lundi 12 mai 2025

Sur la bonté naturelle.

A force de vivre nos vies au grès des aléas de l'existence, la fougue des émotions interpersonnelles s'émoussent. Du temps de notre jeunesse, nous aimions et nous détestions avec autant d'ardeur que de véhémence – aujourd’hui nous le faisons par habitude, comme une formalité à remplir, une concession aux usages du monde. Certes, l’expérience nous a appris à savoir ce que nous voulons, mais nous le voulons globalement de moins en moins. C’est le moment de notre vie où l’on comprends qu’il ne nous échoira guère plus que ce que nous avons déjà dans notre escarcelle.

Il se produit alors une sorte d'affaissement de l’être, comme si une force d'attraction inconnue le siphonnait de l'intérieur. Ce n’est pas un renoncement, au contraire. L’élan vital est toujours là. On peut même dire que, débarrassé des objets contradictoires dont nous l'encombrions jusqu’alors, le désir gagne en amplitude, jusqu’à se mesurer aux plus lointains horizons.

Plus l'acmé de notre élan vital s'étend dans le sans limite, plus son pétiole se réduit à presque rien. Lorsque nous nous mélangeons nos neurones aux étoiles, notre attache touche à peine terre. Cette partie de nous-même que nous appelons « moi » devient tellement bénigne qu'elle se mêle naturellement au grand terreau du monde, sans distinguo. Qualifier ce phénomène « d’humilité », c’est déjà le hausser du col hors de propos. Nous sommes plutôt terriblement banals. Il n’y a guère de différence entre notre être-là et celui d’un arbre, d’un animal ou d’un matin de printemps tout barbouillé de bourrasques.

Une impulsion vitale qui n’est plus limitée par des désirs contingents et qui monte, monte, dans l’éther… Une base de soi qui se confond avec l’existant, de plain-pied avec les choses telles qu’elles sont… Tant d’espace ouvert entre le haut et le bas peut dérouter. Il est même probable que la personne qui ressentira une telle béance, effrayée par l'ampleur du phénomène, cherchera d’abord à la combler en tentant de réactiver volontairement ses vieux désirs, comme un retour de flammes ou un regain de pâture. Las ! Toutes ces tentatives ne lui serviront de rien. Elle ne parviendra plus à se laisser fasciner par ce qui jusqu’alors lui occupait l'esprit. Il lui faut s’accoutumer à être essentiellement vide.

En fait, cette personne n'a rien à faire de particulier, pas même feindre d'être concernée par les soucis mondains. Elle s’apercevra alors que, par un principe de vase communicant, maintenant qu’elle ne demande à la vie presque plus rien pour elle-même - le sort de tout ce qui existe autour d’elle lui importera d’autant plus. Ce n’est pas une décision consciente. Cela n’a rien à voir avec la volonté d’aimer son prochain à laquelle s’efforce (avec si peu de résultat) une bonne âme égarée dans les affres de la religion. C’est plutôt de l’ordre d’un processus organique, une sorte d’équilibre interne. Cela se fait malgré soi. C’est comme si la force d’amour que toute vie recèle, se trouvant inemployée, se reportait naturellement sur les objets qui l’entoure. C'est progressif, comme la lumière de l’aube. Les plus malins de ceux qui constatent ce phénomène en eux-mêmes comprennent qu’il ne s’agit pas seulement d’un principe de vase communicant. Mais il n’est absolument pas nécessaire d’être malin pour pleinement vivre ce bouleversement intime.

Il est vrai que la ligne de démarcation entre désespoir et avènement de la bonté inconditionnelle est bien mince. Tout comme le désespoir, la bonté procède d'un énorme lâcher-prise. Les « bras nous en tombent », comme on dit. Au sens littéral du terme : nous sommes défaits. Les mystiques ont usés et abusés de cette proximité pour inciter les chercheurs de vérité à persister dans leur quête. On pense aux errances dans la nuit obscure de Saint Jean de la Croix : « Alors je m'abaissai tant et tant / Que je fus si haut si haut, / Que je finis par atteindre le but". Mais la différence essentielle entre la vacuité du désespoir et la vacance présidant à l'émergence de la bonté, c'est justement qu'il n'y a plus rien à quoi reporter cette déperdition. Lorsqu'il n'y a plus de but à atteindre, plus de Dieu à rejoindre, plus de « moi » stable et permanent à quoi affecter nos pertes et nos profits, lorsqu'il n'y a plus d'espoir en quoi ce soit, quel sens pourrait bien avoir le mot « désespoir » ?

Au moment où nous touchons le fond, notre perspective intérieure se renverse et nous émergeons à la surface. Nous pensions nous résorber sur place, être minés de l'intérieur, nous affaisser dans le non-être - mais... il ne se passe rien. Tout est comme avant, et pourtant tout est différent. L'espace laissé vacant par nous-même ouvre une clairière fortuite au sein du monde mouvant. Les portes dorées de la Jérusalem céleste pivotent sur elles-mêmes, offrant l'accès à un monde nouveau, dont la texture est faite des fibres de notre être le plus intime.

Cette force douce, spontanément concernée par tout ce qui l’entoure, cela s’appelle la bonté. Cela nous prend toujours au dépourvu. C'est comme si un vent fou nous fauchait l'herbe sous le pied et qu'on se retrouvait soudain à découvert, le cœur pantelant. C’est un sentiment déconcertant, dont l’intensité ne fait que croître à partir du moment où on l’a senti poindre en soi. Certaines personnes l'expriment quelquefois avec tellement d'intensité qu’il semble rayonner d'elles une lumière invisible. Mais ce ne sont pas elles qui brillent, c'est le monde qui brille à travers elles. Dans la réalité qui est la leur, elles n'y sont pour rien. Elles n'ont ni « atteint » ni « gagné » quoi que ce soit. Il se trouve simplement que leur miroir intérieur a été débarrassé des scories imaginaires qui l’obscurcissaient jusque là.

vendredi 2 mai 2025

Sur une question qu'on m'a posé : qu'est-ce que vivre ?

