représentent là où nous ne pouvons pas aller. Ces terres lointaines auxquelles ils aboutissent, après de longs et hasardeux voyages, elles nous sont inaccessibles. Nous ne poserons jamais le pieds sur leur sol intangible, nous ne toucherons jamais leur matière insubstantielle, nous ne contemplerons jamais leurs formes inconcevables, nous n'écouterons jamais leurs sons inouïs. Si nos cinq sens sont bien les outils premiers de nos arts, ils se trouvent seulement du côté humain de ce périple. Là-bas, comme disent les néo-platoniciens, ils ne nous serviraient de rien. 

Nous pouvons désormais terminer le dialogue avec l'idole. 

- Où vas-tu? demande l'idole. 

- Je vais là la vie me mène. 

- Mais toi, personnellement, ne vas-tu pas quelque part? 

- Si je me concentre sur ce qui est le plus important pour moi, sur ce qui apporte le plus de joie dans ma vie, je dirais qu'il s'agit de l'exultation intérieure que les arts me procurent, et plus spécifiquement la musique, la littérature, l'écriture et les arts plastiques. 

- Mais est-ce vraiment là où tu vas? N'est-ce pas plutôt là d'où tu reviens? 

- Tu as raison. Les arts exercent sur moi une attraction irrépressible à laquelle j'ai graduellement appris à céder. 

- Alors je te repose la question : où vas-tu? 

- A la lumière de ce qui a été dit précédemment, voici ma réponse : l'endroit où je vais, la direction que souhaite inculquer à ma vie, c'est de chercher à toucher, grâce à la pratique des arts, et plus spécialement de l'écriture, cet endroit inaccessible dont ils sont issus - sachant que pour moi zazen est la clairière d'où les radicelles de moi-même peuvent partir à la découverte de ce qui n'a pas de nom. 

dimanche 22 octobre 2023

Sur les nuages.

Avec l’automne revoilà le ciel changeant, le ciel chargé, le ciel de traîne, le ciel variable – ces ciels innombrables défilant fastueusement au dessus de nos têtes, tout barbouillés de nuages. Avec l’automne revoilà ces masses mouvantes, imposantes et instables, ces monuments de l’éphémère : les nuages. Comme on peut apprendre d’eux ! Loin d'être de nébuleux phénomènes atmosphériques qui ne nous concernent en rien, les nuages nous montrent, au contraire, ce que nous devrions chérir plus que tout : ils nous enseignent notre véritable nature.

Comme nous, ils sont, tout en n'étant pas. Comme eux, nous ne sommes que transformations sans substances, permutations d’un état à un autre, prouesses d’équilibriste s’appuyant sur de l’inconsistant pour esquisser de vagues figures aussitôt estompées, sans même une forme stable à laquelle nous identifier, instances essentiellement conditionnées par leur jaillissement spontané et leur disparition évanescente. Les nuages n'ont aucune finalité. Ils ne font qu'évoluer. Et pourtant, ils nous enseignent la nature transitoire de l’esprit, la vacuité essentielle du soi – notre condition quintessentielle, quintessence-ciel...

             ni ronds ni triangles

            formes sans contours

            nombre innombrable

            succession infinie d'états indéfinis

                        on revient toujours

            d'un nuage comme d'une absence

            à soi-même :

            quelque chose était là

            qui n'est plus

                        qu'est-elle devenue ?

            et la forme qui est là maintenant

                        d'où vient-elle ?

N'est-ce pas un paradoxe insolent ? Plutôt que d'être recelée dans un écrin protecteur, une châsse prestigieuse exhibant son précieux contenu, plutôt que d’être réservée à la jouissance de quelques rares élus, seuls dignes d’en contempler l’ineffable lumière, la vérité est étalée sous nos yeux, exposée en permanence au dessus de nos têtes - accessible partout et par tous. Il suffirait de lever les yeux pour la saisir, où que l'on soit, qui que l’on soit – pourvu qu'on sache contempler les nuages sans penser, comme le dit Maître Dôgen de la goutte d'eau au bord du toit.

