samedi 30 août 2025

 Sur un "j" apostrophe

   Dis-moi, Nanette, est-ce que tu peux me redire un petit peu ce que tu racontais l'autre jour, à propos de cette histoire de "j" apostrophe. Tu te souviens ?

    Ah oui, c'était quoi déjà ?

  C'était au sujet des paroles que nous échangeons. Du fait qu'au fond nous nous adressons toujours la parole à nous-mêmes...

   Ah oui, ça me reviens. C'est quelque chose que j'ai réalisé lorsque j'étais jeune, quand j'ai commencé à comprendre les adultes. En fait, on pourrait dire que cela correspondait au moment où j'étais moi-même en train de de devenir une adulte ! (elle rit). Cela parait un peu pessimiste, dit comme ça – voir un brin cynique – mais je trouve que c'est un outil mental très utile pour comprendre ce que disent vraiment les gens quand ils parlent – et éventuellement pour leur répondre quelque chose qui les aide.

   Tu peux redire précisément ce que c'était ?

 Eh bien,  j'ai compris que lorsque les humains parlent, ils parlent essentiellement d'eux-mêmes. Ensuite j'ai compris que lorsqu'ils retiennent un élément de ce que nous leur avons dit, c'est qu'ils ont reconnus quelque chose qui leur ressemble. C'est pourquoi quelquefois il nous semble se focaliser sur une détail qui nous parait insignifiant, tout en passant complètement à côté de ce qui nous paraissait essentiel dans ce que nous venons de leur dire. Et enfin j'ai compris que lorsqu'ils nous parlent, en réalité ils s'adressent la parole à eux-mêmes. On pourrait dire qu'ils parlent à la partie d'eux-mêmes qu'ils ont identifiée en nous.

   Ah oui, c'est ça. Pas très optimiste en effet.

   Mais entendons-nous bien : ce n'est pas un jugement moral, hein? Je ne tiens pas ce genre de propos : tout  le monde est con, sauf moi. Je m'inclus moi-même dans ce processus. Je m'applique également cette grille à moi-même. Je me dis : "tiens, pourquoi est-ce que j'ai retenu précisément tel truc dans ce que m'a dit machinchose ? Cela a du faire écho en moi..." Ou bien : "lorsque je dis tel truc à machinette, quel est le message que je m'adresse à moi-même"?

   Et l'histoire du "j" apostrophe, tu peux expliquer aussi ?

   Mais pourquoi tiens-tu absolument à ce que je redise quelque chose que je t'ai déjà dit? Je ne comprends pas bien l'intérêt. De deux choses l'une : soit tu t'en souviens et je n'ai pas besoin de répéter, soit cela ne t'a pas assez intéressé pour que tu le retiennes, et alors cela ne sert à rien d'y revenir...

  Si-si, je m'en souviens. Très bien même. Mais je veux être sûr de m'en souvenir exactement comme tu l'as dit. Je voudrais le noter.

   Ah, si tu notes, alors...

   Et donc?

  Et donc, pour ne pas me laisser abuser par le sens superficiel des paroles qui m'étaient adressées (c'est-à-dire pour bien en comprendre le sens profond) j'avais imaginé de transcrire mentalement toutes ces paroles précédées d'un "j" apostrophe, pour bien montrer que c'est ce "je" qui parle, en réalité.

   Et concrètement, cela donnait quoi?

   Et bien, ce que je viens de t'expliquer. Quelqu'un émettait une opinion sur un sujet donné, mettons "aimons-nous les uns les autres" et je traduisais mentalement "j'aimons nous les uns les autres". Tu comprends?

   Moui. Je trouve qu'elle ne veut pas dire grand chose, cette phrase-là : "j'aimons nous les uns les autres" ...

   Mais cela ne change pas le sens de la phrase ! Cela indique simplement d'où elle est émise, qui parle. C'est un indicateur.

   Comme des guillemets, c'est ça ?

    Les guillemets, cela indique juste qu'on retranscrit une parole telle quelle a été émise. Alors que le "j'" apostrophe indique quequel que ce soit le propos, c'est toujours "Je" qui parle de lui. 

   Ah oui, d'accord. Je crois que je commence à comprendre. Et, comment dire... Tu n'a jamais trouvé d'exception ? Tu n'as jamais rencontré quelqu'un qui t'a parlé sans se parler à soi-même ?

   Ah! Voilà une question intéressante. Une vraie question à se poser à soi-même. Oui,  je me suis demandé s'il existait sur terre des gens qui ne parlent pas depuis le présupposé de leur "je", par rapport à leur "je" et à l'attention de leur "je". Et de fait, j'en ai rencontré. On en croise très peu dans une vie. Ce sont des rencontres précieuses qu'il faut chérir.

    Et ces gens, c'étaient qui?

   En fait, c'était moins des gens que des situations qui faisaient que, à un moment donné, entre nous, ce type de parole, sans le filtre du "je", était possible. Lorsqu'une telle parole t'est adressée - ou bien lorsque tu l'émets toi-même à destination de quelqu'un - c'est un événement marquant. Tu t'en souviens toute ta vie.

   Mais dis-moi, Nanette, encore une question (après je te laisse tranquille!). Il n'y a pas que la première personne du singulier dans notre grammaire relationnelle : il y a aussi le "tu". Est-ce que, dans ta manière singulière d'entendre les propos des gens, le "tu" ne rentre pas en jeu, lui aussi – sans vouloir faire de mauvais jeu de mots...

    J'e de mots !

   Je veux dire, est-ce qu'on ne mets pas non plus un "t" apostrophe lorsqu'on parle aux gens ? Ou plutôt, est-ce que tu penses qu'il y a une possibilité de parole qui ne prenne pas de "t" apostrophe ?

