Sur un bébé.
Hier j’ai tenu un bébé sur mes genoux. Cet appareillage imprévu de deux corps dissemblables s’est avéré instantanément évident. Mes genoux et le bébé étaient parfaitement adaptés l’un à l’autre. A peine déposé sur mes cuisses par des mains attentionnées, le bébé a calé ses ischions sur ce qu’il sentait de chair ferme et d’os sous ses fesses afin d’ériger sa colonne en une posture spontanément royale, comme seuls savent le faire les bébés.
Mes genoux, quant à eux (à savoir mes rotules, fémurs et hanches, gainés de muscles et de tendons, mais aussi mes pieds, et plus haut mon ventre, ainsi que l’empilement de mes vertèbres jusqu’à mon crâne… ) tout cet assemblage vivant s’était automatiquement adapté à son assise – comme si nous ne formions qu’un, lui le délicat cavalier et moi la robuste monture – tel un léger papillon venu se poser sur le tronc de l’arbre solidement charpenté de mon corps.
Le bébé-papillon, très en confiance, gigotait tant qu’il pouvait – et la partie de mon corps qui le supportait gigotait de même, s’ajustant automatiquement, sans qu’en réalité j’y sois pour grand-chose – tout cela sous l’œil averti de la jeune maman qui ne manifestait pas la moindre inquiétude sur mes capacités de porte-bébé – non pas qu’elle ait eu besoin d’étayer cette confiance par un raisonnement intellectuel lui certifiant qu’elle pouvait raisonnablement me confier sa progéniture – mais grâce à un tout autre type de savoir, un savoir intuitif, qui lui faisait ressentir que le bébé et moi formions un tandem corporel fiable.
A un moment, j’ai ris. Les secousses provoquées par mon hilarité ont tout d’abord saisi d’étonnement le bébé, puis l’ont plongé dans un état de ravissement tel qu’il paru alors au comble de la félicité. Il exultait, béat de contentement, irradiait à l'instar du dharmakaya de tous les bouddhas des trois temps - ou bien du corps pitoyablement terrestre de certains clowns, lors de leurs grandes heures, quand il n’y a plus entre leur cœur et le monde extérieur qu’une fine pellicule de tendresse prête à éclater à tout instant.
Le bébé que je tenais sur mes genoux ne savait pas encore rire, mais, à en juger par les balbutiements d’enthousiasme et les brusques détentes de son petit corps (et comme cela peut avoir de force, le corps d’un bébé !) – je ne crois pas me tromper en affirmant que notre conjonction temporaire l’avait mis sur la voie d'en maîtriser bientôt tous les ressorts physiologiques.
Moi aussi, je me dilatais d’aise. Avoir été un de ceux qui ont initié un bébé au rire – n’est-ce pas ce qui pourrait justifier en soi une destinée humaine ? A quoi bon, à côté de cela, vouloir que le destin nous réserve toutes sortes de splendeurs mirobolantes ? Ne posséderait-il pas une belle épitaphe, celui dont on pourra graver sur sa tombe : « Il a appris à rire à un bébé » ?
Mais non. Cela semble être une idée aussi vaine que vaniteuse. Les bébés n’ont pas besoin qu’on les initie à quoi que ce soit. Ils savent déjà. N’est-ce pas eux qui devraient nous enseigner la véritable sagesse, puisque, tout en ignorant ce que sont des genoux, ils savent s’y adapter spontanément - sans réflexion préalable, sans test, sans essais préliminaires – avec une sûreté de jugement qui laisse pantois d’admiration ?
Bien éloignés de ses considérations philosophico-kinesthésiques, les gens autour de nous parlaient fort et riaient hors de propos. Il s’agissait pour eux moins d’exprimer quelque chose que de produire un verbiage atmosphérique exprimant tout le plaisir qu’ils avaient à se retrouver. Il régnait dans la pièce une atmosphère de jubilation assez fébrile - ce type d’exaltation qui s'empare de nous quelquefois en société et provoque une surexcitation brouillonne qui devient vite exaspérante.
Mais tout le monde ne participait pas à cette euphorie collective. Le tandem que nous formions, le bébé et moi, se tenait coi. Lui, parce qu’il ne savait pas produire des sons qui fassent sens, moi parce que je n’en voyais pas l’utilité.
Alliage inopiné de deux âges de la vie - centaure mi-poupon mi-homme-vieillissant - nous étions bien. Sereins. Fondus dans une même coulée de quiétude. Nous écoutions avec ravissement le ramage volubile des humains rassemblés dans la pièce. Nous souriions à la ronde. Nous ne comprenions rien à ce qui se jouait autour de nous– et c’était justement cet hermétisme du monde (somptueux comme une pierre précieuse, translucide et impénétrable) – qui, tous deux, nous mettait le cœur en joie.
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