             stratus cumulus ou nimbus

            chacun d'eux unique entre tous

                        jamais deux fois la même chose

            c'est la règle en ce bas monde

            chaque moment est unique

                        être c'est passer

            effectuer de grands gestes vains

                        qui nous meublent

                        et nous émeuvent

            un visage qui se déforme

            une forme qui nous dévisage

                        les yeux qui voient

                        à l'intérieur d’un regard

                        qui n’est déjà plus là

Les nuages sont ces manifestations chimériques qui se déploient sans limite entre l'immensité de la voûte céleste et la finitude de notre écorce terrestre –  le modèle de ce que les anciens grecs appelaient le phainomenon, « ce qui apparaît » – terme dont sont issus, au fil d’interminables rêveries sémantiques, dérivant au firmament du génie de la langue, ce qu’aujourd’hui nous appelons en français les phénomènes. Denses ou translucides, innombrables ou rares - toujours changeants, jamais fixes - les nuages poursuivent éternellement leur course décousue, œuvrant à la finitude de l’infini - ouvrageant, modelant sans sans fin le vide avec du vide.

Mobiles, éphémères et permanents, visibles et invisibles, les nuages sont l'objet des forces cosmologiques qui les génèrent et les dissipent, et pourtant seulement sujets d'eux-mêmes : tout occupés à exprimer la forme de leur propre vacuité.

En Chine, un des idéogrammes signifiant la vacuité est Wuji, le sans limite. Il est composé de Wu, une terre brûlée, rien – et de Ji, la voûte céleste, l'infini. Entre les deux – issus de l'union entre le rien et l'infini - sont les nuages.

             fantasmagories des mots

                        d'échos en échos

            fugacité de l'être

            éradiqué par le magistral

            coup de gong du présent

            écheveau des causes et des conséquences

                        de qui-pro-quo

            en qui-pro-quo

                        interdépendance karmique

                        ou synchronicité a-causale

            chacun se déformant en l'autre

                        chaque autre se reformant

            par la transformation incessante

                        de ce qui l'a précédé

Qui vit la vie réelle, d'eux ou de nous ? A un moment, nous les voyons étayer en espalier leurs nombreuses petites entités, toutes distinctement pressées les unes contre les autres, puis - l'instant d'après – les voilà fondus en une seule étendue monotone, un vaste dôme translucide, couleur perle, à perte de vue.

Entre les deux, nous avons été happés par nos occupations d'êtres humains ordinaires. Nous avons parlés avec quelques-uns, nous avons effectués quelques actions, nous nous sommes un peu déplacés. Nous avons ajouté quelques lignes à ce texte.

Si nous levons à nouveau les yeux, ils se sont déjà à nouveau transformés. Leur texture est devenue plus fine. Elle irradie d'une luminosité intense qui semble insister. Mais insister auprès de qui ? Et si c'était un message qui nous était adressé ? Cette idée nous trouble tout-à-coup. Nous retournons aussitôt à nos chères occupations, avec un petit frisson rétrospectif, comme si nous venions de frôler un danger inconnu.

                         panaches illuminés qui s'estompent

            en moustaches

                        monts dorés qui s'affaissent en lacs

            dauphins monstrueux

                        s'ébattant

            avec une lenteur effarante

                        parmi les rayons du soleil

            fumées phosphorescentes

                        caressant

            de massives orchidées déliquescentes

                        nuées fugitives

            malaxées de lumière

            suspendues dans l'immobilité

                        des hautes sphères

            qui touchent le cœur

                        sans qu'on sache pourquoi

La première fois que j’ai pris l’avion de Delhi à Guwahati a été pour moi une expérience inoubliable. Cette ligne aérienne emprunte le corridor de Siliguri qui longe l’Himalaya. Nous volions au dessus des nuages. Les premiers sommets de montagnes perçaient déjà l'étendue uniforme. Dip, un documentariste assami que je venais de rencontrer dans l'avion, s'amusait de mon enthousiasme de néophyte : Wait ! Wait ! Mountains bigger than these are coming... Et effectivement, quelques temps après, des pics de plus en plus vertigineux sont apparus devant mes yeux ébahis, toujours plus élevés, jusqu'à former une véritable cordillère de roches brutes émergeant de la mer de nuage....

