jeudi 30 mars 2023

Sur nos trois vies.

On dit que les chats ont neuf vies. C’est une affirmation que je ne saurais confirmer, n’ayant que fort peu de lumière en métempsychose féline. En revanche, il me semble que nous avons tort de croire que nous autres, les humains, n’avons qu’une vie. Je dirais au contraire que nous en avons trois – si je compte bien.

La première, c’est la vie intra-utérine. Plus ou moins neuf mois d’une obscure existence – selon le moment où l’on place le curseur du début de la vie – blottie dans une poche placentaire protectrice mais subtilement perméable aux ondes et aux flux qui la traversent. Cette vie embryonnaire a la particularité d’être à la fois contenue et greffée à la complexion nourricière du corps hospitalier d’une génitrice. On pourrait la qualifier de « végétative », si ce terme n’avait pas pris une tournure péjorative dans nos esprits férus d’action. On préfère généralement l’ignorer, faute de moyens appropriés pour l’explorer. Pourtant cette existence occulte a laissé de nombreuses traces profondément enfouies en nous - dans des zones essentielles de notre corps où la pensée n’a pas cours.

La deuxième vie, celle qui nous vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on parle de « vie », débute au moment de notre premier vagissement, quand une goulée d'air inconnu s'engouffre dans nos poumons violemment défripés - et se termine à peine quelques péripéties plus tard, lorsque, parvenus au terme de notre vie, il nous faut « rendre notre dernier souffle », selon l’expression consacrée.

La troisième vie, enfin, se trouve au-delà de cette dernière extrémité. Je veux parler de la vie des morts. C’est une vie diffuse, mystérieuse et intime. Les racines des morts (à moins que ce ne soient leurs frondaisons ?) baignent longtemps encore notre esprit après leurs disparitions – mais leurs corps, leurs émotions, leurs mémoires – où tout cela demeure-t-il ? C’est un mystère ayant mobilisé l’imaginaire des premiers hommes nous ayant précédés, et qui ne cessera qu’à l’extinction des derniers descendants de notre espèce - sans jamais avoir été résolu. 

Trois vies, donc… Figure de style, dira-t-on. Une jolie manière de voir. Un exemple de cette licence poétique que se permettent les écrivains (pour autant que je puisse me ranger dans cette catégorie) lorsqu’ils s’adonnent à leur marotte littéraire.   

Pourtant, pour moi, ces trois vies ne sont pas des métaphores. Ce sont des réalités tangibles, indispensables à l’intelligence de ma propre présence sur terre. Ces trois vies se soutiennent et se justifient mutuellement. Elles sont indissociables.

On ne peut pas comprendre une des trois vies sans les deux autres. Par exemple la vie extra-utérine est nourrie, abondée et même intrinsèquement régie par celle qui l’a précédé – l’intra-utérine. 95% des activités physiologiques assurant l’autonomie de notre organisme se déroulent sans que nous ayons conscience - ils sont directement issus de notre vie placentaire.

Les 5% restant – correspondant à notre activité consciente – sont, quant à eux, fortement influencés par l'appréhension de notre finitude. Tout en vivant notre vie ordinaire, la plupart d’entre nous se trouvent littéralement aimantés (avec des polarités différentes selon les individus) par le sort que nous pensons qu’il nous sera réservé lorsque l’unité de notre assemblage psychosomatique sera définitivement démantelée.

Enfin (et c’est sans doute la part la plus profonde et essentielle de ce mystère) la vie intra-utérine et la vie après la mort sont étroitement apparentées et communiquent même peut-être – selon ce que prétendent certains – en une sorte de régénération cyclique.

On comprend désormais (du moins je l’espère !) pourquoi on aurait tort de sous-estimer l’importance de ces trois vies conjointes. Elles sont les trois faces d’un dé que notre esprit se refuse à concevoir – mais que la grande main invisible présidant à toutes les existences ne cesse de jeter au travers des champs croisés des possibles.

D’ailleurs, beaucoup d’autres animaux ont eux aussi plusieurs vies. Par exemple la grenouille. Avant d’être grenouille, n’a-t-elle pas vécue une vie de têtard, en mode poisson, avec branchies externes parfaitement fonctionnelles, sous la forme d’une lancette brunâtre bien différente de la petite masse replète et élastique de l’amphibien loquasse dans laquelle elle s’incarnera bientôt ?