   Oh ! Tu es un petit malin, toi... Je vois que tu as réfléchi à la question avant de m'en parler... En fait, c'est un guet-à-pent, cette conversation ! Tu avais tout manigancé à l'avance...

    Et donc?

   Eh bien, tu l'as compris, lorsqu'on parle de certaines personnes qui peuvent émettre des paroles sans le filtre du "je", on parle de personnes qui, d'un certain côté, sont "éveillées", ou du moins qui ont atteint un haut niveau de réalisation spirituelle. Mais lorsqu'on parle de personne qui peuvent s'adresser à nous sans le présupposé du "tu", on parle alors de maîtres. Des gens qui transmettent leur éveil d'esprit à esprit.

    Des gurus ?

   Oui, on peut les appeler comme ça. Mais, encore une fois, ce ne sont pas de gens dont il s'agit (même si bien sûr cela concerne une catégorie de personnes bien spéciale) – mais de rencontres instantanées. Ce ne sont pas "des" gurus, mais des personnes éveillées avec laquelle nous avons une relation de discipline à guru. C'est la relation, de maître à disciple et de disciple à maître, qui invite l'émergence de cette parole qui nous est adressée sans le truchement de ce "tu" factice.

   Et qu'est-ce qu'ils disent, alors, ces maîtres? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit à toi, précisément?

   Ce ne sont pas forcément des mots. Cela peut prendre la forme d'un silence, ou bien d'un acte, d'un geste, d'un regard. Quelques soient la forme que cela prend, leurs propos nous transpercent le cœur comme des glaives dont le fil de la lame est aiguisée jusqu'à l'impondérable.

   Oh !

   Oui, mais attention ! Ne te laisse pas abuser par le côté séduisant de cette formulation. Ce que nous faisons ensuite de ces moments exceptionnels ne dépend que de nous. Nous pouvons les essentialiser sous la forme d'une nouvelle répartition égotique du monde, un méga "je"-disciple face à un méga "Tu"-guru – et la situation devient alors inextricable. Ou bien nous pouvons vivre ces moments comme des impulsions nous menant droit à l'éveil. Cela ne dépend que de nous.

   Merci Nanette.

Sur le même sujet, on peut lire sur ce blog "Sur le chemin spirituel" publié le 21 octobre 2024 

lundi 11 août 2025

Sur le rapport aux œuvres d'art.

Il y a quelques jours, j'ai retrouvé par hasard dans mes carnets cette citation du photographe Walker Evans, datant de 1971 : Pour ceux qui le veulent, ou qui en ont besoin, une bonne exposition est une leçon pour le regard. Et pour ceux qui n'ont besoin de rien, ceux qui sont déjà riches en eux-mêmes, c'est un moment d'excitation et de plaisir visuel ; il devrait être possible d'entendre des grognements, des soupirs, des cris, des rires et des jurons dans la salle d'un musée, précisément là où ils sont habituellement refoulés.

Après quelques années de fréquentation des musées, je me situe plutôt dans la catégorie de ceux qui n'ont besoin de rien en matière d'éducation du regard. Je ne visite plus les expositions, je les explore à la recherche d'une possible expérience sensorielle, toujours aussi incertaine, aléatoire et au fond – quand elle survient – toujours aussi inattendue. Cette perspective d'une rencontre esthétique m'excite au plus haut point, même si je garde assez de self-control pour réprimer les grognements, les rires et les jurons que Walker Evans appelle de ses vœux !

Par voie de conséquence, le savoir de l'art m'intéresse moins qu'autrefois. J'ai suffisamment de connaissances pour tenir, quand cela s'avère nécessaire, des propos intelligents sur l'artiste et son œuvre – même si ce genre de vocalises érudites ne m'a jamais motivé. Ce qui m'importe, c'est que mon savoir ne conditionne pas mon regard. Je ne lis les cartels qu'après avoir contemplé une œuvre, et seulement pour celles avec lesquelles il s'est passé quelque chose – les autres, je les laisse à leur anonymat, en souhaitant que quelqu'un d'autre que moi parvienne à établir un contact avec elles.

Je préfère quelques rares rencontres avec des œuvres qui me choisissent – puisque ce n'est certes pas moi qui les sélectionne ! - plutôt que glisser un regard superficiel sur l'intégralité des œuvres exposées. C'est une question de respect pour les œuvres présentées, mais aussi une manière de me protéger. Il ne m'est plus possible de considérer une œuvre sans faire en sorte qu'elle ait prise sur moi, sans lui offrir l'opportunité de me faire sortir de ma coquille, de m'extraire de mon confort mental. Sans lui donner toutes les chances de me déloger de moi-même...

Évidemment, s'il ne s'agissait que de dire cela, je n'aurais pas pris la peine d'écrire ce texte. Chacun.e d'entre nous a un rapport spécifique aux œuvres d'art, dépendant de son parcours, de ses centres d'intérêts ou des périodes de sa vie. J'aimerai aller au delà de mon cas personnel pour en dire un petit plus – pour donner peut-être quelques clefs aux personnes qui seraient naturellement enclines à développer ce type de rapport à l'art – un rapport que je qualifierai de spirituel.

Dans une exposition, il est facile de repérer ceux qui viennent là pour « prendre un leçon », de ceux qui cherchent « un moment d'excitation », pour reprendre les termes d'Evans. Spatialement, les deux publics se mêlent, mais ne se mélangent pas. Certains (la majorité) déambule avec une placidité toute fluviale, accordant l'essentiel de leur attention aux explications écrites ou orales, audio-guides, vidéo ou téléphones portables - tandis que d'autres, plus rares, restent immobiles devant certaines œuvres, comme s'ils étaient en contemplation. Le temps pour eux semblent s'être arrêté. Ils forment des îlots dans le flot continu du public. Ils sont fixes comme les œuvres elles-mêmes, avec lesquels elles ou ils communiquent - d'esprit à esprit.

