jeudi 30 mars 2023

Sur nos trois vies.

On dit que les chats ont neuf vies. C’est une affirmation que je ne saurais confirmer, n’ayant que fort peu de lumière en métempsychose féline. En revanche, il me semble que nous avons tort de croire que nous autres, les humains, n’avons qu’une vie. Je dirais au contraire que nous en avons trois – si je compte bien.

La première, c’est la vie intra-utérine. Plus ou moins neuf mois d’une obscure existence – selon le moment où l’on place le curseur du début de la vie – blottie dans une poche placentaire protectrice mais subtilement perméable aux ondes et aux flux qui la traversent. Cette vie embryonnaire a la particularité d’être à la fois contenue et greffée à la complexion nourricière du corps hospitalier d’une génitrice. On pourrait la qualifier de « végétative », si ce terme n’avait pas pris une tournure péjorative dans nos esprits férus d’action. On préfère généralement l’ignorer, faute de moyens appropriés pour l’explorer. Pourtant cette existence occulte a laissé de nombreuses traces profondément enfouies en nous - dans des zones essentielles de notre corps où la pensée n’a pas cours.

La deuxième vie, celle qui nous vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on parle de « vie », débute au moment de notre premier vagissement, quand une goulée d'air inconnu s'engouffre dans nos poumons violemment défripés - et se termine à peine quelques péripéties plus tard, lorsque, parvenus au terme de notre vie, il nous faut « rendre notre dernier souffle », selon l’expression consacrée.

La troisième vie, enfin, se trouve au-delà de cette dernière extrémité. Je veux parler de la vie des morts. C’est une vie diffuse, mystérieuse et intime. Les racines des morts (à moins que ce ne soient leurs frondaisons ?) baignent longtemps encore notre esprit après leurs disparitions – mais leurs corps, leurs émotions, leurs mémoires – où tout cela demeure-t-il ? C’est un mystère ayant mobilisé l’imaginaire des premiers hommes nous ayant précédés, et qui ne cessera qu’à l’extinction des derniers descendants de notre espèce - sans jamais avoir été résolu. 

Trois vies, donc… Figure de style, dira-t-on. Une jolie manière de voir. Un exemple de cette licence poétique que se permettent les écrivains (pour autant que je puisse me ranger dans cette catégorie) lorsqu’ils s’adonnent à leur marotte littéraire.   

Pourtant, pour moi, ces trois vies ne sont pas des métaphores. Ce sont des réalités tangibles, indispensables à l’intelligence de ma propre présence sur terre. Ces trois vies se soutiennent et se justifient mutuellement. Elles sont indissociables.

On ne peut pas comprendre une des trois vies sans les deux autres. Par exemple la vie extra-utérine est nourrie, abondée et même intrinsèquement régie par celle qui l’a précédé – l’intra-utérine. 95% des activités physiologiques assurant l’autonomie de notre organisme se déroulent sans que nous ayons conscience - ils sont directement issus de notre vie placentaire.

Les 5% restant – correspondant à notre activité consciente – sont, quant à eux, fortement influencés par l'appréhension de notre finitude. Tout en vivant notre vie ordinaire, la plupart d’entre nous se trouvent littéralement aimantés (avec des polarités différentes selon les individus) par le sort que nous pensons qu’il nous sera réservé lorsque l’unité de notre assemblage psychosomatique sera définitivement démantelée.

Enfin (et c’est sans doute la part la plus profonde et essentielle de ce mystère) la vie intra-utérine et la vie après la mort sont étroitement apparentées et communiquent même peut-être – selon ce que prétendent certains – en une sorte de régénération cyclique.

On comprend désormais (du moins je l’espère !) pourquoi on aurait tort de sous-estimer l’importance de ces trois vies conjointes. Elles sont les trois faces d’un dé que notre esprit se refuse à concevoir – mais que la grande main invisible présidant à toutes les existences ne cesse de jeter au travers des champs croisés des possibles.

D’ailleurs, beaucoup d’autres animaux ont eux aussi plusieurs vies. Par exemple la grenouille. Avant d’être grenouille, n’a-t-elle pas vécue une vie de têtard, en mode poisson, avec branchies externes parfaitement fonctionnelles, sous la forme d’une lancette brunâtre bien différente de la petite masse replète et élastique de l’amphibien loquasse dans laquelle elle s’incarnera bientôt ?

