Sur les bordures
On joue avec les bordures, on les frôle, on les taquine, on les violente même parfois un peu – comme ce feu « orange bien mûr » inventé en toute mauvaise foi par les automobilistes – mais globalement on les respecte. Car, lorsqu’on les franchit allégrement, le mot de « bordures » n’a plus lieu d’être. On ne parle plus alors de bordures mais de bornes – et lorsqu’on franchit les bornes, il n’y a plus de limite, comme le dit la sagesse populaire, selon un adage dont la paternité reste incertaine mais qui eut l’insigne honneur de figurer sous la plume de Flaubert, parmi d’autres perles de la bêtise humaine proférées en toute candeur par Bouvard et Pécuchet.
On mord la bordure, mais on outrepasse les bornes. Se faisant, on se retrouve au bord du gouffre – borderline. Les bordures contiennent, relient, distinguent - tandis que les bornes, elles, stipulent qu'au delà de l'endroit qu'elles indiquent on s'avance dans l’inconnu. Les unes délivrent un aller-retour inconnu-maison, les autres un ticket simple pour le grand saut. Celles-ci flirtent avec les limites pour mieux donner corps à ce qui s’arrête là – tandis que celles-là béent sur le néant.
Personnellement, je suis amateur de bordures. Bien sûr, comme tout un chacun, il m’est arrivé de passer les bornes – mais il ne me semble pas que les enseignements que j’en ai tiré aient été à la hauteur des efforts exorbitants qu’il m’a fallu fournir pour me sortir des guêpiers dans lesquels mon enthousiasme inconséquent m’avait jeté.
Avec les bordures, on ne court pas
ce genre de danger. Il y a toujours moyen de revenir, de se rapatrier in extremis
en territoire connu. De réintégrer ses pénates, sain et sauf. Cette élasticité
du risque donne du jeu à l'économie toujours un peu crispée des gains et des pertes. C'est comme une danse - un pas en dedans, un pas en dehors. En jouant avec les bordures on peut inventer d'infinies variations sur le potentiel du présent.
L'amateur de bordures aime multiplier les débuts et les fins. On pourrait même dire qu’il s’en délecte. Il n’est pas rare de le trouver comme ivre, l’esprit tout entier bouleversé par quelque chose qui vient de disparaître ou de poindre. Célébrer la naissance de quelque chose, célébrer la fin d’une autre chose ou de la même - cela participe pour lui du même mystérieux hymen…
S’il y a un âge où se manifeste pleinement la séduction des bordures, c’est bien à l’adolescence - à mi-chemin entre une enfance honnie et la perspective d'autant plus crainte qu'ardemment désirée de rejoindre bientôt le monde des adultes. L’âge où le vouloir excède de beaucoup le faire. L’âge où l’on revient encore lorsque l’on part – mais où l’on part de plus en plus fréquemment, tout en multipliant à l'infini les manières de le faire.
Adolescent, alors que je croyais avoir inventé l’exploration urbaine, en revenant de quelques expéditions nocturnes dans les friches industrielles du Havre, je parcourais pieds nus la petite dizaine de kilomètres séparant la grande ville du domicile de mes parents. Les chaussures à la main, je veillais à poser mes pas sur les bandes latérales de longs boulevards déserts, en bordures de chaussée. Je me souviens que je trouvais leur surface douce et lisse, un peu huileuse. En tout cas beaucoup plus agréable à mes plantes de pieds (qui devaient être alors incroyablement tendres - or j’avais 16 ans à peine) que l'agrégat grumeleux du bitume…
A l’époque, j’avais composé un poème dont il me reste un fragment en mémoire. Sans que je le sache, il était déjà question de bordures :
J’ai un homme dans ma valise
Et j’attends - pour partir...