Pour une publication à tirage confidentiel, on m'a posé le défi de décrire en 8 phrases maximum ce que c'est que de vivre. J'ai un peu triché puisque ma réponse tient en 8 strophes. La voici :

Qu'est-ce que vivre ?

C’est la terre gorgée d’eau. On ne fait qu’un avec elle. Rien qu’à la regarder on s’enfonce déjà à l’intérieur.

Lorsqu’on ne sait plus quoi faire, il faut offrir ce désarroi à la plus grande généralité possible – au monde. Offrir tout ce que l’on ne comprends pas et qui nous désole.

Vivre c’est nager. Entre effort et abandon. Nager dans sa vie comme dans des habits trop grands.

Jouir de cet élément qui nous enveloppe presque intégralement et contre lequel il nous faut pourtant lutter pour ne pas sombrer.

S’immerger. Être à moitié noyé et à moitié sauf. Mettre en œuvre tous les jours la texture amphibie de la vie, mi-matière mi-énergie.

Notre corps est une arche d’alliance - temporairement à flot, vaillant vaisseau de chairs et d'éveil.

Être au monde, c’est ne pas penser avec son cerveau mais avec son plexus solaire. Ne pas ressentir avec ses organes sensoriels mais son être-là, sa conscience vide de tout contenu.

mardi 29 avril 2025

 Terre-mort.
 
1.

 (quelques notes préliminaires)

 Enfouir ses mains dans la terre
            équivaut à...
        
la bascule se fait tout de suite du sanguin à 
l'organique granuleux gorgé de germes et de spores
            embarquement immédiat
            (odeur de fioul  / cris terrifiés des mouettes)
 
ça pousse ça croit
 
les pousses
            (qu'on dit immobiles – quelle pensée confuse que la nôtre !
            juste parce qu'elles n'ont pas de pieds...)
 
se tendent
s'ovationnent vers l'avant                  offrent à la lumière
l'étonnement de ce qu'elles recèlent
 
                        les moteurs vrombissent
 
les flancs des
            carlingues huileuses parcourues de secousses
s'arrachent à leur destin terrestre
 
            c'est le départ
 
2.
 
Les morts mangent la terre petit bout par petit bout
ils la grignotent
            avec leurs dents de devant
 
la terre
            elle
                        mange les morts tout d'un coup
 
elle les escamotent
les digèrent et les rend
à leur état premier
            de glaise adamique
 
les morts mangent la terre avec leurs dents de devant
            car si le temps n'existe plus il n'y a plus de sourire possible
                        juste un rictus éternel
 
terre-mort granuleuse aux petites dents aiguisées
quand viendras-tu m'entamer ?
 
                                   c'est déjà fait bien sûr
du strict point de vue des cycles organiques
 
tu ne cesses de me faire mourir
            pour que je revive
 
            spasme étoilé
 
le jour où mon organisme ne pourra plus mourir 
pour mieux se régénérer
il sera défait par la vie       ce sera ce que moi
            j'appelle la mort
 
            désassemblant mes éléments disparates
 
ma conscience partira à vau-l'eau
au diable vauvert        dieu sait où
 
            nulle part
 
dirait mon père
qui ne croyait qu'aux atomes
 
3.
 
La cosse d'une faîne ratatinée
            des racines
                        filandreuses
la chrysalide rouge d'une noctuelle
 
une poignée de noisettes enfouies par un écureuil tête de linotte
 
les restes non putrescibles
                                   des ordures
                                                           enterrées par des habitants d'avant
des vers de terre violacés
                                   au contact si délicat
un cloporte débonnaire
                                   portant haut
                                                           sa glorieuse ascendance de crustacé
 
toutes sortes d'armes blanches
sabres cimeterres hachettes coupecoupes
à la lame affilée comme un fil
                                               dans la terre il y a
 
            des grelots gelés
des flancs haletants 
 
            un regard de ouf
qui nous déshabille
de la trogne au trognon
    faisant croître en nous
    une traînée luminescente
 
un ornithorynque s'installe pour manger les petits vers
et les insectes déterrés par ma pelle
 
il ne s'appelle pas
ses petits yeux me regardent
je fais l'indifférent
 
            une petite forme morte
lovée en foetus
m'échappe des doigts
déployant ses fanons invisibles
            rose d'illusion
 
la sueur perle sur le pourtour des paupières
 
les doigts précautionneux
percent les peaux des mirages
sans même s'en apercevoir
 
            hypogée suspendu
aux commissures des lèvres
nous brassons l'air des morts
avec nos mots creux
 
nos rires sont leurs dents
scintillant dans l'obscurité
de la nuit profonde
 
4.
 