Et que dire de la chenille ? Ou plutôt de sa métamorphose en papillon, phénomène fabuleux qui pourrait nous faire croire, à nous autres humains (surplombant la création avec une certaine suffisance), qu’un démiurge farceur a appareillé en une seule existence deux espèces absolument opposées - l’une terne, terrestre et vaguement repoussante (la chenille) et l’autre magnifiquement aérienne et diaprée de mille couleurs - à savoir le merveilleux papillon ?

Nous autres humains cherchons à toute force à trouver une finalité aux existants qui nous entourent. Dans notre inconscient indécrottablement imbu de supériorité, tout ce qui existe, existe pour réaliser sa fin dernière, sa raison d’être – étant bien entendu que toutes ces finalités s’empilent en un système hiérarchique et pyramidal au sommet duquel nous ne sommes pas peu fiers de trôner, en dignes maîtres de la création.

Ainsi, nous voulons croire que le papillon est la finalité de la chenille. Nos Sciences Naturelles appellent cela « l’imago ». On prétend qu’un lépidoptère passe par quatre stades de développement : l’œuf, la chenille, la chrysalide et enfin le papillon, qui est son « imago » - on pourrait dire sa finalité. 

Mais notre bon sens aussitôt se rebiffe. Voilà que la chenille se trouve ravalée au rang de larve ! Passe encore pour le têtard, un animalcule au corps courtaud dont la principale occupation consiste à s’empiffrer de détritus aquatiques – mais pour la chenille, cet organisme complexe doté d’un système digestif et respiratoire des plus complets, pourvue d’yeux en bonne et due forme, capable de générer plusieurs mues et même d’hiberner – cet animal déjà si complexe, une simple larve ?

Comment expliquer un tel contre-sens ? Il est dû au fait que, nous autres humains, estimons qu’une seule vie est réelle et valable – celle que nous déclarons « nôtre », c’est-à-dire celle qui débute à la sortie de l’utérus maternel et se termine par l’arrêt de nos fonctions cérébrales - les autres vies, antérieures ou postérieures à celle-ci, n’étant que les prémices ou les pâles répliques de la seule vraie qui soit – piètres balbutiements liminaires de ce qui nous a précédé, ou bien échos s’estompant peu à peu dans le brouhaha d’un monde redevenu chaos dès lors que nous en avons été irrévocablement exclus.  

Nous autres les animaux-humains considérons volontiers comme l’imago des êtres vivants est une sorte de finalité absolue, issue d’une évolution linéaire menant de l’amibe primitive à ce chef-d’œuvre de la création qu’est l’homo sapiens – ainsi que l’illustre admirablement l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, un corps d’homme nu dont les membres écartés sont contenus dans un cercle parfait. Du point de vue de l’homme de Vitruve, l’humain est le nec plus ultra des vivants. Une intelligence supérieure à toutes les autres (l’humain n’a-t-il pas inventé la fourchette, le bitume et la peine capitale ?) admirablement logée dans une morphologie aux proportions idéales et à la beauté sans pareille.

Pour rabattre un peu le caquet de notre espèce viscéralement fanfaronne, Il n’est peut-être pas anodin de souligner qu’en psychologie, le terme « imago » désigne les représentations des figures de notre proto-famille (parents, grands-parents, éventuellement frères et sœurs) imprimées dans les profondeurs insondables de notre inconscient.

Le terme lui-même, mis en circulation par Jung, l’initiateur des archétypes de l’inconscient collectif, a été emprunté à Saint Augustin et aux néo-platoniciens, qui eux-mêmes l’avaient trouvé dans le latin vernaculaire de l’antiquité - le terme d’imago clipeata (merci Wikipedia pour cette trouvaille ! ) désignant à l’origine le masque mortuaire des défunts qu’on représentait dans une « image bouclier » - une sorte de blason sculpté exhibant la noblesse des lignées patriciennes romaines - et dont la forme ronde rappelle justement le croquis léonardesque de l’homme de Vitruve !  

On voit que les animaux-humains, en appelant « imago » le joli papillon – ne font que faire remonter à la surface de leur inconscient collectif, sous la forme d’une image, le process imaginaire d’une filiation fantasmée justifiant un destin hégémonique.