Mais que voient-elles, ces personnes ? Evans parlent « d’excitation visuelle » - est-ce bien de cela qu'il s'agit ?

Pour ma part je trouve le terme trop réducteur. Je pense que ces personnes commencent par voir ce qui constitue la partie matérielle de l’œuvre – ce qui fait qu'elle est d'abord une chose – et qu’ensuite cet aspect matériel les mène ailleurs, dans une autre dimension, plus spirituelle.

C’est seulement ensuite qu’un équilibre se forme entre la personne qui regarde l’œuvre et l’œuvre elle-même. Ou, pour le dire d'une manière peut-être encore plus absconse, je pense qu’alors l’œuvre commence elle aussi à regarder celui qui la regarde.

La notion d’œuvre d'art est certes complexe à définir. En adoptant un point de vue très général, ne pourrait-on pas dire que ce que nous appelons « art » correspond à la présence d'une forme d'esprit infusant de la matière ? La différence entre un chef-d’œuvre et l'objet anodin serait alors la plus ou moins grande présence d'esprit que leurs matériaux contiennent. Je ne pense pas exclusivement à l'esprit de leur créateur (pour autant qu'il soit connu), mais également à l'esprit de tout ceux qui l'ont contemplés, aimés, manipulés – tous les esprits qui ont longuement interagis avec cet objet.

L'esprit est par définition immatériel, insaisissable et de fait inexistant s'il n'est pas instantanément actualisé par l'esprit – selon le principe mystique du même reconnaissant le même. Ce que l'on appelle « beauté », plutôt qu'une adéquation subjective à des critères esthétiques nécessairement relatifs, n'est-ce pas justement cette actualisation immédiate, l'expérience de cette lumière qui s'éclaire elle-même à partir de son propre vide ?

Même si la forme d'une œuvre d'art est tributaire des canons de la société qui l'a produite, l'esprit qu'elle contient, lui, est hors de toute contingence. N'importe qui peut y avoir accès, directement, même s'il ne comprends pas les raisons d'être de l'objet qu'il contemple – pourvu qu'il le contemple !

L'objet-support de l’œuvre d'art est un véhicule qui transmets l'esprit, sans passer par le truchement intellectuel du langage. C'est ce qui constitue l'aura mystérieuse des objets sacrés, quelques soient les rites dont ils sont issus.

C'est aussi la particularité du chamanisme qui suscite en moi le plus d'intérêt : mettre du divin dans les objets les plus dépréciés : les déchets, les ordures – le reliquat et la pacotille. Car je parle d'objet par facilité de langage – l'esprit peut infuser dans la chose de bien des manières et à bien des échelles – du plus monumental jusqu'au plus éthéré. Même les ondes sonores, pourtant insubstantielles, peuvent permettre d'élaborer des monuments prodigieux, comme par exemple la musique classique occidentale. 

Les objets-substrats sont donc ambivalents. Ils sont à la fois opaques et vecteurs d'immatériel. On peut les aborder par un bout ou par l'autre. Mais les portes qui mènent à l'une ou à l'autre de ces catégories ne sont pas là celles que l'on croit. Il y a là un croisement chiasmatique : la porte de l'opaque mène au spirituel et celle du spirituel à l'opaque.

Je m'explique. En cherchant le sublime dans l'art, on ne trouve que le banal. Qui veut faire l'ange fait la bête – comme le répète à l'envie Pascal depuis 400 ans... Mais aussi : qui fait la bête fait l'ange. Celui qui aborde les objets d'art avec la bêtise des animaux – avec les yeux placides de l'âne et du bœuf contemplant un nouveau-né dans la crèche – ceux-là accèdent directement et sans l'avoir voulu au divin contenu dans les choses !

Si l'on cherche à aborder une œuvre d'art par l'esprit, l'abstrait, l'intellect, on ne trouve que des substrats d'une factualité phénoménale toujours décevante. Ce n'était donc que cela, cette œuvre qui semble avoir bouleversé tant de personnes avant moi ?

A l'inverse, si l'on s'absorbe dans la contemplation de la matérialité même de l’œuvre, si l'on pénètre dans sa texture-même, sa substance, si l'on se mets au diapason de sa vibration existentielle – on accède alors aussitôt à la part la plus haute de l’œuvre, celle qui ne peut s'expliquer ni par des choses ni par des mots.

C'est le principe de la contemplation : l'anodin, l'anecdotique ou le superficiel donnent accès aux sphères les plus élevées et aussi les plus profondes de l'être.

Pour rencontrer une œuvre d'art, pour que l'échange entre nous et cet objet-esprit s'établisse, il faut ne rien savoir, l'oublier lui et nous oublier nous. Il faut porter sur les œuvres des yeux vides de pensées. Il est vrai que certaines ne réagissent pas. Elles restent sagement cantonnées à leurs rôles d'objets d'exposition. Tant pis pour elles, tant pis pour nous !

Mais d'autres nous sautent immédiatement au cou, avec la fougue insouciante d'une jeunesse éternelle. Ce n'est plus nous qui les contemplons, ce sont elles qui s'instillent en nous avec la fulgurance d'un pollen spirituel.

C'est alors que le temps s'arrête. C'est alors que l'échange à lieu, renversant le rapport entre contenant et contenu. C'est alors que l’œuvre d'art se régénère elle-même, tout en nous transformant en profondeur...

Sur le même sujet, on peut lire sur ce blog :

Sur les artistes et leurs œuvres – publié le 31 janvier 2024.

Sur une question qui m'a été posée en rêve - publié le 31 octobre 2023 

lundi 12 mai 2025

Sur la bonté naturelle.