A chaque goutte tinte une note métallique : lumière
 
le substrat se retourne plusieurs fois dans mes rêves
            et se retrouve toujours sur le haut du panier
 
            (petits bruits de succion de bébé obèse)
 
ça boit toute cette eau tombée – ça s'appelle l'ondée
 
ça pourrait être le nom générique de ce qui n'a pas de nom
ça génère ça imbibe ça mélange ça croit ça dépérit ça se décompose
 
le vent prend l'herbe par les racines                     secouer jusqu'à faire tomber l'oeuf
brisures d'azur flaque de gelée répandue             une vie gâchée
 
vue d'ici il ne pleut pas                                        des perles rapides glissent
                                                                             sur l'ourlet de ma capuche
            c'est de loin
            que la brume d'eau
            finit par s'épaissir en pluie
 
une fois mélangée à l'eau                                  cette bouillie dans laquelle on praline
                                                                          les racines des poireaux
la terre laisse des traces                                                       à repiquer
qui ne partiront pas
 
                                               monticules mouvants
                                               poussés par d'insolents rats-taupiers
                                               s'effondrant sous mes yeux
                                               oh !
 
genoux à terre l'eau s'infiltre par les rotules
 
            l'ornithorynque femelle
            prépare son nid inhumé
            en le tapissant de feuilles et de branches
            ramenées avec sa queue recourbée
 
mug est le nom de cette boue séminale
les enfants qui ne s'y trompent pas l'appellent la gadoue
 
sur le front du Golem était écrit le mot emet qui veut dire vérité 
c'est ainsi qu'on pouvait lui donner vie et l'obliger à servir
si l'on efface le "e" initial le mot signifie mort
la créature d'argile retournait à l'informe
 
terre-mort à la flagrance de truffe à la viscosité de caviar
 
            des galeries rondes s'ouvrent
soudain dans les trous qui s'éboulent
des doigts de géants s'y sont glissés
            il y a peu
 
                                               je ne savais pas à quoi ressemblait
                                               le pénis bifide de l'ornithorynque
                                               c'est une sorte de petite main rose
                                               deux doigts de gants qui seraient restés
                                               retroussés   
 
                        quelle est le vrai visage de la pierre
                        lorsqu'elle est entièrement enterrée?
 
de la terre jusqu'au fond de la gorge
 
je suffoque                 de cette globalité
mastoc                        besoin d'air
appel d'air                  d'une galerie s'ouvrant soudain devant moi
in extremis                 le vide m'offre une issue
viable
 
            polarité de la terre inverse de l'aimant
 
lorsque les mains plongent toutes entières dans sa texture
elle s'égrène elle s'échappe se désagrège 
 
mais lorsqu'on s'en éloigne
la force d'attraction de sa masse        nous cloue sur place
irrésistiblement attirés que nous sommes par sa présence immense :
                                                                                              terre
 
 
5.
 
Mais voyons !
            il ne s'agit pas d'une personne
ni même d'un être vivant
(je te concède le vivant mais je réfute l'être)
            alors pourquoi y reviens-tu sans cesse
avec autant de sollicitude ?
 
            (soliloque du jardinier)
 
            qui s'ouvre sous le soc
            avec l'opulence d'un brocard
            giroflée consubstantielle
            à l'éclosion des germes
            la forclusion des semences
            de recels en ressacs
 
la réponse immuable est :
 
parce qu'aimer ce qui vit est le propre du vivant
 
6.
 
Le jardinier alterne veille et sommeil
ni l'un ni l'autre n'est ordinaire
 
la veille consiste à scruter avec un amour incommensurable
la moindre transformation des germes de vie qu'abrite son jardin
le sommeil consiste à fertiliser de rêves la verdure qui l'entoure
 
plus il se fait vieux moins il travaille
            et plus il rêve
 
souvent on voit de vieux jardiniers immobiles dans leurs jardins
pendant des heures
            on croit qu'ils sont ailleurs
            moi je dirais au contraire qu'ils sont là
 
            l'un d'eux
assis par terre
            sa tête a roulé dans la luzerne
 
son bouquin à la couverture recourbée est tombée de ses mains
 
c'est Terremer d'Ursula K. Le Guin
 
 
7.
 
La texture grumeleuse de Déméter : gestation des
pépins de grenade pendant 9 jours et 9 nuits
les flancs battus de Déméter : en se tassant la terre bouge
mue par cette force d'attraction d'une mère pour son enfant
 
c'est le seul cas d'errance de la terre (qui normalement
ne peut pas se déplacer) et c'est alors l'hiver quand la terre
demeure nue désertée de tout spore de vie
 
La terre Déméter erra pendant neuf jours et neuf nuit à la recherche de sa fille Perséphone enlevée par le dieu des enfers. Celui-ci, lui ayant  fait manger par ruse des pépins de grenade, l'avait condamnée à demeurer éternellement sous terre à ses côtés. Déméter obtint un compromis de la part de Zeus, le dieu des dieux : 6 mois de l'année, sa fille résidera dans le royaume de son époux - alors sa mère prendra le deuil et se sera l'hiver. Les 6 mois suivants, Perséphone reviendra sur terre réjouir le cœur de sa mère – alors ce sera le printemps.
 
au-delà de Déméter l'amour-mère il y a la roche
puis le noyau ignée générant la matière
puis plus loin encore un vieux chinois aux yeux écarquillés
se demandant si nous avons cédé ou non
à la tentation d'appuyer sur le bouton
qui mettra fin à ses jours
 
Un philosophe du XIXème siècle formula un jour le dilemme suivant : accepteriez-vous de  tuer un vieux chinois inconnu à l'autre bout de la terre, sans rien faire d'autre qu'un acte de volonté, comme si vous appuyiez sur un bouton intérieur, pourvu que vous aviez la certitude que cet forfait irrépréhensible vous procurerait la gloire et fortune que vous êtes en droit d'attendre de la vie? Le feriez-vous ? La réponse occidentale parait évidente. Notre vie quotidienne est un privilège obtenu aux prix du sacrifice de millions d'anonymes là-bas, à l'autre bout de la terre.
 
8.
 