Le papillon, lui, n’a que faire de « l’imago » des humains. Il continue de voleter ici où là, en quête de nectar à pomper goulument, à l’aide de sa petite trompe en tire-bouchon, dans toutes les corolles de fleurs que ses envolées vagabondes ont mises sur son chemin.

Mais la question demeure, du moins en ce qui me concerne : quelles traces mémorielles le papillon garde-t-il de sa vie d’avant – sa vie de chenille ?

Et les trois vies humaines, alors – celles que j’annonçais présomptueusement dans le titre de cette rubrique – qu’en est-il ?

Ah oui ! les trois vies humaines… Nous n’en sommes pas très éloignés, en réalité. Les trajectoires sinueuses de la grenouille, de la chenille et du papillon nous ont permis de circonscrire quelques fragments de territoires qu’il suffit désormais de relier pour achever ce texte.

On a vu que des sections de vivants hétérogènes peuvent s’aboucher les unes aux autres en une sorte de continuum chimérique dont on peut décréter à bon droit qu’il subsume les états disparates d’une seule espèce spécifique. Avec de tels précédents, pourquoi nous est-il si difficile d’admettre qu’il en est de même pour la nôtre ? Pourquoi nier que nos vies intra-utérines, nos vies terrestres et nos vies post-mortem sont imbriquées les unes dans les autres au point d’être indissociables ? 

Je pense que la raison principale provient de notre volonté de maîtrise. Accepter de nous identifier à un embryon mi-amorphe mi-actif, baignant dans un univers liquide et luminescent – tout comme convenir que l’on puisse avoir que ce soit à voir avec de vagues formes ectoplasmiques errant dans d'improbables intermondes – ce serait déchoir de notre piédestal ! Cela nous mettrait dans une position de non-maîtrise de nous-mêmes incompatible avec la posture souveraine de maître de l’univers dans laquelle nous nous complaisons.  

Une autre raison qui pourrait expliquer ce déni de l’interdépendance de nos trois vies est la peur de la mort. Une peur viscérale – dans le sens littéral du terme, c’est-à-dire chevillée à nos tripes. Depuis que notre espèce prétend s’être émancipée des grands cycles de la vie, nous sommes terrorisés par l’anticipation de ce qui adviendra lorsque notre organisme décidera de procéder à une transformation qui nous fera irrémédiablement sortir de notre stade actuel d’existence.

Cette peur me semble spécifiquement humaine. Je ne l’ai jamais constaté chez d’autres animaux. Non pas qu’ils ignorent la mort, comme on le prétend parfois à tort - le cadavre d’un être proche peut leur inspirer de la stupeur et du dégout, et son absence les affliger durablement - mais les animaux ne semblent pas anticiper leur propre mort ni celles des autres.

Sans doute ferions-nous de même, si nous acceptions de revenir à une conscience de nous-mêmes insérées au plus proches des grands cycles du vivant. Nous découvrions alors qu’il n’y a pas de rupture entre un état d’être et un autre, mais au contraire une circulation permanente, et que cet état de fait ne concerne pas notre être pris dans son individualité, mais l’ensemble des êtres vivants, auxquels nous sommes indissociablement liés.

La vie intra-utérine, c’est la vie de l’eau qui a vu naître le vivant, il y a 3.8 milliards d’années, selon la chronologie humaine. La vie postérieure à la naissance, c’est celle de l’air qui nous soutient, dans lequel nous évoluons, « croissons et multiplions », pour employer une expression biblique bien connue, dont on ne rappellera jamais assez qu’en nous invitant à « assujettir la terre et à dominer les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux » (Genèse 1:28), elle délivre un blanc-seing théocratique justifiant les pires atrocités humaines à l’encontre des autres êtres vivants. Enfin, la vie qui subsiste au-delà de la dispersion de notre alliance corps-esprit, c’est celle de la terre absorbant, assimilant et régénérant tout élément organique.

Reste le quatrième élément, indispensable au passage d’un état à l’autre. Ce quatrième élément, c’est le feu. Insaisissable et vital, immatériel et pourtant éclatant. Le feu - destructeur et fécond.

C’est le feu qui met en mouvement la grande roue des cycles de vie. Le feu qui couve dans les profondeurs de l’eau pour générer une matrice originelle, le feu qui se diffuse et s’étend en dévorant l’air, le feu qui réveille les puissances germinales enfouies dans la terre.

Le feu !