A force de vivre nos vies au grès des aléas de l'existence, la fougue des émotions interpersonnelles s'émoussent. Du temps de notre jeunesse, nous aimions et nous détestions avec autant d'ardeur que de véhémence – aujourd’hui nous le faisons par habitude, comme une formalité à remplir, une concession aux usages du monde. Certes, l’expérience nous a appris à savoir ce que nous voulons, mais nous le voulons globalement de moins en moins. C’est le moment de notre vie où l’on comprends qu’il ne nous échoira guère plus que ce que nous avons déjà dans notre escarcelle.

Il se produit alors une sorte d'affaissement de l’être, comme si une force d'attraction inconnue le siphonnait de l'intérieur. Ce n’est pas un renoncement, au contraire. L’élan vital est toujours là. On peut même dire que, débarrassé des objets contradictoires dont nous l'encombrions jusqu’alors, le désir gagne en amplitude, jusqu’à se mesurer aux plus lointains horizons.

Plus l'acmé de notre élan vital s'étend dans le sans limite, plus son pétiole se réduit à presque rien. Lorsque nous nous mélangeons nos neurones aux étoiles, notre attache touche à peine terre. Cette partie de nous-même que nous appelons « moi » devient tellement bénigne qu'elle se mêle naturellement au grand terreau du monde, sans distinguo. Qualifier ce phénomène « d’humilité », c’est déjà le hausser du col hors de propos. Nous sommes plutôt terriblement banals. Il n’y a guère de différence entre notre être-là et celui d’un arbre, d’un animal ou d’un matin de printemps tout barbouillé de bourrasques.

Une impulsion vitale qui n’est plus limitée par des désirs contingents et qui monte, monte, dans l’éther… Une base de soi qui se confond avec l’existant, de plain-pied avec les choses telles qu’elles sont… Tant d’espace ouvert entre le haut et le bas peut dérouter. Il est même probable que la personne qui ressentira une telle béance, effrayée par l'ampleur du phénomène, cherchera d’abord à la combler en tentant de réactiver volontairement ses vieux désirs, comme un retour de flammes ou un regain de pâture. Las ! Toutes ces tentatives ne lui serviront de rien. Elle ne parviendra plus à se laisser fasciner par ce qui jusqu’alors lui occupait l'esprit. Il lui faut s’accoutumer à être essentiellement vide.

En fait, cette personne n'a rien à faire de particulier, pas même feindre d'être concernée par les soucis mondains. Elle s’apercevra alors que, par un principe de vase communicant, maintenant qu’elle ne demande à la vie presque plus rien pour elle-même - le sort de tout ce qui existe autour d’elle lui importera d’autant plus. Ce n’est pas une décision consciente. Cela n’a rien à voir avec la volonté d’aimer son prochain à laquelle s’efforce (avec si peu de résultat) une bonne âme égarée dans les affres de la religion. C’est plutôt de l’ordre d’un processus organique, une sorte d’équilibre interne. Cela se fait malgré soi. C’est comme si la force d’amour que toute vie recèle, se trouvant inemployée, se reportait naturellement sur les objets qui l’entoure. C'est progressif, comme la lumière de l’aube. Les plus malins de ceux qui constatent ce phénomène en eux-mêmes comprennent qu’il ne s’agit pas seulement d’un principe de vase communicant. Mais il n’est absolument pas nécessaire d’être malin pour pleinement vivre ce bouleversement intime.

Il est vrai que la ligne de démarcation entre désespoir et avènement de la bonté inconditionnelle est bien mince. Tout comme le désespoir, la bonté procède d'un énorme lâcher-prise. Les « bras nous en tombent », comme on dit. Au sens littéral du terme : nous sommes défaits. Les mystiques ont usés et abusés de cette proximité pour inciter les chercheurs de vérité à persister dans leur quête. On pense aux errances dans la nuit obscure de Saint Jean de la Croix : « Alors je m'abaissai tant et tant / Que je fus si haut si haut, / Que je finis par atteindre le but". Mais la différence essentielle entre la vacuité du désespoir et la vacance présidant à l'émergence de la bonté, c'est justement qu'il n'y a plus rien à quoi reporter cette déperdition. Lorsqu'il n'y a plus de but à atteindre, plus de Dieu à rejoindre, plus de « moi » stable et permanent à quoi affecter nos pertes et nos profits, lorsqu'il n'y a plus d'espoir en quoi ce soit, quel sens pourrait bien avoir le mot « désespoir » ?

Au moment où nous touchons le fond, notre perspective intérieure se renverse et nous émergeons à la surface. Nous pensions nous résorber sur place, être minés de l'intérieur, nous affaisser dans le non-être - mais... il ne se passe rien. Tout est comme avant, et pourtant tout est différent. L'espace laissé vacant par nous-même ouvre une clairière fortuite au sein du monde mouvant. Les portes dorées de la Jérusalem céleste pivotent sur elles-mêmes, offrant l'accès à un monde nouveau, dont la texture est faite des fibres de notre être le plus intime.

Cette force douce, spontanément concernée par tout ce qui l’entoure, cela s’appelle la bonté. Cela nous prend toujours au dépourvu. C'est comme si un vent fou nous fauchait l'herbe sous le pied et qu'on se retrouvait soudain à découvert, le cœur pantelant. C’est un sentiment déconcertant, dont l’intensité ne fait que croître à partir du moment où on l’a senti poindre en soi. Certaines personnes l'expriment quelquefois avec tellement d'intensité qu’il semble rayonner d'elles une lumière invisible. Mais ce ne sont pas elles qui brillent, c'est le monde qui brille à travers elles. Dans la réalité qui est la leur, elles n'y sont pour rien. Elles n'ont ni « atteint » ni « gagné » quoi que ce soit. Il se trouve simplement que leur miroir intérieur a été débarrassé des scories imaginaires qui l’obscurcissaient jusque là.

vendredi 2 mai 2025

Sur une question qu'on m'a posé : qu'est-ce que vivre ?