Aujourd'hui je vais parler de l'empreinte
            la terre meuble
            pas seulement la forme
 
            l'ornithorynque-voisin ne fait rien
            il vibre simplement
           
            ses yeux me regardent fixement
            mais je sens surtout qu'il se délecte
            des vibrations électriques que j'émets
            oscillant la tête de droite à gauche
            il fait le tri parmi les ondes
 
saveur flagrance homéostasie masse ondes mais aussi tonus
            tout cela moule l'empreinte
 
descendu au plus profond de moi
            par le pranayama
je trouve l'empreinte
            rougeâtre de crustacé
d'une pousse de vigne vierge quinquefoliée
            scrutée chaque matin
            avec mes yeux de frais
 
l'ornithorynque est l'animal le plus silencieux qui soit
 
            quand il sort de l'onde il émets un grand bruissement
            pour chasser l'eau de ses narines
            alors les peaux recouvrant ses yeux se relèvent
            il voit
 
je sais que la corne des ongles
ne poussent pas avec le soleil
            comme on le prétends
mais qu'elle croit à la rencontre de la terre
pour fouir
pour s'enfoncer dans les profondeurs
           
            les quatre dents du rat taupier
            les mâchoires de la fourmi
            les griffes de l'oryctérope
            les pattes palmées de l'ornithorynque
 
            la lumière de la lune
            s'enracine elle aussi
            reflétée sur des dents de requins
            figés dans la roche d'une falaise du crétacée
            dans la forêt imaginaire de Vorrh
 
pas de blessure dans la terre
            pas de lèvres
 
matière éminemment tactile
difficilement affectée mais affectant tout
            corps vivant qui l'approche
 
terre-mort mixture de vie dont le point zéro serait le sable stérile du désert
l'oméga la tourbière fabuleuse dans laquelle repose la somme de nos ancêtres
 
matière contagieuse
            germinative
pourvoyeuse de germes en tous genres        
 
en pensée (seulement en pensée)
l'ornithorynque permets que je glisse une main furtive
sur sa fourrure                        c'est doux
 
incroyablement doux             cela me rappelle
la fois où j'ai caressé le cadavre d'une taupe
 
            les femelles ornithorynque émettent leur lait
            par sudation des pores de la peau
            le lait imprègne les poils de sa fourrure
            que les bébés tètent
 
les humains                                       dans leur haine du corps
veulent croire qu'il suffit d'eau          et de soleil
                                                           pour que ça pousse
 
ignorant l'apport essentiel de la terre
saturée de produits chimiques           qu'ils y déversent aveuglément
           
            pourtant
 
            si la terre meure tout meure
 
 

mardi 22 avril 2025

Sur les trompettes de la destinée.

Ces dernières années, tant de choses ont changées dans ma vie. Une pan important de ce que j'ai été a disparu avec la mort de mes parents, la dispersion de leurs affaires et la vente de leur maison. Ce genre de perte affecte à la fois le temps et l'espace intérieurs. Les amarres me reliant au pays où ils ont vécus ont été larguées. Elles ont pesé dans mon sillage durant quelques années, puis je les ai vu s'enfoncer dans l'eau turquoise et disparaître lentement, englouties dans ces mystérieux abysses auxquels je n'ai pas accès.

Cette déroute du tropisme racinaire de l'enfance a entraîné avec elle d'autres bouleversements. Les cartes de mon jeu intime ont été rebattues. Certaines figures ont irrémédiablement disparues – mais, puisque dans le mot « irrémédiable » il y a le mot « diable », il ne faut pas exclure qu'elles reviennent un jour inopinément, telles un diable facétieux surgissant hors de sa boîte, au moment où on l'attendait le moins... Simultanément, de nouvelles figures sont apparues dans mon jeu, généreusement octroyées par cette manne providentielle présidant aux aléas de nos vies. A chaque manche, une nouvelle main. A chaque main, une nouvelle manière de faire, une invitation à changer ma façon de palper les textures du monde, de manier la vie, d'agir.

Même lorsqu'elles se sont faites au prix de blessures profondes, j'ai toujours savouré ces périodes de transformations. J'aime quand les trompettes de la destinée claironnent leur fanfare à nos oreilles, nous forçant à nous mouvoir, à bouger, à nous transplanter. Avec les années, je suis devenu un expert en mue. Je ne connais pas de plaisir plus fort que la jouissance de se découvrir une nouvelle peau, brillante, souple et délicieusement glacée, non encore affectée par l'usure de la routine. Ces révolutions peuvent se produire à tous âges, pourvu qu'elles ne soient pas forgées par l'aiguillon de notre volonté, mais qu'elles découlent organiquement d'une disposition (on pourrait même dire d'une appétence) de l’entièreté de notre vie.

Muer, c'est pour moi la réponse adaptée à la transformation incessante du monde. C'est comme une danse. Cela demande de la disponibilité d'esprit, et surtout de faire confiance à l'intuition, cette faculté qui, en nous, sait mieux que nous – c'est-à-dire mieux que notre cerveau conscient. Muer, c'est à mes yeux la seule manière d'empêcher que les attaches qui nous relient aux choses et aux êtres ne deviennent des liens entravant l'accomplissement de notre voie intérieure – car comment accrocher les amarres du passé à la frêle housse translucide d'une mue ?

C'est quelque chose que j'ai appris grâce à mes « années butô ». Qu'elle soit réalisée en solitaire ou en groupe, la danse est toujours un duo. Un duo avec le lieu où l'on danse, bien sûr et avant tout, mais aussi un duo avec soi-même, ses propres démons, ses fantômes. Enfin, la danse, c'est surtout (à de rares moments de grâce, si précieux que, sur le moment, ils justifient tous les efforts infructueux que l'on a pu développés jusque là) un duo immatériel que nous formons, pendant quelques secondes, avec l'être – le témoin – disons : l'entité – qui reçoit alors intégralement notre présence au monde (bien plus vaste que la simple conscience que avons de nous-même) - sans filtre, comme un cristal sonnant soudain la note juste...