(Écrit à la mémoire de Nathalie Strée)

mardi 14 mars 2023

Sur un bébé.

Hier j’ai tenu un bébé sur mes genoux. Cet appareillage imprévu de deux corps dissemblables s’est avéré instantanément évident. Mes genoux et le bébé étaient parfaitement adaptés l’un à l’autre. A peine déposé sur mes cuisses par des mains attentionnées, le bébé a calé ses ischions sur ce qu’il sentait de chair ferme et d’os sous ses fesses afin d’ériger sa colonne en une posture spontanément royale, comme seuls savent le faire les bébés.

Mes genoux, quant à eux (à savoir mes rotules, fémurs et hanches, gainés de muscles et de tendons, mais aussi mes pieds, et plus haut mon ventre, ainsi que l’empilement de mes vertèbres jusqu’à mon crâne… ) tout cet assemblage vivant s’était automatiquement adapté à son assise – comme si nous ne formions qu’un, lui le délicat cavalier et moi la robuste monture – tel un léger papillon venu se poser sur le tronc de l’arbre solidement charpenté de mon corps.

Le bébé-papillon, très en confiance, gigotait tant qu’il pouvait – et la partie de mon corps qui le supportait gigotait de même, s’ajustant automatiquement, sans qu’en réalité j’y sois pour grand-chose – tout cela sous l’œil averti de la jeune maman qui ne manifestait pas la moindre inquiétude sur mes capacités de porte-bébé – non pas qu’elle ait eu besoin d’étayer cette confiance par un raisonnement intellectuel lui certifiant qu’elle pouvait raisonnablement me confier sa progéniture – mais grâce à un tout autre type de savoir, un savoir intuitif, qui lui faisait ressentir que le bébé et moi formions un tandem corporel fiable.

A un moment, j’ai ris. Les secousses provoquées par mon hilarité ont tout d’abord saisi  d’étonnement le bébé, puis l’ont plongé dans un état de ravissement tel qu’il paru alors au comble de la félicité. Il exultait, béat de contentement, irradiait à l'instar du dharmakaya de tous les bouddhas des trois temps - ou bien du corps pitoyablement terrestre de certains clowns, lors de leurs grandes heures, quand il n’y a plus entre leur cœur et le monde extérieur qu’une fine pellicule de tendresse prête à éclater à tout instant.

Le bébé que je tenais sur mes genoux ne savait pas encore rire, mais, à en juger par les balbutiements d’enthousiasme et les brusques détentes de son petit corps (et comme cela peut avoir de force, le corps d’un bébé !) – je ne crois pas me tromper en affirmant que notre conjonction temporaire l’avait mis sur la voie d'en maîtriser bientôt tous les ressorts physiologiques.

Moi aussi, je me dilatais d’aise. Avoir été un de ceux qui ont initié un bébé au rire – n’est-ce pas ce qui pourrait justifier en soi une destinée humaine ? A quoi bon, à côté de cela, vouloir que le destin nous réserve toutes sortes de splendeurs mirobolantes ? Ne posséderait-il pas une belle épitaphe, celui dont on pourra graver sur sa tombe : « Il a appris à rire à un bébé » ?  

Mais non. Cela semble être une idée aussi vaine que vaniteuse. Les bébés n’ont pas besoin qu’on les initie à quoi que ce soit. Ils savent déjà. N’est-ce pas eux qui devraient nous enseigner la véritable sagesse, puisque, tout en ignorant ce que sont des genoux, ils savent s’y adapter spontanément - sans réflexion préalable, sans test, sans essais préliminaires – avec une sûreté de jugement qui laisse pantois d’admiration ?

Bien éloignés de ses considérations philosophico-kinesthésiques, les gens autour de nous parlaient fort et riaient hors de propos. Il s’agissait pour eux moins d’exprimer quelque chose que de produire un verbiage atmosphérique exprimant tout le plaisir qu’ils avaient à se retrouver. Il régnait dans la pièce une atmosphère de jubilation assez fébrile - ce type d’exaltation qui s'empare de nous quelquefois en société et provoque une surexcitation brouillonne qui devient vite exaspérante.

Mais tout le monde ne participait pas à cette euphorie collective. Le tandem que nous formions, le bébé et moi, se tenait coi. Lui, parce qu’il ne savait pas produire des sons qui fassent sens, moi parce que je n’en voyais pas l’utilité.