Il y a eu alors une fine déchirure dans le moutonnement uniforme, par laquelle j'ai pu apercevoir le sol, quelques six mille mètres plus bas. Le contraste entre la terre si lointaine, en dessous des nuages, et la hauteur vertigineuse des montagnes qui s'élevaient devant moi, au dessus des nuages, m'a donné le vertige. Je me suis rejeté contre le dossier de mon siège, complètement désorienté.

            les fibres de la langue

                        se diluent dans l'éther

            l'enclume des oreilles

                        sonnent un coup

            de marteau sans nom

                        dont le son est silence

            les yeux s'envaginent

                        des formes qu'ils touchent

            les doigts se modifient

                        tout autant

            que ce qu'ils veulent saisir

                        la bouche mâche

            de l'air vagabond

            les odeurs dissolvent

                        chaque once de matière

            nous nous défaisons

                        à mesure que nous sommes

            le monde se crée

                        à la lisière exacte

            de sa propre dissolution

Pour le formuler à la manière de la pensée chinoise, nous pourrions dire que « nous sommes la montagne » - mais ce ne serait plutôt un déclaration de principe qu’un état de fait, puisque en réalité nous passons notre vie à déchiffrer des formes fantasmagoriques devinées dans les nuées, dans l'espoir sans cesse déçu d'y lire enfin les traits de notre véritable visage.

Et si nous déclarons au contraire que « nous sommes les nuages » - ce ne serait là encore qu’une demi-vérité - celle de la poésie, qui fait « comme si » nous n’étions que bouffées de sensations extorquées au monde mouvant. Même les yeux rivés au ciel des métamorphoses phénoménales, nous ne cessons de prétendre à la massivité de la montagne – jusqu'à vouloir instaurer en être la moindre oscillation de pensée qui nous traverse.

C’est sans doute pour quoi nous ne voyons pas la leçon des nuages. Tout nous est bon pour perdurer. Nous voudrions d’abord être, pour ensuite persister ad libitum dans notre être, à l’infini. Nous voudrions être exempté de passer. Pourtant, l'histoire de la terre en témoigne, tout autant que le spectacle permanent des nuages nous le prouve : le colossal, le monstrueux ou l'innombrable n'y ont jamais suffit.

dimanche 15 octobre 2023

Sur les fesses sales des vieux maîtres. 

Ce matin, à l’aube, en faisant le tour de mon jardin, je me suis souvenu d’une histoire zen. Les histoires zen sont comme les histoires belges pour les français : un territoire irrationnel où chacun pioche à sa guise une étrangeté qu’il ne comprends pas, mais qui pourtant semble lui faire signe – une sorte de clin d’œil spirituel. Elles ont en outre la faculté de s’implanter dans notre cerveau d’une manière exaspérante – on ne s’en débarrasse pas si facilement ! Même la plus absurde (surtout la plus absurde?) peut vous hanter pendant des jours, tel un chien abandonné qui vous suit à la trace, navré de constater que décidément vous ne comprenez rien à rien.  

L’histoire qui m’est revenu en mémoire concerne Doshin, un moine bouddhiste ayant vécu durant la première moitié du VIIIième siècle de notre ère. Doshin a été le premier maître chinois a fonder un monastère. Jusqu’alors, les disciples du Bouddha étaient des mendiants itinérants, à l’exemple du Grand Éveillé lui-même - qui, à ce moment-là, avait disparu 14 siècle plus tôt - il n’est peut-être pas inutile de le rappeler à notre courte mémoire d’occidentaux ! On considère que cette sédentarisation a marqué un tournant décisif dans le développement du bouddhisme chinois – courant que les spécialistes appelle le Tch’an et dont est issu la tradition zen, grâce à une branche ayant émigré au Japon. Doshin a légué à la postérité un certain nombre d’écrits de haute tenue, dont un manuel à l’usage des débutants encore usité aujourd’hui. Et, bien sûr, la tradition hagiographique nous a fourni son lot habituel d’anecdotes édifiantes le mettant en scène, dialoguant avec son maître Sosan, confronté à l’empereur de Chine ou exposé à la vindicte d’une horde de bandits récalcitrants.