J'ai beaucoup dansé ces dernières années, presque tous les jours. Et pourtant, aujourd'hui, je ne le fais plus. Mes étoiles intérieures se sont disposées autrement. Elles forment désormais d'autres figures. Les rotations de mes cycles de vie ont dessiné de nouvelles orbes, ouvert d'autres tangentes et réorganisé la distribution de mes lignes de force. C'est pourquoi je change tout le temps. Je suis grand, je suis petit, je suis gros, je suis svelte, je suis déjà vieux ou toujours jeune, rasé ou chevelu, laid ou beau, sociable ou solitaire, chaleureux ou distant... Je suis tout cela à la fois, de manière successive et/ou concomitante. Mon miroir intérieur est trop étoilé pour renvoyer une image cohérente de moi-même. Cette aptitude à muer s'est tellement développée que j'ai parfois l'impression d'avoir atteint à mon corps défendant la capacité prodigieuse de Protée, ce dieu marin de l'antiquité grecque qui pouvait à volonté prendre toutes les formes qu'il souhaitait.

Oui, je suis devenu une manière de « vieux de l'océan », comme on appelait celui qui gardait les troupeaux de phoques du dieu Neptune. Un anonyme protéiforme retiré dans son ermitage. Sédentarisé, mais non pas fixe. A chaque instant, je me transforme. Je suis la terre lorsque je m'agenouille devant elle pour la remuer à pleines mains, je suis l'aura magnétique du chat lorsqu'il passe à proximité de ma main, je suis la force de déflagration de l'air lorsque je cours dans les bois, je suis l'odeur et le goût de la pluie lorsqu'elle s'abat dans l'inclinaison d'un coteau où je me trouve saisi de surprise. Je suis même parfois quelques uns de ces êtres vivants avec lesquels je fraye de temps à autre, mais dont certains m'influencent tellement que j'ai l'impression moins de les comprendre que de les transcrire en ce langage intime que j'appelle moi-même.

De même, tout a changé autour de moi. La promesse de la modernité à laquelle mes parents ont crue avec ferveur (avant d'y revenir sur leurs vieux jours) – cette promesse s'est résorbée comme peau de chagrin. « La modernité », « le progrès », « la croissance », le « vivre ensemble » : ces termes ont été dévoyés. Ce ne sont plus que des éléments de discours, des mots creux assénés par les élites en guise de valeurs fédératrices, dans l'espoir qu'elles aient encore la capacité de maçonner une paix sociale. Mais il n'y a plus de valeur fédératrice. Il n'y a plus de paix sociale. La guerre, qui a profondément marqué l'enfance de mes parents, est à nouveau possible. Mes parents ont cru que nous ne la connaîtrions plus jamais – du moins plus jamais « chez nous ». Pourtant il est désormais envisageable que je doive moi aussi apprendre à vivre avec, à l'aube de ma vieillesse.

Ainsi, les promesses de paix, de prospérité et de justice sociale n'auront pas tenues plus d'une génération ? Comme ce constat est troublant. Comme cela ébranle nos plus profondes convictions, nous obligeant à changer à nouveau, à mettre à bas nos échafaudages rassurants, nos béquilles conceptuelles, nos prothèses mentales, pour tout recommencer à zéro, pour tout reprendre depuis le début, à mains nues – pour retrouver le chemin de l'expérience brute.

C'est la danse de la vie : le monde pèse de toutes ses forces sur le serpent, jusqu'à obtenir de lui qu'il se faufile à l'extérieur de lui-même. Qu'il file vers ce qui n'a pas encore de nom. Abandonnant derrière lui des mues qui n'ont plus de contenus : laisses d'un corps régénéré, imago de présences absentes. Il n'y a que de cette manière que nous pourrons garder assez de mobilité pour nous adapter à ce monde nouveau qui est en train d'apparaître – puisqu'il paraît que des fous président à nos destins, que la haine de l'autre est promulguée en saine règle de vie et que l'hybris et l'ivresse de la destruction font des ravages dans les esprits désemparés des humbles comme des puissants.

Le monde change trop vite autour de nous pour que nous perdions du temps à essayer de retenir le passé. Œuvrons plutôt à nos propres métamorphoses. Laissons nos amarres s'engloutir dans nos sillages. Tenons nous à l'extrême pointe du navire, à la proue du monde – non pas pour proclamer que nous en sommes les maîtres, comme nous avons tenté de nous en convaincre autrefois– mais pour nous poster à l'instant précis où notre propre sillage se forme – une vigie de soi-même, une sentinelle du monde à venir. Derrière nous, le navire ne cesse de se défaire et se refaire. Qu'importe. Nous sommes le Soi : devant, toujours devant. Tendus vers la naissance du monde.

