Sur le sens des mots
Disons le d'emblée : il est presque impossible de dire vraiment ce qu'est un mot. Si l'on essaie la formulation suivante : une unité minimale de sens – il faudrait aussitôt préciser qu'il s'agit d'une unité sonore, étant entendu que les écrits ne sont que la transcription (optionnelle) d'un langage oral. Il faudrait ensuite rappeler qu'un mot n'a de sens que compris au sein d'une langue, c'est-à-dire d'un corpus d'autres mots qui signifient en commun. Le mot en soi n'existe pas – sauf dans une acceptation mystique du terme (qu'on pense par exemple au verbe qui « s'est fait chair » de l'eschatologie chrétienne, ou bien aux mantras de la traditions hindou, dont les sons sacrés ont un effet direct sur le mental des pratiquants, qu'ils en saisissent ou non le sens). Bref, on le voit, chercher à établir une définition précise du mot « mot », c'est s'embarquer dans un voyage au long court dont les méandres pernicieux risquent à tout moment de nous enliser dans des digressions oiseuses ou des ratiocinations tracassières...
Essayons cependant. Commençons par la forêt, nous nous approcherons des arbres ensuite. On l'a dit : les mots existent, préexistent et subsistent dans cette terre familière et lointaine formant terreau à nos pensées : la langue. Une terre sans substance et pourtant granuleuse, généreuse portion de brunisol riche en sels minéraux, c'est à dire longuement constituée de la décomposition d'une multitude de langues anciennes. En utilisant des mots nous mâchons aussi les morts, la multitude de morts qui nous ont précédés dans cette rumination langagière.
Les mots,
alliages de sons et de sens : le son.
Approchons nous maintenant d'un arbre en particulier. Et disons qu'un mot, c'est l'alliage (transitoire) de sons et de sens. Pas n'importe quels sons cependant : chaque langue en sélectionne une série exclusive pour exprimer ce qu'elle a à dire. En enregistrant les babils des bébés, les linguistes ont constaté qu'ils peuvent émettre n'importe quel son – on pourrait dire qu'ils ont la capacité de parler toutes les langues du monde, même les plus éloignées de leur culture de naissance. C'est progressivement qu'ils commencent à reproduire les phonèmes entendus autour d'eux, et par voie de conséquence à oublier les autres. Une fois le processus enclenché, il est irréversible. D'où la difficulté pour les ex-bébés que nous sommes à produire – voire même quelquefois à entendre – des sons exogènes à nos langues dites natales.
Là encore, un son n'existe pas en soi. Chaque son d'une langue se définit par opposition aux autres de son système : le son « p », c'est le son qui, en français par exemple, n'est ni « t » ni « k ». Notre oreille française a appris à dresser une paroi étanche entre les sons, de manière à ce qu'il n'y ait pas d’ambiguïté entre un son qui est un « p » et un autre qui ne l'est pas. En sanskrit, par exemple, c'est différent : il existe par exemple un « ṭ » que nous ne connaissons pas en français, ce qui change complètement l'ensemble des rapports d'opposition entre occlusives, tandis que certains de « nos » sons n'existent pas, comme par exemple le son « j ».
L'image qui me vient à l'esprit, pour illustrer ce fonctionnement systémique, c'est celle d'un billard. La bordure de feutrine sépare la surface de jeu de ce qui est hors-jeu. La langue c'est le jeu, le hors-jeux, c'est le non-sens. Aucun boule de signifie en soi : on ne joue jamais une boule seule, mais toujours à minima une boule en entrechoque une autre. A chaque coup, les boules signifient par leurs valeurs et les distances qui les séparent mutuellement les unes des autres. Elles forment une structure entre elles, toujours recomposée, en perpétuelle évolution. Voilà pour le principe du système de la langue.
Les mots
alliages de sons et de sens : le sens.
Nous avons parlé (un petit peu) du son, parlons maintenant de la seconde partie de cette alliage : le sens. Là encore, l'unité se distingue par opposition au tout. Ce qui nous apparaît à l'esprit lorsque nous entendons le son « arbre », c'est d'abord une frontière délimitant l'arbre de tout ce qui n'est pas l'arbre : la forêt, les feuilles, le buisson, les oiseaux, etc – en fait, l'opposant à tout ce qui peut nous venir « d'autre » à l'esprit au moment du jaillissement de la langue.