Pour une publication à tirage confidentiel, on m'a posé le défi de décrire en 8 phrases maximum ce que c'est que de vivre. J'ai un peu triché puisque ma réponse tient en 8 strophes. La voici :

Qu'est-ce que vivre ?

C’est la terre gorgée d’eau. On ne fait qu’un avec elle. Rien qu’à la regarder on s’enfonce déjà à l’intérieur.

Lorsqu’on ne sait plus quoi faire, il faut offrir ce désarroi à la plus grande généralité possible – au monde. Offrir tout ce que l’on ne comprends pas et qui nous désole.

Vivre c’est nager. Entre effort et abandon. Nager dans sa vie comme dans des habits trop grands.

Jouir de cet élément qui nous enveloppe presque intégralement et contre lequel il nous faut pourtant lutter pour ne pas sombrer.

S’immerger. Être à moitié noyé et à moitié sauf. Mettre en œuvre tous les jours la texture amphibie de la vie, mi-matière mi-énergie.

Notre corps est une arche d’alliance - temporairement à flot, vaillant vaisseau de chairs et d'éveil.

Être au monde, c’est ne pas penser avec son cerveau mais avec son plexus solaire. Ne pas ressentir avec ses organes sensoriels mais son être-là, sa conscience vide de tout contenu.

mardi 29 avril 2025

 Terre-mort.
 
1.

 (quelques notes préliminaires)

 Enfouir ses mains dans la terre
            équivaut à...
        
la bascule se fait tout de suite du sanguin à 
l'organique granuleux gorgé de germes et de spores
            embarquement immédiat
            (odeur de fioul  / cris terrifiés des mouettes)
 
ça pousse ça croit
 
les pousses
            (qu'on dit immobiles – quelle pensée confuse que la nôtre !
            juste parce qu'elles n'ont pas de pieds...)
 
se tendent
s'ovationnent vers l'avant                  offrent à la lumière
l'étonnement de ce qu'elles recèlent
 
                        les moteurs vrombissent
 
les flancs des
            carlingues huileuses parcourues de secousses
s'arrachent à leur destin terrestre
 
            c'est le départ
 
2.
 
Les morts mangent la terre petit bout par petit bout
ils la grignotent
            avec leurs dents de devant
 
la terre
            elle
                        mange les morts tout d'un coup
 
elle les escamotent
les digèrent et les rend
à leur état premier
            de glaise adamique
 
les morts mangent la terre avec leurs dents de devant
            car si le temps n'existe plus il n'y a plus de sourire possible
                        juste un rictus éternel
 
terre-mort granuleuse aux petites dents aiguisées
quand viendras-tu m'entamer ?
 
                                   c'est déjà fait bien sûr
du strict point de vue des cycles organiques
 
tu ne cesses de me faire mourir
            pour que je revive
 
            spasme étoilé
 
le jour où mon organisme ne pourra plus mourir 
pour mieux se régénérer
il sera défait par la vie       ce sera ce que moi
            j'appelle la mort
 
            désassemblant mes éléments disparates
 
ma conscience partira à vau-l'eau
au diable vauvert        dieu sait où
 
            nulle part
 
dirait mon père
qui ne croyait qu'aux atomes
 
3.
 
La cosse d'une faîne ratatinée
            des racines
                        filandreuses
la chrysalide rouge d'une noctuelle
 
une poignée de noisettes enfouies par un écureuil tête de linotte
 
les restes non putrescibles
                                   des ordures
                                                           enterrées par des habitants d'avant
des vers de terre violacés
                                   au contact si délicat
un cloporte débonnaire
                                   portant haut
                                                           sa glorieuse ascendance de crustacé
 
toutes sortes d'armes blanches
sabres cimeterres hachettes coupecoupes
à la lame affilée comme un fil
                                               dans la terre il y a
 
            des grelots gelés
des flancs haletants 
 
            un regard de ouf
qui nous déshabille
de la trogne au trognon
    faisant croître en nous
    une traînée luminescente
 
un ornithorynque s'installe pour manger les petits vers
et les insectes déterrés par ma pelle
 
il ne s'appelle pas
ses petits yeux me regardent
je fais l'indifférent
 
            une petite forme morte
lovée en foetus
m'échappe des doigts
déployant ses fanons invisibles
            rose d'illusion
 
la sueur perle sur le pourtour des paupières
 
les doigts précautionneux
percent les peaux des mirages
sans même s'en apercevoir
 
            hypogée suspendu
aux commissures des lèvres
nous brassons l'air des morts
avec nos mots creux
 
nos rires sont leurs dents
scintillant dans l'obscurité
de la nuit profonde
 
4.
 
A chaque goutte tinte une note métallique : lumière
 
le substrat se retourne plusieurs fois dans mes rêves
            et se retrouve toujours sur le haut du panier
 
            (petits bruits de succion de bébé obèse)
 
ça boit toute cette eau tombée – ça s'appelle l'ondée
 
ça pourrait être le nom générique de ce qui n'a pas de nom
ça génère ça imbibe ça mélange ça croit ça dépérit ça se décompose
 
le vent prend l'herbe par les racines                     secouer jusqu'à faire tomber l'oeuf
brisures d'azur flaque de gelée répandue             une vie gâchée
 
vue d'ici il ne pleut pas                                        des perles rapides glissent
                                                                             sur l'ourlet de ma capuche
            c'est de loin
            que la brume d'eau
            finit par s'épaissir en pluie
 
une fois mélangée à l'eau                                  cette bouillie dans laquelle on praline
                                                                          les racines des poireaux
la terre laisse des traces                                                       à repiquer
qui ne partiront pas
 