Et que dire de la chenille ? Ou plutôt de sa métamorphose en papillon, phénomène fabuleux qui pourrait nous faire croire, à nous autres humains (surplombant la création avec une certaine suffisance), qu’un démiurge farceur a appareillé en une seule existence deux espèces absolument opposées - l’une terne, terrestre et vaguement repoussante (la chenille) et l’autre magnifiquement aérienne et diaprée de mille couleurs - à savoir le merveilleux papillon ?

Nous autres humains cherchons à toute force à trouver une finalité aux existants qui nous entourent. Dans notre inconscient indécrottablement imbu de supériorité, tout ce qui existe, existe pour réaliser sa fin dernière, sa raison d’être – étant bien entendu que toutes ces finalités s’empilent en un système hiérarchique et pyramidal au sommet duquel nous ne sommes pas peu fiers de trôner, en dignes maîtres de la création.

Ainsi, nous voulons croire que le papillon est la finalité de la chenille. Nos Sciences Naturelles appellent cela « l’imago ». On prétend qu’un lépidoptère passe par quatre stades de développement : l’œuf, la chenille, la chrysalide et enfin le papillon, qui est son « imago » - on pourrait dire sa finalité. 

Mais notre bon sens aussitôt se rebiffe. Voilà que la chenille se trouve ravalée au rang de larve ! Passe encore pour le têtard, un animalcule au corps courtaud dont la principale occupation consiste à s’empiffrer de détritus aquatiques – mais pour la chenille, cet organisme complexe doté d’un système digestif et respiratoire des plus complets, pourvue d’yeux en bonne et due forme, capable de générer plusieurs mues et même d’hiberner – cet animal déjà si complexe, une simple larve ?

Comment expliquer un tel contre-sens ? Il est dû au fait que, nous autres humains, estimons qu’une seule vie est réelle et valable – celle que nous déclarons « nôtre », c’est-à-dire celle qui débute à la sortie de l’utérus maternel et se termine par l’arrêt de nos fonctions cérébrales - les autres vies, antérieures ou postérieures à celle-ci, n’étant que les prémices ou les pâles répliques de la seule vraie qui soit – piètres balbutiements liminaires de ce qui nous a précédé, ou bien échos s’estompant peu à peu dans le brouhaha d’un monde redevenu chaos dès lors que nous en avons été irrévocablement exclus.  

Nous autres les animaux-humains considérons volontiers comme l’imago des êtres vivants est une sorte de finalité absolue, issue d’une évolution linéaire menant de l’amibe primitive à ce chef-d’œuvre de la création qu’est l’homo sapiens – ainsi que l’illustre admirablement l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, un corps d’homme nu dont les membres écartés sont contenus dans un cercle parfait. Du point de vue de l’homme de Vitruve, l’humain est le nec plus ultra des vivants. Une intelligence supérieure à toutes les autres (l’humain n’a-t-il pas inventé la fourchette, le bitume et la peine capitale ?) admirablement logée dans une morphologie aux proportions idéales et à la beauté sans pareille.

Pour rabattre un peu le caquet de notre espèce viscéralement fanfaronne, Il n’est peut-être pas anodin de souligner qu’en psychologie, le terme « imago » désigne les représentations des figures de notre proto-famille (parents, grands-parents, éventuellement frères et sœurs) imprimées dans les profondeurs insondables de notre inconscient.

Le terme lui-même, mis en circulation par Jung, l’initiateur des archétypes de l’inconscient collectif, a été emprunté à Saint Augustin et aux néo-platoniciens, qui eux-mêmes l’avaient trouvé dans le latin vernaculaire de l’antiquité - le terme d’imago clipeata (merci Wikipedia pour cette trouvaille ! ) désignant à l’origine le masque mortuaire des défunts qu’on représentait dans une « image bouclier » - une sorte de blason sculpté exhibant la noblesse des lignées patriciennes romaines - et dont la forme ronde rappelle justement le croquis léonardesque de l’homme de Vitruve !  

On voit que les animaux-humains, en appelant « imago » le joli papillon – ne font que faire remonter à la surface de leur inconscient collectif, sous la forme d’une image, le process imaginaire d’une filiation fantasmée justifiant un destin hégémonique.

