Sur un "j" apostrophe
– Dis-moi, Nanette, est-ce que tu peux me redire
un petit peu ce que tu racontais l'autre jour, à propos de cette histoire de
"j" apostrophe. Tu te souviens ?
– Ah oui, c'était quoi déjà ?
– C'était au sujet des paroles que nous
échangeons. Du fait qu'au fond nous nous adressons toujours la parole à
nous-mêmes...
– Ah oui, ça me reviens. C'est quelque chose que
j'ai réalisé lorsque j'étais jeune, quand j'ai commencé à comprendre les
adultes. En fait, on pourrait dire que cela correspondait au moment où j'étais moi-même en train de de devenir une adulte ! (elle rit). Cela parait un peu
pessimiste, dit comme ça – voir un brin cynique – mais je trouve que c'est un
outil mental très utile pour comprendre ce que disent vraiment les gens quand
ils parlent – et éventuellement pour leur répondre quelque chose qui les aide.
– Tu peux redire précisément ce que c'était ?
– Eh bien, j'ai compris que lorsque les humains
parlent, ils parlent essentiellement d'eux-mêmes. Ensuite j'ai compris que
lorsqu'ils retiennent un élément de ce que nous leur avons dit, c'est qu'ils
ont reconnus quelque chose qui leur ressemble. C'est pourquoi quelquefois il
nous semble se focaliser sur une détail qui nous parait insignifiant, tout en
passant complètement à côté de ce qui nous paraissait essentiel dans ce que
nous venons de leur dire. Et enfin j'ai compris que lorsqu'ils nous parlent, en réalité ils
s'adressent la parole à eux-mêmes. On pourrait dire qu'ils parlent à la partie
d'eux-mêmes qu'ils ont identifiée en nous.
– Ah oui, c'est ça. Pas très optimiste en effet.
– Mais entendons-nous bien : ce n'est pas un
jugement moral, hein? Je ne tiens pas ce genre de propos : tout le monde est con, sauf moi. Je m'inclus
moi-même dans ce processus. Je m'applique également cette grille à moi-même. Je
me dis : "tiens, pourquoi est-ce que j'ai retenu précisément tel truc
dans ce que m'a dit machinchose ? Cela a du faire écho en moi..." Ou bien
: "lorsque je dis tel truc à machinette, quel est le message que je
m'adresse à moi-même"?
– Et l'histoire du "j" apostrophe, tu
peux expliquer aussi ?
– Mais pourquoi tiens-tu absolument à ce que je redise
quelque chose que je t'ai déjà dit? Je ne comprends pas bien l'intérêt. De
deux choses l'une : soit tu t'en souviens et je n'ai pas besoin de répéter,
soit cela ne t'a pas assez intéressé pour que tu le retiennes, et alors cela ne sert à rien d'y revenir...
– Si-si, je m'en souviens. Très bien même. Mais je
veux être sûr de m'en souvenir exactement comme tu l'as dit. Je voudrais le
noter.
– Ah, si tu notes, alors...
– Et donc?
– Et donc, pour ne pas me laisser abuser par le
sens superficiel des paroles qui m'étaient adressées (c'est-à-dire pour bien en
comprendre le sens profond) j'avais imaginé de transcrire mentalement toutes ces paroles précédées d'un "j" apostrophe, pour bien montrer que
c'est ce "je" qui parle, en réalité.
– Et concrètement, cela donnait quoi?
– Et bien, ce que je viens de t'expliquer.
Quelqu'un émettait une opinion sur un sujet donné, mettons "aimons-nous
les uns les autres" et je traduisais mentalement "j'aimons nous les
uns les autres". Tu comprends?
– Moui. Je trouve qu'elle ne veut pas dire grand
chose, cette phrase-là : "j'aimons nous les uns les
autres" ...
– Mais cela ne change pas le sens de la phrase !
Cela indique simplement d'où elle est émise, qui parle. C'est un indicateur.
– Comme des guillemets, c'est ça ?
– Les guillemets, cela indique juste qu'on
retranscrit une parole telle quelle a été émise. Alors que le
"j'" apostrophe indique que, quel que ce
soit le propos, c'est toujours "Je" qui parle de lui.