                                               monticules mouvants
                                               poussés par d'insolents rats-taupiers
                                               s'effondrant sous mes yeux
                                               oh !
 
genoux à terre l'eau s'infiltre par les rotules
 
            l'ornithorynque femelle
            prépare son nid inhumé
            en le tapissant de feuilles et de branches
            ramenées avec sa queue recourbée
 
mug est le nom de cette boue séminale
les enfants qui ne s'y trompent pas l'appellent la gadoue
 
sur le front du Golem était écrit le mot emet qui veut dire vérité 
c'est ainsi qu'on pouvait lui donner vie et l'obliger à servir
si l'on efface le "e" initial le mot signifie mort
la créature d'argile retournait à l'informe
 
terre-mort à la flagrance de truffe à la viscosité de caviar
 
            des galeries rondes s'ouvrent
soudain dans les trous qui s'éboulent
des doigts de géants s'y sont glissés
            il y a peu
 
                                               je ne savais pas à quoi ressemblait
                                               le pénis bifide de l'ornithorynque
                                               c'est une sorte de petite main rose
                                               deux doigts de gants qui seraient restés
                                               retroussés   
 
                        quelle est le vrai visage de la pierre
                        lorsqu'elle est entièrement enterrée?
 
de la terre jusqu'au fond de la gorge
 
je suffoque                 de cette globalité
mastoc                        besoin d'air
appel d'air                  d'une galerie s'ouvrant soudain devant moi
in extremis                 le vide m'offre une issue
viable
 
            polarité de la terre inverse de l'aimant
 
lorsque les mains plongent toutes entières dans sa texture
elle s'égrène elle s'échappe se désagrège 
 
mais lorsqu'on s'en éloigne
la force d'attraction de sa masse        nous cloue sur place
irrésistiblement attirés que nous sommes par sa présence immense :
                                                                                              terre
 
 
5.
 
Mais voyons !
            il ne s'agit pas d'une personne
ni même d'un être vivant
(je te concède le vivant mais je réfute l'être)
            alors pourquoi y reviens-tu sans cesse
avec autant de sollicitude ?
 
            (soliloque du jardinier)
 
            qui s'ouvre sous le soc
            avec l'opulence d'un brocard
            giroflée consubstantielle
            à l'éclosion des germes
            la forclusion des semences
            de recels en ressacs
 
la réponse immuable est :
 
parce qu'aimer ce qui vit est le propre du vivant
 
6.
 
Le jardinier alterne veille et sommeil
ni l'un ni l'autre n'est ordinaire
 
la veille consiste à scruter avec un amour incommensurable
la moindre transformation des germes de vie qu'abrite son jardin
le sommeil consiste à fertiliser de rêves la verdure qui l'entoure
 
plus il se fait vieux moins il travaille
            et plus il rêve
 
souvent on voit de vieux jardiniers immobiles dans leurs jardins
pendant des heures
            on croit qu'ils sont ailleurs
            moi je dirais au contraire qu'ils sont là
 
            l'un d'eux
assis par terre
            sa tête a roulé dans la luzerne
 
son bouquin à la couverture recourbée est tombée de ses mains
 
c'est Terremer d'Ursula K. Le Guin
 
 
7.
 
La texture grumeleuse de Déméter : gestation des
pépins de grenade pendant 9 jours et 9 nuits
les flancs battus de Déméter : en se tassant la terre bouge
mue par cette force d'attraction d'une mère pour son enfant
 
c'est le seul cas d'errance de la terre (qui normalement
ne peut pas se déplacer) et c'est alors l'hiver quand la terre
demeure nue désertée de tout spore de vie
 
La terre Déméter erra pendant neuf jours et neuf nuit à la recherche de sa fille Perséphone enlevée par le dieu des enfers. Celui-ci, lui ayant  fait manger par ruse des pépins de grenade, l'avait condamnée à demeurer éternellement sous terre à ses côtés. Déméter obtint un compromis de la part de Zeus, le dieu des dieux : 6 mois de l'année, sa fille résidera dans le royaume de son époux - alors sa mère prendra le deuil et se sera l'hiver. Les 6 mois suivants, Perséphone reviendra sur terre réjouir le cœur de sa mère – alors ce sera le printemps.
 
au-delà de Déméter l'amour-mère il y a la roche
puis le noyau ignée générant la matière
puis plus loin encore un vieux chinois aux yeux écarquillés
se demandant si nous avons cédé ou non
à la tentation d'appuyer sur le bouton
qui mettra fin à ses jours
 
Un philosophe du XIXème siècle formula un jour le dilemme suivant : accepteriez-vous de  tuer un vieux chinois inconnu à l'autre bout de la terre, sans rien faire d'autre qu'un acte de volonté, comme si vous appuyiez sur un bouton intérieur, pourvu que vous aviez la certitude que cet forfait irrépréhensible vous procurerait la gloire et fortune que vous êtes en droit d'attendre de la vie? Le feriez-vous ? La réponse occidentale parait évidente. Notre vie quotidienne est un privilège obtenu aux prix du sacrifice de millions d'anonymes là-bas, à l'autre bout de la terre.
 
8.
 