Le papillon, lui, n’a que faire de « l’imago » des humains. Il continue de voleter ici où là, en quête de nectar à pomper goulument, à l’aide de sa petite trompe en tire-bouchon, dans toutes les corolles de fleurs que ses envolées vagabondes ont mises sur son chemin.

Mais la question demeure, du moins en ce qui me concerne : quelles traces mémorielles le papillon garde-t-il de sa vie d’avant – sa vie de chenille ?

Et les trois vies humaines, alors – celles que j’annonçais présomptueusement dans le titre de cette rubrique – qu’en est-il ?

Ah oui ! les trois vies humaines… Nous n’en sommes pas très éloignés, en réalité. Les trajectoires sinueuses de la grenouille, de la chenille et du papillon nous ont permis de circonscrire quelques fragments de territoires qu’il suffit désormais de relier pour achever ce texte.

On a vu que des sections de vivants hétérogènes peuvent s’aboucher les unes aux autres en une sorte de continuum chimérique dont on peut décréter à bon droit qu’il subsume les états disparates d’une seule espèce spécifique. Avec de tels précédents, pourquoi nous est-il si difficile d’admettre qu’il en est de même pour la nôtre ? Pourquoi nier que nos vies intra-utérines, nos vies terrestres et nos vies post-mortem sont imbriquées les unes dans les autres au point d’être indissociables ? 

Je pense que la raison principale provient de notre volonté de maîtrise. Accepter de nous identifier à un embryon mi-amorphe mi-actif, baignant dans un univers liquide et luminescent – tout comme convenir que l’on puisse avoir que ce soit à voir avec de vagues formes ectoplasmiques errant dans d'improbables intermondes – ce serait déchoir de notre piédestal ! Cela nous mettrait dans une position de non-maîtrise de nous-mêmes incompatible avec la posture souveraine de maître de l’univers dans laquelle nous nous complaisons.  

Une autre raison qui pourrait expliquer ce déni de l’interdépendance de nos trois vies est la peur de la mort. Une peur viscérale – dans le sens littéral du terme, c’est-à-dire chevillée à nos tripes. Depuis que notre espèce prétend s’être émancipée des grands cycles de la vie, nous sommes terrorisés par l’anticipation de ce qui adviendra lorsque notre organisme décidera de procéder à une transformation qui nous fera irrémédiablement sortir de notre stade actuel d’existence.

Cette peur me semble spécifiquement humaine. Je ne l’ai jamais constaté chez d’autres animaux. Non pas qu’ils ignorent la mort, comme on le prétend parfois à tort - le cadavre d’un être proche peut leur inspirer de la stupeur et du dégout, et son absence les affliger durablement - mais les animaux ne semblent pas anticiper leur propre mort ni celles des autres.

Sans doute ferions-nous de même, si nous acceptions de revenir à une conscience de nous-mêmes insérées au plus proches des grands cycles du vivant. Nous découvrions alors qu’il n’y a pas de rupture entre un état d’être et un autre, mais au contraire une circulation permanente, et que cet état de fait ne concerne pas notre être pris dans son individualité, mais l’ensemble des êtres vivants, auxquels nous sommes indissociablement liés.

La vie intra-utérine, c’est la vie de l’eau qui a vu naître le vivant, il y a 3.8 milliards d’années, selon la chronologie humaine. La vie postérieure à la naissance, c’est celle de l’air qui nous soutient, dans lequel nous évoluons, « croissons et multiplions », pour employer une expression biblique bien connue, dont on ne rappellera jamais assez qu’en nous invitant à « assujettir la terre et à dominer les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux » (Genèse 1:28), elle délivre un blanc-seing théocratique justifiant les pires atrocités humaines à l’encontre des autres êtres vivants. Enfin, la vie qui subsiste au-delà de la dispersion de notre alliance corps-esprit, c’est celle de la terre absorbant, assimilant et régénérant tout élément organique.

Reste le quatrième élément, indispensable au passage d’un état à l’autre. Ce quatrième élément, c’est le feu. Insaisissable et vital, immatériel et pourtant éclatant. Le feu - destructeur et fécond.

C’est le feu qui met en mouvement la grande roue des cycles de vie. Le feu qui couve dans les profondeurs de l’eau pour générer une matrice originelle, le feu qui se diffuse et s’étend en dévorant l’air, le feu qui réveille les puissances germinales enfouies dans la terre.

Le feu !

(Écrit à la mémoire de Nathalie Strée)

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