Il est sans doute plus probant de s'accorder sur ce que n'est pas un arbre plutôt que sur ce qu'il est : il serait naïf de croire que nous avons tous la même chose en tête lorsque nous entendons le mot « arbre ». Notre propre conception d'un arbre dépend de notre plus ou moins proche proximité avec certains d'entre eux, de notre histoire personnelle, de la zone géographique où nous vivons – l'important étant de convenir entre nous que toutes ces visions différentes désignent bien la même chose : un arbre.
On le voit, le « sens », c'est un travail de pensée. On ne saurait assez insister sur l'importance de ce qui semble couler de source : sans la pensée les mots ne veulent rien dire. Si les mots sont garants du sens qu'on leur octroie, lorsque la pensée est absente, ils prolifèrent dans le chaos. Il ne sont plus que des assemblages de sons disparates. Dès lors, c'est la folie qui nous guette. Beaucoup d'entre nous tentent d'exorciser cette menace toujours imminente en s'adonnant à toutes sortes de jeux de langues, dont certains poussent jusqu'à l'extrême l’incongruité de leurs assemblages ; virelangues, glossolalie, contrepèteries et autre largonji. D'autres, plus modestement, prennent un plaisir bizarre à compléter la grille de mots croisés de leur journal favori. Tous sont des joueurs de la langue, c'est-à-dire des jeteurs de sorts essayant par divers moyens de contenir hors des mots la folie qui fermente dans la langue. J'inclus bien sûr dans cette galerie de doux excentriques les écrivain.es de tout poil, poètes, scribouillards, gâcheurs de papier et autres rimailleurs invétérés.
On l'a vu, le sens des mots ne nous est pas tombé tout cuit dans le bec – il s'est construit à force d'interactions, d'essais, de tâtonnements, d'ajustements et de mues. Combien d'effort pour s'approprier ne serait-ce que les rudiments du langage commun aux adultes ! Il a fallu œuvrer pour acquérir le sens des mots – et, en fait, c'est un travail que l'on remets toute sa vie sur l'ouvrage – du moins celles et ceux qui ont la volonté de ne pas cesser de grandir sous prétexte qu'ils sont devenus des adultes !
Inspirons nous des enfants qui ne cessent de traquer ce qui, dans le ruban
sonore qui les baigne, forment les plus petites unités de sens, afin de pouvoir ensuite les combiner entre elles. Pour citer un exemple issu de mes lointaines études en
linguistique, l'un d'entre eux avait trop découpé le mot
« médicaments » qu'il avait divisé en "mes" +
"dicaments". Mal lui en pris ! Il a bien vite rectifié cette
erreur lorsque les adultes se sont copieusement esclaffés parce qu'il venait de proposer la formulation suivante "maman doit prendre ses dicaments"... Ce qui était valable pour
« mes » + « chaussons » n'était pas approprié pour "médicament", qu'il a ressoudé illico en un seul mot insécable (on ne l'y reprendra
plus, du moins pas sur ce mot-là!).
L'apprentissage de la langue est une entreprise visant à donner du sens à ce qui à priori n'en a pas. C'est une démarche qui dépasse de beaucoup les langues, et même les langages. Tous les animaux font ainsi : ils traquent les répétitions pour déterminer des causalités récurrentes leur permettant de se forger un comportement adapté à leurs environnements. Et pas seulement les animaux : on ne peut qu'être stupéfait de la force d'invention des végétaux dans ce domaine. Loin d'être régi par des automatismes, ils savent faire preuve d'adaptation, d'association, de communication et même de mémoire – termes qu'on ne songerait certes pas à leur associer à priori, tant nous méconnaissons la richesse des êtres vivants non dotés de système nerveux central.
Les mots
alliages de sons et de sens : l'alliage.
Un mot, donc, alliage de sons et de sens, co-présence, co-création - on pourrait dire : coexistence, comme les mousses formées à partir de l'hybridation d'une algue et d'un champignon. Le sens n'est jamais donné une fois pour toutes – même les dictionnaires, dont la raison d'être semble l'immuabilité, évoluent pourtant. Communiquer avec l'autre, c'est toujours, éternellement traduire – donner du sens, mais aussi adapter le sens, modifier le sens, compléter le sens, voire détourner le sens.