Aujourd'hui je vais parler de l'empreinte
            la terre meuble
            pas seulement la forme
 
            l'ornithorynque-voisin ne fait rien
            il vibre simplement
           
            ses yeux me regardent fixement
            mais je sens surtout qu'il se délecte
            des vibrations électriques que j'émets
            oscillant la tête de droite à gauche
            il fait le tri parmi les ondes
 
saveur flagrance homéostasie masse ondes mais aussi tonus
            tout cela moule l'empreinte
 
descendu au plus profond de moi
            par le pranayama
je trouve l'empreinte
            rougeâtre de crustacé
d'une pousse de vigne vierge quinquefoliée
            scrutée chaque matin
            avec mes yeux de frais
 
l'ornithorynque est l'animal le plus silencieux qui soit
 
            quand il sort de l'onde il émets un grand bruissement
            pour chasser l'eau de ses narines
            alors les peaux recouvrant ses yeux se relèvent
            il voit
 
je sais que la corne des ongles
ne poussent pas avec le soleil
            comme on le prétends
mais qu'elle croit à la rencontre de la terre
pour fouir
pour s'enfoncer dans les profondeurs
           
            les quatre dents du rat taupier
            les mâchoires de la fourmi
            les griffes de l'oryctérope
            les pattes palmées de l'ornithorynque
 
            la lumière de la lune
            s'enracine elle aussi
            reflétée sur des dents de requins
            figés dans la roche d'une falaise du crétacée
            dans la forêt imaginaire de Vorrh
 
pas de blessure dans la terre
            pas de lèvres
 
matière éminemment tactile
difficilement affectée mais affectant tout
            corps vivant qui l'approche
 
terre-mort mixture de vie dont le point zéro serait le sable stérile du désert
l'oméga la tourbière fabuleuse dans laquelle repose la somme de nos ancêtres
 
matière contagieuse
            germinative
pourvoyeuse de germes en tous genres        
 
en pensée (seulement en pensée)
l'ornithorynque permets que je glisse une main furtive
sur sa fourrure                        c'est doux
 
incroyablement doux             cela me rappelle
la fois où j'ai caressé le cadavre d'une taupe
 
            les femelles ornithorynque émettent leur lait
            par sudation des pores de la peau
            le lait imprègne les poils de sa fourrure
            que les bébés tètent
 
les humains                                       dans leur haine du corps
veulent croire qu'il suffit d'eau          et de soleil
                                                           pour que ça pousse
 
ignorant l'apport essentiel de la terre
saturée de produits chimiques           qu'ils y déversent aveuglément
           
            pourtant
 
            si la terre meure tout meure
 
 

mardi 22 avril 2025

Sur les trompettes de la destinée.

Ces dernières années, tant de choses ont changées dans ma vie. Une pan important de ce que j'ai été a disparu avec la mort de mes parents, la dispersion de leurs affaires et la vente de leur maison. Ce genre de perte affecte à la fois le temps et l'espace intérieurs. Les amarres me reliant au pays où ils ont vécus ont été larguées. Elles ont pesé dans mon sillage durant quelques années, puis je les ai vu s'enfoncer dans l'eau turquoise et disparaître lentement, englouties dans ces mystérieux abysses auxquels je n'ai pas accès.

Cette déroute du tropisme racinaire de l'enfance a entraîné avec elle d'autres bouleversements. Les cartes de mon jeu intime ont été rebattues. Certaines figures ont irrémédiablement disparues – mais, puisque dans le mot « irrémédiable » il y a le mot « diable », il ne faut pas exclure qu'elles reviennent un jour inopinément, telles un diable facétieux surgissant hors de sa boîte, au moment où on l'attendait le moins... Simultanément, de nouvelles figures sont apparues dans mon jeu, généreusement octroyées par cette manne providentielle présidant aux aléas de nos vies. A chaque manche, une nouvelle main. A chaque main, une nouvelle manière de faire, une invitation à changer ma façon de palper les textures du monde, de manier la vie, d'agir.

Même lorsqu'elles se sont faites au prix de blessures profondes, j'ai toujours savouré ces périodes de transformations. J'aime quand les trompettes de la destinée claironnent leur fanfare à nos oreilles, nous forçant à nous mouvoir, à bouger, à nous transplanter. Avec les années, je suis devenu un expert en mue. Je ne connais pas de plaisir plus fort que la jouissance de se découvrir une nouvelle peau, brillante, souple et délicieusement glacée, non encore affectée par l'usure de la routine. Ces révolutions peuvent se produire à tous âges, pourvu qu'elles ne soient pas forgées par l'aiguillon de notre volonté, mais qu'elles découlent organiquement d'une disposition (on pourrait même dire d'une appétence) de l’entièreté de notre vie.

Muer, c'est pour moi la réponse adaptée à la transformation incessante du monde. C'est comme une danse. Cela demande de la disponibilité d'esprit, et surtout de faire confiance à l'intuition, cette faculté qui, en nous, sait mieux que nous – c'est-à-dire mieux que notre cerveau conscient. Muer, c'est à mes yeux la seule manière d'empêcher que les attaches qui nous relient aux choses et aux êtres ne deviennent des liens entravant l'accomplissement de notre voie intérieure – car comment accrocher les amarres du passé à la frêle housse translucide d'une mue ?

C'est quelque chose que j'ai appris grâce à mes « années butô ». Qu'elle soit réalisée en solitaire ou en groupe, la danse est toujours un duo. Un duo avec le lieu où l'on danse, bien sûr et avant tout, mais aussi un duo avec soi-même, ses propres démons, ses fantômes. Enfin, la danse, c'est surtout (à de rares moments de grâce, si précieux que, sur le moment, ils justifient tous les efforts infructueux que l'on a pu développés jusque là) un duo immatériel que nous formons, pendant quelques secondes, avec l'être – le témoin – disons : l'entité – qui reçoit alors intégralement notre présence au monde (bien plus vaste que la simple conscience que avons de nous-même) - sans filtre, comme un cristal sonnant soudain la note juste...