Mais c’est une anecdote moins connue dont je me suis souvenu, ce matin, à l’aube, dans mon jardin. Un jour, quelqu’un évoqua devant Doshin l’étrange comportement d'un ermite appelé Fa-Jong. A rebours du mode de vie traditionnellement grégaire des moines de cette époque, Fa-Jong pratiquait seul la méditation assise, retiré dans un endroit sauvage et isolé. On racontait qu’il vivait dans une minuscule cabane accrochée à une montagne appelée « Tête de Bœuf », à quelques lieux de Nankin, c'est-à-dire très loin du monastère fondé par Doshin. Celui-ci ressentit immédiatement le besoin impérieux d'aller le rencontrer. Rien ne put le faire changer d'avis. Toutes affaires cessantes, il se mit en route.  

Après bien des difficultés, il trouva Fa-Jong assis au sommet d'un rocher, devant sa cabane. L’accueil fut cordial. L’ermite alla lui chercher une natte et ils s’installèrent côte-à-côte, les yeux perdus dans la contemplation de la vallée étalée à leurs pieds. Tout à coup, Doshin frémit en entendant le rugissement d’un tigre qui semblait tout proche. Fa-jong lui dit en souriant : « je remarque que cela est encore présent en toi » - il faisait allusion à la croyance en la réalité du monde extérieur.

Quelques instants plus tard, ils étaient occupés à pratiquer la calligraphie quand Fa-jong dut s'éclipser pour soulager un besoin naturel. Doshin en profita pour tracer avec son pinceau le nom de Bouddha sur le rocher où Fa-jong s’était assis. A son retour, celui-ci hésita à reprendre sa place. S’asseoir sur le nom du bouddha, qui plus est en ayant les fesses sales, lui semblait une sorte de blasphème. Doshin, les yeux pétillant de malice, lui rétorqua alors : « je remarque que cela est encore présent en toi !».

Il me plaît d’imaginer que, parvenus à ce point de leur conversation, les deux maîtres éclatèrent de rire.

Bien sûr, on peut considérer cette histoire comme la trace pittoresque d’un passé très ancien et irrémédiablement révolu. Mais on peut aussi, à l’inverse, la comprendre comme une sorte de partie de go, commencée depuis la nuit des temps et qui se poursuit encore aujourd'hui, dans notre esprit, quel que soit le nom du rocher sur lequel nous nous perchons. Même si les corps et les présences de ces deux maîtres sont retournés à la poussière depuis longtemps, cette partie de go se disputera sans fin – du moins tant qu'il y aura des êtres humains assez chanceux pour entreprendre de cheminer sur la voie du bouddha.

Ainsi, à chaque fois que notre Doshin intérieur s’effraie de situations extérieures qu'il échafaude pourtant lui-même, il peut entendre la voix de son comparse Fa-jong lui rétorquer : « je remarque que cela est encore présent en toi ». Et, à l'inverse, quand c'est notre polarité Fa-jong qui, tournant le dos aux phénomènes extérieurs, cherche à sacraliser la voie bouddhiste en une «  vérité » ultime qu’il lui faudrait à toute force atteindre, obtenir, rejoindre – son Doshin antagoniste a beau jeu de répliquer à son tour : « je remarque que cela est encore présent en toi ».

Le dialogue de Doshin et de Fa-Jong me fait penser à une autre histoire que quelqu’un m'a racontée un jour. Je ne me souviens plus qui, ni quand. Elle n’est pas reprise dans les quelques recueils d’anecdotes zen que j’ai pu compulser - mais, comme je suis loin d’être un érudit en la matière, cela ne prouve rien quant à son authenticité. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce mystérieux interlocuteur l'ait inventé de toute pièce, parce qu’il avait senti que c’était le message qu’il fallait me faire passer - ou bien encore que je me sois raconté à moi-même cette histoire apocryphe, via le truchement d'un tiers imaginaire... Peu importe. Voici l'histoire.