La moindre nuance de sens que nous percevons dans l'emploi d'un mot ordinaire vient se rajouter à la gamme de toutes celles que nous lui connaissions déjà. C'est un travail mental incessant. Être locuteur d'une langue, c'est tisser les fils du son et du sens pour réaliser de nouveaux motifs à partir de modèles anciens – selon le principe du thème et variations, pour nous servir cette fois d'une métaphore musicale.
Ce n'est pas par hasard que cette figure de style s'invite dans ce texte. Le langage est par essence métaphorique. Mais qu'est-ce qu'une métaphore ? L'embarras des linguistes pour donner une définition claire est assez réjouissante. On trouve de tout : "analogie implicite entre deux éléments", "rapprochement de deux éléments qui ont au moins en commun un élément", "emploi d'un terme concret pour définir un terme abstrait" "figure de style permettant de comparer des choses sans élément de comparaison" – j'en passe et des meilleures.
Pourtant, dans la pratique (je veux dire dans la vie courante, pas dans les livres) tout le monde fait usage de métaphore, et même avec grand plaisir. Les métaphores ajoutent un sens supplémentaire à nos phrases, un surplus de signification souvent excentrique ou amusant. Par exemple cette réplique cinglante de la fille d'un ami, à qui j'essayais de faire comprendre qu'il serait peut-être judicieux de mettre un peu de liant dans leurs relations :"Cela ne servira à rien. Mon père est un dinosaure !". Je me suis promis qu'un jour je lui ferais écouter la chanson d'Anne Sylvestre a écrite sur le sujet des dinosaures.
La pensée est un greffon – un parasite des mots - une plante épiphyte phagocytant une consœur pour s'épanouir, comme le lichen, les orchidées ou le philodendron. La pensée est la force de projection du langage, sa structure interne, son fil directeur. Les mots s'y mêlent comme la couleur : on presse les tubes et toutes sortes de propositions chatoyantes surviennent. Lorsqu'on écrit, il faut un art consommé de la palette pour ne pas trop en mettre. Les mots donnent vie à l'idée, soit, mais ils la transforment aussi, l'influencent, et parfois même la dénature.
La pensée ne précède pas les mots, telle un schéma directeur
tracé à l'avance sur un plan. On pourrait croire qu'on pense d'abord et
qu'ensuite on verbalise. En réalité, on pense déjà avec des mots (quand ce ne
sont pas les mots qui nous pensent). C'est un principe cher à toutes les
dictatures : les autocrates savent qu'inculquer de force des mots dans l'esprit
des gens modifie leurs pensées. Il faut que nous gardions cela en mémoire,
dans la perspective de jours sombres qui nous attendent.
Comme toujours lorsque je me risque à écrire sur la langue, j'ai l'impression de n'avoir fait que tourner autour de mon sujet – si ce n'est d'être passé à côté. L'arc en ciel est bien là, merveilleusement ostensible, mais lorsque j'aspire à atteindre le chaudron d'or qui se trouve à son pied, il s'éloigne à mesure que j'avance. J'ai cru avoir touché un peu d'or lorsque ont sonné dans mes phrases les mots « alliage », « symbiose » ou « hybridation ». J'ai cru avoir énoncé quelque chose de probant sur les mots lorsque j'ai posé qu'ils n'existaient pas en dehors de leur interaction sur le moment, à rebours des philologues qui tentent d'immobiliser la langue en l'enracinant dans un terreau identitaire.
Et pourtant, en relisant ces lignes, je m'aperçois qu'elles bruissent plus qu'elles ne signifient. Le peu de contenu qu'elles recèlent se révèle d'une platitude désespérante, une fois résorbée la joie effervescente de l'écriture. Quoi qu'en fasse, les mots échappent toujours à nos tentatives de les mettre en mots. Il faut les aborder de biais, jamais frontalement. Ils sont, comme le dit le poète Gustave Roux, ces « étoiles qui s'évanouissent d'un regard trop fixe, mais dont un glissant coup d’œil saisit l'étincelante présence ».
Sur le même sujet, on peut lire :
- Sur la peau des mots, publié le 24 septembre 2025.
- Sur les interactions, publié le 12 août 2023.
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