Alliage inopiné de deux âges de la vie - centaure mi-poupon mi-homme-vieillissant - nous étions bien. Sereins. Fondus dans une même coulée de quiétude. Nous écoutions avec ravissement le ramage volubile des humains rassemblés dans la pièce. Nous souriions à la ronde. Nous ne comprenions rien à ce qui se jouait autour de nous– et c’était justement cet hermétisme du monde (somptueux comme une pierre précieuse, translucide et impénétrable) – qui, tous deux, nous mettait le cœur en joie.  

samedi 4 mars 2023

Sur les bordures

On joue avec les bordures, on les frôle, on les taquine, on les violente même parfois un peu – comme ce feu « orange bien mûr » inventé en toute mauvaise foi par les automobilistes – mais globalement on les respecte. Car, lorsqu’on les franchit allégrement, le mot de « bordures » n’a plus lieu d’être. On ne parle plus alors de bordures mais de bornes – et lorsqu’on franchit les bornes, il n’y a plus de limite, comme le dit la sagesse populaire, selon un adage dont la paternité reste incertaine mais qui eut l’insigne honneur de figurer sous la plume de Flaubert, parmi d’autres perles de la bêtise humaine proférées en toute candeur par Bouvard et Pécuchet.

On mord la bordure, mais on outrepasse les bornes. Se faisant, on se retrouve au bord du gouffre – borderline. Les bordures contiennent, relient, distinguent - tandis que les bornes, elles, stipulent qu'au delà de l'endroit qu'elles indiquent on s'avance dans l’inconnu. Les unes délivrent un aller-retour inconnu-maison, les autres un ticket simple pour le grand saut. Celles-ci flirtent avec les limites pour mieux donner corps à ce qui s’arrête là – tandis que celles-là béent sur le néant.

Personnellement, je suis amateur de bordures. Bien sûr, comme tout un chacun, il m’est arrivé de passer les bornes – mais il ne me semble pas que les enseignements que j’en ai tiré aient été à la hauteur des efforts exorbitants qu’il m’a fallu fournir pour me sortir des guêpiers dans lesquels mon enthousiasme inconséquent m’avait jeté.  

Avec les bordures, on ne court pas ce genre de danger. Il y a toujours moyen de revenir, de se rapatrier in extremis en territoire connu. De réintégrer ses pénates, sain et sauf. Cette élasticité du risque donne du jeu à l'économie toujours un peu crispée des gains et des pertes. C'est comme une danse - un pas en dedans, un pas en dehors. En jouant avec les bordures on peut inventer d'infinies variations sur le potentiel du présent.

L'amateur de bordures aime multiplier les débuts et les fins. On pourrait même dire qu’il s’en délecte. Il n’est pas rare de le trouver comme ivre, l’esprit tout entier bouleversé par quelque chose qui vient de disparaître ou de poindre. Célébrer la naissance de quelque chose, célébrer la fin d’une autre chose ou de la même - cela participe pour lui du même mystérieux hymen…

S’il y a un âge où se manifeste pleinement la séduction des bordures, c’est bien à l’adolescence - à mi-chemin entre une enfance honnie et la perspective d'autant plus crainte qu'ardemment désirée de rejoindre bientôt le monde des adultes. L’âge où le vouloir excède de beaucoup le faire. L’âge où l’on revient encore lorsque l’on part – mais où l’on part de plus en plus fréquemment, tout en multipliant à l'infini les manières de le faire.

Adolescent, alors que je croyais avoir inventé l’exploration urbaine, en revenant de quelques expéditions nocturnes dans les friches industrielles du Havre, je parcourais pieds nus la petite dizaine de kilomètres séparant la grande ville du domicile de mes parents. Les chaussures à la main, je veillais à poser mes pas sur les bandes latérales de longs boulevards déserts, en bordures de chaussée. Je me souviens que je trouvais leur surface douce et lisse, un peu huileuse. En tout cas beaucoup plus agréable à mes plantes de pieds (qui devaient être alors incroyablement tendres - or j’avais 16 ans à peine) que l'agrégat grumeleux du bitume…

A l’époque, j’avais composé un poème dont il me reste un fragment en mémoire. Sans que je le sache, il était déjà question de bordures :

J’ai un homme dans ma valise

Et j’attends - pour partir...