Une communauté de moines bouddhistes voulait demander à un ermite très réputé de présider la cérémonie de bénédiction de la statue de bouddha qu’ils venaient d’installer dans leur temple. C’était une statue absolument splendide, toute en or. Les moines désiraient ardemment que ce maître leur fasse l’honneur de leur rendre une visite à cette occasion, même si celui-ci ne quittait jamais son ermitage. Ils envoyèrent donc des émissaires pour lui exposer leur requête. L’ermite refusa, mais les moines ne se découragèrent pas. On savait le maître irascible et particulièrement jaloux de protéger la sérénité de sa retraite. De nouveaux émissaires furent envoyés, encore et encore. L’ermite finit par céder, probablement pour ne plus être importuné.

Le jour de la cérémonie arriva. Les moines s’étaient regroupés devant le temple pour guetter l’arrivée de cet ermite mystérieux. Le voilà qui apparaît. C'est un vieil homme hirsute, à peine vêtu d'un bout de tissu d’une propreté plus que douteuse, grossièrement noué autour de ses hanches. Il a les yeux exorbités et l'air particulièrement revêche. Il s'avance en claudiquant au milieu des dignitaires revêtus de leurs plus beaux atours, pénètre sans dire un mot dans le temple et s'assoit à la place d'honneur qui lui est réservée.

La cérémonie débute, quand soudain le vieux maître se relève, ôte son pagne dégoûtant et le jette sur la tête du bouddha d'or. Tout le monde est sidéré. Devant l’aréopage de dignitaires offusqués, le vieux maître se rassoie comme si de rien n’était et reprend, entièrement nu, le cours de la cérémonie, qui se déroule ensuite sans la moindre anicroche.

Bien sûr, à première vue, ce comportement outrageant parait similaire à la facétie de Doshin dévoilant le fait que Fa-Jong vénérait une illusion sous la forme de ce qu’il appelait « le bouddha ». Mais, ce qui me semble surtout important dans cette histoire, c'est que le vieil ermite ait mené la cérémonie d'une manière parfaite, comme lui seul était en mesure de le faire – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la communauté des moines désiraient tant qu'il la préside.

Si cette histoire ne contenait que l'aspect iconoclaste du « slip sale jeté à la tête du bouddha », je la trouverai moins subtile et par trop convenue. On pourrait aisément broder toutes sortes de commentaires lénifiants à son propos : l'important n'est pas dans la statue d'or, mais à l'intérieur de vous, ne vous attachez pas aux formes extérieures, le véritable trésor est en vous, etc.

Mais ce n’est pas exactement cela que nous enseigne le vieil ermite. Après avoir jeté sa culotte sale à la tête de la statue, plutôt que de renvoyer chacun pratiquer zazen dans sa cellule, il s’est évertué a respecter le rituel de la cérémonie jusque dans ses moindres détails – s’appliquant (j’en suis certain) à la réalisation de cette tâche avec une totale sincérité, le cœur ouvert, en totale adhésion avec la signification profonde de son office. C’est ce qui rend son geste iconoclaste si radical.

Respect dévotionnel de la forme, d’un côté - mise en exergue cinglante de la vanité de toute forme, de l’autre : ces deux aspects conjoints me paraissent tout à fait caractéristiques du zen. Il y a là l’amorce de cette capacité à pulvériser l’illusion de l’égo qui, de mon point de vue, est le véritable trésor du zen – le « trésor de l’œil du dharma authentique », pour employer une expression devenue canonique de maître Dogen. On pourrait nommer ce paradoxe de la « dynâmite » - avec un accent circonflexe sur le a – mais ce serait faire preuve d'un goût déplorable en matière de jeu de mot !

Il est également intéressant de se remémorer cette histoire au regard de la situation des écoles zen de notre temps. Certains s’efforcent de respecter le rituel à la lettre, sans en changer une virgule, ni un coup de clochette, ni le nombre de pas prescrits pour venir faire gasho devant la statue du bouddha. D’autres veulent tout envoyer valdinguer en jetant leurs affaires sales à la tête de ce qu’ils n’estiment être qu’un bloc de pierre ou d’or - une forme vide.

Mais quel est le maître qui, aujourd’hui, propose les deux ensemble ? Quel est le maître qui, dans sa paume, tient fermement jointes les deux parties opposées de cette mâchoire spirituelle ? 

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...