Beaucoup d'endroits du corps sont des bordures : les commissures des lèvres, les ourlets quelquefois las des paupières aux coins des yeux, ou encore les nuques que je trouve si émouvantes, surtout lorsqu’on les découvre au détour d’une masse de cheveux incidemment relevé - frêles passerelles menant de la masse pleine de nodosités des épaules jusqu’à la coque pesante du crâne…
Les bordures du corps, on en trouve aussi dans cette zone du bas du dos qu’on appelle les lombes - un mot qui me plongeait alors dans un ravissement béat, peut-être par une secrète analogie avec les combes normandes, douillettement amorties d’herbe drue, que je parcourais alors à perte d’haleine sur mon vélo…
Aujourd’hui encore, les bordures m’évoquent instantanément ces zones frontalières où mon désir aime tant saisir des émois de contrebande – les seins des hommes, les touffes de pilosité des femmes, un certain grain de voix communes aux deux genres, où s’expriment avec une fougue indifférenciée le jet imprévisible de la jeunesse, la brusquerie de la vie, l’élan foutraque du printemps.
Les bordures permettent presque de rejoindre le connu et l'inconnu. Se tenir sur les bordures, c’est demeurer dans le monde du « Presque ». Et le « presque » - n’est-ce pas justement une possible définition de la poésie ?
Grâce aux bordures, on peut apprendre qu’il y a des choses qui ne peuvent s’aborder que de biais. Que le « faire semblant » de l’enfant qui joue, du shaman qui cherche en lui des voies pour voyager au-delà du monde ordinaire des humains, c’est un « faire vrai » peut-être plus réel au fond que le monde ordinaire des adultes, qui ne font que s’entretenir d’illusions en s’échangeant complaisamment des faux-semblants.
Grâce aux bordures, l’adolescent, apprenti.e vagabond, découvre que se tenir sur le fil du rasoir – danser sur la corde raide, jouer avec le feu – est un état d’être dans lequel on peut demeurer – à la condition express (comme pour le vélo) de ne jamais mettre pied à terre. L’apprenti.e vagabond peut s’aménager une ligne de vie en forme de ligne de fuite – pourvu qu’il fasse preuve d’assez d’ingénuité pour s’adapter à des circonstances dont toujours au moins un des aspects lui est au fond favorable.
Surfer sur les limites est un art qui prend toute une vie. Ni tout à fait ceci ni tout à fait cela : on dirait un slogan taillé à la mesure d’adolescents rêveurs et réfractaires. A cavaler sur les crêtes, on peut croire que l’impétrant finira fatalement par se rompre le cou et dégringoler d’un côté ou de l’autre de la ligne de démarcation. Et puis non. La succession ininterrompue des aléas de la vie lui apprend les artifices de funambule.
Pour lui, tout est ouvert. Son cœur est vaste comme l'univers. Car rester en bordure de l’amour, n’est-ce pas une définition subtile de l’amour ?
Bien sûr, on peut rappeler à bon droit que, pour qu’il y ait bordure, il faut d’abord qu’il y ait deux parties fortement opposables. A moins que ce ne soit l’inverse : pour dissocier deux parties finalement jamais suffisamment antagonistes, ne suffirait-il pas simplement de commencer par instaurer entre elles une bordure ?
Mais surtout, ce qui me parait important, c’est que - plus que de relier - les bordures articulent.
Grâce à elles, l’adolescent d’hier comme l’adulte d’aujourd’hui peuvent apprendre à saisir la complexité du monde. Quelques que soient les deux parties que les bordures rejoignent : savoir articuler deux choses distinctes, n’est-ce pas une possible définition de l’intelligence ?
Un pauvre dans une maison vide volera la porte, puisqu’il ne peut rien emporter d’autre, tandis qu’un riche volera la maison toute entière, puisqu’il dispose de tout un arsenal de dispositifs légaux pour perpétrer indûment ce genre de spoliations.
L’amateur de bordures, lui, s’il fraie par hasard dans les parages de cette maison désertée par ses anciens occupants, n’emportera avec lui que le gond articulant la porte aux murs – parce qu’à partir du gond, tout peut à nouveau s’ouvrir ou se fermer – ailleurs, sous d’autres cieux, en d'autres mains, dans la lumière d’autres yeux – selon des circonstances qui, puisqu’il ne les connait pas encore, l’incitent d’autant plus à lâcher la bride à son engouement d’escapades.
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