Beaucoup d'endroits du corps sont des bordures : les commissures des lèvres, les ourlets quelquefois las des paupières aux coins des yeux, ou encore les nuques que je trouve si émouvantes, surtout lorsqu’on les découvre au détour d’une masse de cheveux incidemment relevé - frêles passerelles menant de la masse pleine de nodosités des épaules jusqu’à la coque pesante du crâne… 

Les bordures du corps, on en trouve aussi dans cette zone du bas du dos qu’on appelle les lombes - un mot qui me plongeait alors dans un ravissement béat, peut-être par une secrète analogie avec les combes normandes, douillettement amorties d’herbe drue, que je parcourais alors à perte d’haleine sur mon vélo…

Aujourd’hui encore, les bordures m’évoquent instantanément ces zones frontalières où mon désir aime tant saisir des émois de contrebande – les seins des hommes, les touffes de pilosité des femmes, un certain grain de voix communes aux deux genres, où s’expriment avec une fougue indifférenciée le jet imprévisible de la jeunesse, la brusquerie de la vie, l’élan foutraque du printemps.  

Les bordures permettent presque de rejoindre le connu et l'inconnu. Se tenir sur les bordures, c’est demeurer dans le monde du « Presque ». Et le « presque » - n’est-ce pas justement une possible définition de la poésie ?

Grâce aux bordures, on peut apprendre qu’il y a des choses qui ne peuvent s’aborder que de biais. Que le « faire semblant » de l’enfant qui joue, du shaman qui cherche en lui des voies pour voyager au-delà du monde ordinaire des humains, c’est un « faire vrai » peut-être plus réel au fond que le monde ordinaire des adultes, qui ne font que s’entretenir d’illusions en s’échangeant complaisamment des faux-semblants. 

Grâce aux bordures, l’adolescent, apprenti.e vagabond, découvre que se tenir sur le fil du rasoir – danser sur la corde raide, jouer avec le feu – est un état d’être dans lequel on peut demeurer – à la condition express (comme pour le vélo) de ne jamais mettre pied à terre. L’apprenti.e vagabond peut s’aménager une ligne de vie en forme de ligne de fuite – pourvu qu’il fasse preuve d’assez d’ingénuité pour s’adapter à des circonstances dont toujours au moins un des aspects lui est au fond favorable.

Surfer sur les limites est un art qui prend toute une vie. Ni tout à fait ceci ni tout à fait cela : on dirait un slogan taillé à la mesure d’adolescents rêveurs et réfractaires. A cavaler sur les crêtes, on peut croire que l’impétrant finira fatalement par se rompre le cou et dégringoler d’un côté ou de l’autre de la ligne de démarcation. Et puis non. La succession ininterrompue des aléas de la vie lui apprend les artifices de funambule.

Pour lui, tout est ouvert. Son cœur est vaste comme l'univers. Car rester en bordure de l’amour, n’est-ce pas une définition subtile de l’amour ?

Bien sûr, on peut rappeler à bon droit que, pour qu’il y ait bordure, il faut d’abord qu’il y ait deux parties fortement opposables. A moins que ce ne soit l’inverse : pour dissocier deux parties finalement jamais suffisamment antagonistes, ne suffirait-il pas simplement de commencer par instaurer entre elles une bordure  ?

Mais surtout, ce qui me parait important, c’est que - plus que de relier - les bordures articulent.

Grâce à elles, l’adolescent d’hier comme l’adulte d’aujourd’hui peuvent  apprendre à saisir la complexité du monde. Quelques que soient les deux parties que les bordures rejoignent : savoir articuler deux choses distinctes, n’est-ce pas une possible définition de l’intelligence ?

Un pauvre dans une maison vide volera la porte, puisqu’il ne peut rien emporter d’autre, tandis qu’un riche volera la maison toute entière, puisqu’il dispose de tout un arsenal de dispositifs  légaux pour perpétrer indûment ce genre de spoliations.

L’amateur de bordures, lui, s’il fraie par hasard dans les parages de cette maison désertée par ses anciens occupants, n’emportera avec lui que le gond articulant la porte aux murs – parce qu’à partir du gond, tout peut à nouveau s’ouvrir ou se fermer – ailleurs, sous d’autres cieux, en d'autres mains, dans la lumière d’autres yeux – selon des circonstances qui, puisqu’il ne les connait pas encore, l’incitent d’autant plus à lâcher la bride à son engouement d’escapades.

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...