– Ah oui, d'accord. Je crois que je commence à
comprendre. Et, comment dire... Tu n'a jamais trouvé d'exception ? Tu n'as
jamais rencontré quelqu'un qui t'a parlé sans se parler à soi-même ?
– Ah! Voilà une question intéressante. Une vraie
question à se poser à soi-même. Oui, je
me suis demandé s'il existait sur terre des gens qui ne parlent pas depuis le
présupposé de leur "je", par rapport à leur "je" et à
l'attention de leur "je". Et de fait, j'en ai rencontré. On en croise
très peu dans une vie. Ce sont des rencontres précieuses qu'il faut
chérir.
– Et ces gens, c'étaient qui?
– En fait, c'était moins des gens que des
situations qui faisaient que, à un moment donné, entre nous, ce type de parole,
sans le filtre du "je", était possible. Lorsqu'une telle parole t'est adressée - ou bien lorsque tu l'émets toi-même à destination de quelqu'un -
c'est un événement marquant. Tu t'en souviens toute ta vie.
– Mais dis-moi, Nanette, encore une question
(après je te laisse tranquille!). Il n'y a pas que la première personne du
singulier dans notre grammaire relationnelle : il y a aussi le "tu".
Est-ce que, dans ta manière singulière d'entendre les propos des gens, le
"tu" ne rentre pas en jeu, lui aussi – sans vouloir faire de mauvais
jeu de mots...
– J'e de mots !
– Je veux dire, est-ce qu'on ne mets pas non plus
un "t" apostrophe lorsqu'on parle aux gens ? Ou plutôt, est-ce que tu
penses qu'il y a une possibilité de parole qui ne prenne pas de "t"
apostrophe ?
– Oh ! Tu es un petit malin, toi... Je vois que tu
as réfléchi à la question avant de m'en parler... En fait, c'est un
guet-à-pent, cette conversation ! Tu avais tout manigancé à l'avance...
– Et donc?
– Eh bien, tu l'as compris, lorsqu'on parle de
certaines personnes qui peuvent émettre des paroles sans le filtre du
"je", on parle de personnes qui, d'un certain côté, sont
"éveillées", ou du moins qui ont atteint un haut niveau de réalisation
spirituelle. Mais lorsqu'on parle de personne qui peuvent s'adresser à nous
sans le présupposé du "tu", on parle alors de maîtres. Des gens qui
transmettent leur éveil d'esprit à esprit.
– Des gurus ?
– Oui, on peut les appeler comme ça. Mais, encore
une fois, ce ne sont pas de gens dont il s'agit (même si bien sûr cela
concerne une catégorie de personnes bien spéciale) – mais de rencontres
instantanées. Ce ne sont pas "des" gurus, mais des personnes
éveillées avec laquelle nous avons une relation de discipline à guru. C'est la
relation, de maître à disciple et de disciple à maître, qui invite l'émergence de cette parole
qui nous est adressée sans le truchement de ce "tu" factice.
– Et qu'est-ce qu'ils disent, alors, ces maîtres?
Qu'est-ce qu'ils t'ont dit à toi, précisément?
– Ce ne sont pas forcément des mots. Cela peut
prendre la forme d'un silence, ou bien d'un acte, d'un geste, d'un regard.
Quelques soient la forme que cela prend, leurs propos nous transpercent le cœur
comme des glaives dont le fil de la lame est aiguisée jusqu'à l'impondérable.
– Oh !
– Oui, mais attention ! Ne te laisse pas abuser par le côté séduisant de cette
formulation. Ce que nous faisons ensuite de ces moments exceptionnels ne
dépend que de nous. Nous pouvons les essentialiser sous la forme d'une nouvelle répartition égotique
du monde, un méga "je"-disciple face à un méga "Tu"-guru –
et la situation devient alors inextricable. Ou bien nous pouvons vivre ces
moments comme des impulsions nous menant droit à l'éveil. Cela ne dépend
que de nous.
– Merci Nanette.
Sur le même sujet, on peut lire sur ce blog "Sur le chemin spirituel" publié le 21 octobre 2024