samedi 1 février 2025

Sur une matinée en ville 

Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le jean crasseux d'un ado qui attend sur le trottoir, je me prosterne devant l'incertitude d'un moment présent comme étourdi par sa propre indétermination, je me prosterne devant une lueur obstinée dans le ciel que je ne m'explique pas, je me prosterne devant le gouffre de douceur qu'ouvre en moi le douzième concerto de Mozart diffusé à la radio de la voiture, je me prosterne devant la flaque de boisson laiteuse que les roues des véhicules ont étoilée sur le macadam de la station essence du supermarché, je me prosterne devant les kilomètres de câbles sous tension qui s'étendent à l'infini, transmettant simultanément chaleur, lumière ou mort, je me prosterne devant un châle en laine rose jeté sur la plage arrière d'une kangoo, je me prosterne devant l'enthousiasme gouailleur d'un petit garçon au bonnet de travers qui tire tant qu'il peut sur la main de sa mère pour aller à la rencontre de l'univers, je me prosterne devant le scintillement des cheveux d'une femme qui rit au soleil, je me prosterne devant le monde comme une plante projette en poussant son ombre sur le sol, je me prosterne à ras de terre, dans la texture granuleuse des choses, je me prosterne d'autant plus bas qu'une forme vide de moi s'étoile haut dans le ciel.

lundi 27 janvier 2025

Sur un combat perdu d’avance

Ce matin, le ciel est uniformément bouchonné de gris. Tout semble suspendu à l’avènement imminent d’un phénomène inconnu. Notre baromètre intérieur subit un pression oppressante. L’atmosphère est lourde de contention. Il va se passer quelque chose. Le ciel semble chercher en vain l’élément déclencheur, le déclic qui mettra fin à cet interminable suspense. Et voilà que soudain, alors qu’on y croyait plus, les premières particules immaculées commencent à tomber. Virevoltantes et obstinées, elles ne s’arrêteront plus. Le neige tombera toute la journée, puis encore le soir, puis durant la nuit, encapuchonnant nos rêves d’une chape tactile recouvrant peu à peu le toit de la maison.

A pas feutrés, elle estompe progressivement les caractéristiques ordinaires de notre univers. Les flocons invisibilisent toutes les nuances de vert de ce que nous nommons si vaguement « la nature ». Puis ils escamotent les formes mêmes, toutes les formes du monde, moutonnant les reliefs rocailleux des pierres, arrondissant les angles des ouvrages humains, atténuant les spécificités, molletonnant peu à peu toute chose d’une épaisse couche immaculée. Ces formes molles n’éveillent plus aucune réminiscence dans notre esprit. Nous ne devinons plus ce qui se trouve à l’intérieur, comme les adultes du Petit Prince prenant pour un chapeau le dessin d’un boa ayant avalé un éléphant. Les couleurs du monde ont toutes périclité : partout il n’y a plus que du blanc.

Mêmes les sons s’en trouvent modifiés – eux qui d’ordinaire ne s’en laissent pourtant pas si facilement conter. On dirait que la neige leur a coupé toute possibilité de se mouvoir et qu’ils se résorbent en eux-mêmes, pesant sur le silence de tout le poids de leurs non-dits – à moins que, stupéfiant l’immobilité de la forêt, ils tentent une sortie héroïque à l’occasion d’effondrements hasardeux de gros paquets de neige poudreuse qui s’avachissent presque sans bruit dans l’édredon lacté, pulvérisant une poussière irisée dans l’air vif...

Même les senteurs organiques ont été annihilées sous sa chape glacée. Le bois, à différentes étapes de sa putréfaction, la terre gorgée d’eau, l’herbe rabougrie de l’hiver, les dernières petites pommes ratatinées aux pieds des arbres, les laisses animales : la neige a stérilisé le foisonnement proliférant de leurs exhalaisons. Seule sa propre odeur s’impose désormais, une flagrance virulente dont les arêtes affûtées pénètrent à vif dans les soies fripées des poumons, provoquant une sorte de délire d’ozone qui monte tout de suite à la tête…

La neige est tombée, encore et encore. Toute la nuit, la chute interrompue des flocons, de plus en plus gros, de plus en plus dense, a progressivement aboli tous les substrats du monde. Le lent dépôt du même sur le même a fait disparaître ce qui n’était pas lui. Cet ensevelissement est aussi une révélation. Un autre monde est né de cette pentecôte au ralenti.

Patience et longueur de temps... Malgré leur aspect gracile, les flocons sont opiniâtres. Car il leur en fallu, de l’entêtement, pour transformer ainsi tout ce qui s’étend devant nos yeux, à perte de vue ! Non certes grâce à ce qu’ils sont, chacun pris individuellement – un machoullis glacé, plus diaphane et léger qu’une chips de farine de riz – mais par la ténacité avec laquelle il se sont confrontés à un monde incontestablement plus vaste et plus réel qu’eux.

Entre la pesanteur de l’étant et ces petites choses insignifiantes, le combat semblait perdu d’avance – et pourtant les flocons de neige ont vaincus, tel des millions de David lilliputiens parvenant à escamoter un Goliath à la stature cyclopéenne... Les flocons de neige ont transfiguré le monde, provoquant l’avènement de ce merveilleux présent, découvert ce matin, en ouvrant les volets, flamboyant sous le soleil : la radicalité incandescente d’un paysage enneigé.

lundi 20 janvier 2025

Sur les vœux de bonne année.

Ces derniers jours, j’ai entendu plusieurs personnes exprimer leur manque d’enthousiasme à l'idée de formuler des vœux de bonne année, comme si le lot de malheurs qui ne manquera pas de nous tomber sur la tête durant ces prochains 365 jours rendait d’avance caduque la moindre probabilité que cette nouvelle année soit réellement bonne pour quiconque. Certaines personnes semblent préférer se rabattre sur la formule passe-partout des « mes meilleurs vœux » (en prenant bien garde de préciser lesquels!), alors que d’autres refusent tout net de se prêter à l’exercice - tel cet homme tout à l’heure à l’épicerie, qui trouvait absurde de « faire semblant » de croire qu’il pourrait y avoir quelque chose de positif dans l’avenir qui nous attend, « alors que tout fout le camp autour de nous »….