J'ai beaucoup dansé ces dernières années, presque tous les jours. Et pourtant, aujourd'hui, je ne le fais plus. Mes étoiles intérieures se sont disposées autrement. Elles forment désormais d'autres figures. Les rotations de mes cycles de vie ont dessiné de nouvelles orbes, ouvert d'autres tangentes et réorganisé la distribution de mes lignes de force. C'est pourquoi je change tout le temps. Je suis grand, je suis petit, je suis gros, je suis svelte, je suis déjà vieux ou toujours jeune, rasé ou chevelu, laid ou beau, sociable ou solitaire, chaleureux ou distant... Je suis tout cela à la fois, de manière successive et/ou concomitante. Mon miroir intérieur est trop étoilé pour renvoyer une image cohérente de moi-même. Cette aptitude à muer s'est tellement développée que j'ai parfois l'impression d'avoir atteint à mon corps défendant la capacité prodigieuse de Protée, ce dieu marin de l'antiquité grecque qui pouvait à volonté prendre toutes les formes qu'il souhaitait.

Oui, je suis devenu une manière de « vieux de l'océan », comme on appelait celui qui gardait les troupeaux de phoques du dieu Neptune. Un anonyme protéiforme retiré dans son ermitage. Sédentarisé, mais non pas fixe. A chaque instant, je me transforme. Je suis la terre lorsque je m'agenouille devant elle pour la remuer à pleines mains, je suis l'aura magnétique du chat lorsqu'il passe à proximité de ma main, je suis la force de déflagration de l'air lorsque je cours dans les bois, je suis l'odeur et le goût de la pluie lorsqu'elle s'abat dans l'inclinaison d'un coteau où je me trouve saisi de surprise. Je suis même parfois quelques uns de ces êtres vivants avec lesquels je fraye de temps à autre, mais dont certains m'influencent tellement que j'ai l'impression moins de les comprendre que de les transcrire en ce langage intime que j'appelle moi-même.

De même, tout a changé autour de moi. La promesse de la modernité à laquelle mes parents ont crue avec ferveur (avant d'y revenir sur leurs vieux jours) – cette promesse s'est résorbée comme peau de chagrin. « La modernité », « le progrès », « la croissance », le « vivre ensemble » : ces termes ont été dévoyés. Ce ne sont plus que des éléments de discours, des mots creux assénés par les élites en guise de valeurs fédératrices, dans l'espoir qu'elles aient encore la capacité de maçonner une paix sociale. Mais il n'y a plus de valeur fédératrice. Il n'y a plus de paix sociale. La guerre, qui a profondément marqué l'enfance de mes parents, est à nouveau possible. Mes parents ont cru que nous ne la connaîtrions plus jamais – du moins plus jamais « chez nous ». Pourtant il est désormais envisageable que je doive moi aussi apprendre à vivre avec, à l'aube de ma vieillesse.

Ainsi, les promesses de paix, de prospérité et de justice sociale n'auront pas tenues plus d'une génération ? Comme ce constat est troublant. Comme cela ébranle nos plus profondes convictions, nous obligeant à changer à nouveau, à mettre à bas nos échafaudages rassurants, nos béquilles conceptuelles, nos prothèses mentales, pour tout recommencer à zéro, pour tout reprendre depuis le début, à mains nues – pour retrouver le chemin de l'expérience brute.

C'est la danse de la vie : le monde pèse de toutes ses forces sur le serpent, jusqu'à obtenir de lui qu'il se faufile à l'extérieur de lui-même. Qu'il file vers ce qui n'a pas encore de nom. Abandonnant derrière lui des mues qui n'ont plus de contenus : laisses d'un corps régénéré, imago de présences absentes. Il n'y a que de cette manière que nous pourrons garder assez de mobilité pour nous adapter à ce monde nouveau qui est en train d'apparaître – puisqu'il paraît que des fous président à nos destins, que la haine de l'autre est promulguée en saine règle de vie et que l'hybris et l'ivresse de la destruction font des ravages dans les esprits désemparés des humbles comme des puissants.

Le monde change trop vite autour de nous pour que nous perdions du temps à essayer de retenir le passé. Œuvrons plutôt à nos propres métamorphoses. Laissons nos amarres s'engloutir dans nos sillages. Tenons nous à l'extrême pointe du navire, à la proue du monde – non pas pour proclamer que nous en sommes les maîtres, comme nous avons tenté de nous en convaincre autrefois– mais pour nous poster à l'instant précis où notre propre sillage se forme – une vigie de soi-même, une sentinelle du monde à venir. Derrière nous, le navire ne cesse de se défaire et se refaire. Qu'importe. Nous sommes le Soi : devant, toujours devant. Tendus vers la naissance du monde.

samedi 1 février 2025

Sur une matinée en ville 

Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le jean crasseux d'un ado qui attend sur le trottoir, je me prosterne devant l'incertitude d'un moment présent comme étourdi par sa propre indétermination, je me prosterne devant une lueur obstinée dans le ciel que je ne m'explique pas, je me prosterne devant le gouffre de douceur qu'ouvre en moi le douzième concerto de Mozart diffusé à la radio de la voiture, je me prosterne devant la flaque de boisson laiteuse que les roues des véhicules ont étoilée sur le macadam de la station essence du supermarché, je me prosterne devant les kilomètres de câbles sous tension qui s'étendent à l'infini, transmettant simultanément chaleur, lumière ou mort, je me prosterne devant un châle en laine rose jeté sur la plage arrière d'une kangoo, je me prosterne devant l'enthousiasme gouailleur d'un petit garçon au bonnet de travers qui tire tant qu'il peut sur la main de sa mère pour aller à la rencontre de l'univers, je me prosterne devant le scintillement des cheveux d'une femme qui rit au soleil, je me prosterne devant le monde comme une plante projette en poussant son ombre sur le sol, je me prosterne à ras de terre, dans la texture granuleuse des choses, je me prosterne d'autant plus bas qu'une forme vide de moi s'étoile haut dans le ciel.

  Sur un "j" apostrophe –     Dis-moi, Nanette, est-ce que tu peux me redire un petit peu ce que tu racontais l'autre jour, à ...