Bien sûr, partout la guerre fait des ravages, tuant des millions d’êtres vivants et détruisant la beauté du monde. Bien sûr, partout triomphent ceux qui prônent la haine de l’autre, la violence et l’exclusion. Bien sûr, chaque jour une partie du monde est irrémédiablement polluée, dégradée ou détruite par l’avidité humaine. Comment le nier ? Faire semblant de croire que le monde puisse aller mieux en 2025, comme par un coup de baguette magique, alors qu’il s’enfonce de plus en plus dans un processus d’auto-destruction que d’aucun juge irrémédiable, peut à bon droit paraître absurde, ou même – pour celles et ceux que cette situation affecte plus spécifiquement, parce qu’ils y sont exposés de plein fouet – particulièrement cruel.

Pourtant, pour que se déchaîne cette frénésie de destruction inédite dans l’histoire de notre planète, il faut au préalable qu’il y ait quelque chose à détruire. Il faut qu’« il y ait quelque chose plutôt que rien », pour reprendre le célèbre questionnement du philosophe Leibnitz, qui y voyait un principe de raison suffisante. Nous ne saurons sans doute jamais quelle est la raison d’être du monde, mais nous ne pouvons nier que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il y a « monde ». Non seulement le monde est, mais il se régénère sans cesse, faisant en sorte que les conditions qui permettent la vie soient maintenues coûte que coûte. Le vivant, l’organique et l’inorganique ne cessent d’interagir pour se régénérer. Alors que les humains exercent sur le monde une action mortifère, ils contribuent également à le réparer. Selon leurs capacités, des milliards de personnes pansent leurs plaies et celles des autres, soignent, nourrissent, éduquent, créent, transmettent, résistent et protègent les plus fragiles.

Dans une goutte d’eau, il y a tout l’océan. Dans le chant d’un oiseau, il y a toute la musique. Dans un regard, il y a tout entier l’insondable mystère de l’être. Il y a une force de vie incroyable dans notre monde, qui nous permets tout simplement, lorsque nous nous levons le matin, d’avoir de l’air à respirer, des êtres et des choses à aimer. On peut trouver absurde de rêver à un avenir radieux, mais ne tombons pas du désespoir à la désespérance. N’oublions pas ce qui, tout les jours, maintient vaille que vaille la balance en équilibre. Prenons-en soin, ne serait-ce qu’en lui disant tout simplement : merci !

samedi 7 décembre 2024

 

Sur une Amande

                                                                 à Gyohei Zaitsu.
 
Lorsque tu es apparu dans mon existence
        ta présence
n'a pas exactement changé
ce qui faisait alors la matière de ma vie
        Elle l'a disposé différemment
Elle l'a éclaircie d'une certaine manière
Elle l'a clarifié
 
Tu es une amande – lisse et amère à la fois
- une amande ayant ouvert autour d'elle
une clairière de clarté
dans ma masse obscure
 
Lisse             tout glisse sur toi
Compact      dense - jusqu'au silence
Clos              résorbant en toi toute velléité de spontanéité
Exact            jusqu'à la méticulosité
Amer            ta saveur première
 
Lorsque tu danses – dans une cour
immobile pendant de longues minutes
et que tu te retrouves soudain perché
            comme un chat
            en haut du portail
            sans qu'on ai eu
            le temps de te
            voir faire
 
Tu défies notre pensée ordinaire
tu files entre les mailles de notre esprit
 
Planet Gyohei
C'est le nom d'un
de tes solos
            Cela vient
            de ton enfance
             
            Tes parents
            trouvaient
            que tu avais l'air
            tombé
            d'une autre
            planète
 
Tu vises la noirceur
et pourtant dès
qu'elle apparaît
la beauté te déroute
    et te rend sentimental
 
Plus distant qu'un clown blanc
Un mime qui gesticule
les yeux écarquillés
avec à l'intérieur de lui
une noirceur toute droite
comme un hareng-saur
 
Cousin du mime Marsault
et de Buster Keaton
 
Comme il est touchant
et douloureux
ce noli me tangere
que tu mets entre
toi et le monde
 
Comme si pour toi
danser c'était maintenir
béantes les lèvres
            d'une plaie
entre tes prouesses physiques
qui laissent toujours les
spectateurs pantois
            et ce mutisme obstiné
que tu manifestes
avec la virulence
d'une radiation nucléaire
 
Dans l'émulation effervescente
de la petite troupe de tes
plus proches élèves qui
s'est constituée autour de toi
 
J'ai voulu éviter
de participer à l'adulation
du maître (une posture
            tellement inconfortable
            pour toi qu'elle a fini
            par te positionner
            à l'extrême bord
            de notre cercle)
 
Mais cependant
je me suis aperçu
que – comme pour les
maîtres zen -
ton influence est non verbale
 
Rien de ce que nous nous sommes dit a de l'importance
 
            D'où le fait que nous ne
            pourrions pas dire – ni toi
            ni moi - que nous
            sommes amis
 
Nous sommes à la fois plus et moins que cela
 
Comme un prêtre shinto
tu ouvres et fermes la porte d'un monde
qui s'est avéré pour moi - au fil des années
            le seul monde réel
 
selon un rituel immuable : la petite serviette
blanche que tu portes en bandeau
            autour de ta tête
la couverture verte
sur laquelle tu te tiens accroupi
tous tes CD soigneusement disposés autour de toi
 
Le claquement de mains qui marque le début
et la fin d'une proposition de danse :
            stop c'est coupé merci beaucoup !
selon la formule-ritournelle
            que j'ai entendue
            plus d'une centaine de fois
 
Dès le premier atelier auquel j'ai participé
            (c'était dans un vieux moulin en bois
            dans le Poitou)
Plus précisément : dès les premiers consignes
de travail que tu nous as donné
j'ai reconnu un enseignement
            qui m'était destiné
 
Depuis je me suis grandement approprié
la matière même de ta recherche
 
Non pas la forme que tu lui a donnée
mais l'esprit de la danse qui t'anime
 
Et pourtant – alors que mon matériau
            intime
            te doit tant
je ne danse pas comme tu le souhaiterais
 
mais comme la danse surgit en moi
            grâce à toi
            grâce à tes outils
 
Je t'ai vu dans un parc
            nu
le corps peint en blanc
émergeant d'un buisson en fleurs
Ou bien une autre fois
            sortant d'un four à pain
            dardé comme la langue noire
            du cheval de Guernica
 
Je t'ai vu avec un grand nœud rouge
autour de ta tête lisse
dont les boucles tombaient
de part et d'autre de ton visage
            comme des oreilles de lapin
 
Je t'ai vu manger
le plus épicé possible
dans un restau indien
où nous étions
            en tête-à-tête
 
transpirant à grosses gouttes
t'épongeant avec
la fameuse petite serviette blanche
            sans te départir
d'une once de ton
            self-control
 
Il y a tant de petites phrases
que tu m'as dites – Gyohei
qui m'ont été autant
de mini-détonateurs
à cette explosion-exposition
de soi – toujours – sans cesse
reprise – qui est la condition
sine qua non de la naissance
de la danse
 
Ce croisement de l'un à l'autre
ton regard regardant ma danse
que tu as vu évoluer
            au fil des années
 
Ma danse transformant ton regard
comme si elle t'apprenait
        autant qu'à moi
 
Notre dernière rencontre
c'était lors d'une de mes performances de danse à Paris
             Je ne savais pas que tu étais là
 
Il y avait une silhouette accroupie dans l'allée
entre les gradins – j’ai cru que c’était un enfant
lorsque la lumière est revenue
j'ai vu que c'était toi
            – quelle surprise !
 
Souvent je t'ai senti déçu de ma danse
mais cette fois-ci tu m'as dit qu'elle t'avait plu
Tu m'as dit
            tu es quelqu'un de très généreux
 
Montrer ce qui ne se montre pas
offrir sa présence aux publics
toute entière – sans fard – telle qu'elle
            est vraiment
c'est essentiel dans ma danse
Lorsque tu parles de générosité
c'est comme cela que je l'entends
            Gyohei
 
Toi qui est une amande
Lisse et forclose
sur son principe actif
- élixir ou poison ? -
dont la composition
            t'est scellée
aussi bien qu'à nous
            tes cobayes
 
et que
dès le premier jour
            (dans le vieux moulin en bois
            dans le Poitou)
j'ai gobé
sans hésiter
 
Ayant appris
lors notre recherche
            commune
de la danse
à mettre de côté
mon esprit critique
pour n'être plus
qu'un instrument
            entre tes mains
 
Il y a quelques années
nous nous sommes croisés
par hasard dans le métro
tu étais avec ta femme et ta fille
 
Vous étiez ravis de me voir
 
Avec la scrupuleuse exactitude
qui te caractérise tu as tenu
à me formuler exactement
ce que tu ressentais :
            c'est vrai que dans notre
            histoire tu es important
            au fil des années tu as
            été tellement souvent
            à nos côtés Christophe
            tu fais partie de nos vies
 
Une amande recouverte d'une fine pellicule
de sucre
d'une constante gentillesse
- ta touche japonaise
 
Une amande d'une finesse exquise
quant à la précision lexicale
avec laquelle tu exprimes ta recherche
de la danse
 
            Quelquefois
            durant les stages
une personne nouvelle
voyant que tu cherchais un mot
            (et pensant
            avec cette arrogance toute française
            que tu maîtrisais mal notre langue)
te donnait le mot banal
justement celui que tu ne voulais pas utiliser
 
le mot fourre-tout habituel
 
Toi tu poursuivais ta réflexion
à haute voix
            jusqu'à enfin trouver
 
le mot neuf
 
le mot que nous n'aurions jamais
pensé utiliser dans ce contexte-là
et qui pourtant
 
            dans ce contexte-là
            nous éclairait
 
            Aujourd'hui
tandis que je vogue
sur d'autres flots que les tiens
 
et que tu t'es replié
sur un malaise existentiel
qui menaçait depuis longtemps
 
Quel mot choisirais-tu pour dire
            ce qui ne nous lie
            pas
Gyohei ?
 
            Sachant que
            ce qui ne nous lie pas
            est peut-être
            pour nous deux
            finalement
            plus important que
            ce qui aurait pu
            nous lier ?
 
Pour moi
            Tu es
Une amande
dont la forme extérieure
            lisse à l'extrême
est aiguisée comme un fil
et dont le cœur obscur
            m'est inaccessible
 
Pour toi
            Je suis
            quoi ?
 
            une altérité problématique ?
            un familier de longue date ?
            un interlocuteur potentiel ?
 
(plusieurs réponses possibles)
 
Je n'ai certainement pas su
trouver la bonne manière
de devenir ton ami
 
aller chercher la confiance
dans le cœur généreux
d'une amitié incontestable
 
Comment peut-on être
si intime avec quelqu'un
Avoir vécu tant de choses
avec lui - le comprendre
presque intuitivement
 
            et pourtant avoir
si peu de connivence avec lui ?
 
C'est un mystère
            pour moi
 
Le mystère-Gyohei.

S ur la bonté naturelle. A force de vivre nos vies au grès des aléas de l'existence, la fougue des émotions interpersonnelles s'émou...