Sur le chemin spirituel.
On me demande quelquefois ce que c’est que d’être bouddhiste. Pour moi, il s'agit avant tout d'une pratique de méditation quotidienne. Croire que le bouddhisme est une philosophie ou une manière de vivre dont on peut récolter les fruits sans avoir à s’assoir sur un coussin de méditation me semble un quiproquo qui ne peut pas manquer de faire souffrir celles et ceux qui s’y fourvoie, en se fixant un objectif inatteignable parce qu’on s'est ôté le seul moyen de l’atteindre – ce moyen étant la pratique de zazen, bien sûr. Voilà, en gros, ce que je réponds d’ordinaire à celles et ceux qui m’interrogent sur le bouddhiste. Mais, une fois ceci expliqué, on me demande inévitablement ce que c’est que zazen – et alors là je suis bien embêté ! Zazen se vit, il ne peut pas s’expliquer.
Généralement la conversation s’arrête là - et cela m’afflige. Même si zazen ne peut pas s’expliquer, on doit pouvoir quand même dire « pourquoi zazen ? ». Pourquoi des personnes raisonnables, saines de corps de d’esprits, passent-elles tant d’heures de leurs vies assises sur un coussin de méditation, face à un mur, dans une ambiance on ne peut plus austère, peu propice aux épanchements mystiques et aux éblouissements spirituels ? Individuellement, il est probable que chacune d’entre elles saurait aussi embarrassée que moi pour répondre à cette question. Mais il y a certainement une possibilité de répondre à la question plus générale de savoir pourquoi zazen existe. Pourquoi les humains éprouvent-ils ce besoin-là, cette recherche, alors qu’il semble que les autres animaux ne s’en soucient pas ?
Zazen est la résultante de ce que l’on appelle un chemin spirituel. On ne sait plus guère aujourd’hui ce que c’est qu’un chemin spirituel. Comme tous les chemins, il a un point de départ, un parcours et un point d’arrivée – point d’arrivée qui est à la fois l’aboutissement et la négation de tout le chemin parcouru. Si l’on ne peut pas expliquer zazen, on peut en revanche décrire ce chemin. Au moins en donner un aperçu, le jalonner de grandes étapes, en dresser une cartographie sommaire. C’est ce que je me propose de faire dans cette chronique.
Suivez moi donc, si vous le cœur vous en dit – ou bien, si ce n’est pas le cas, passer votre chemin, pourvu qu’il soit buissonnier et que vous y trouviez votre profit ! Je suis conscient qu’il s’agit là d’un sujet qui peut en rebuter plus d'un et plus d'une – même si je sais également d’expérience que les personnes qui se proclament les moins spirituelles du monde sont souvent celles qui le sont le plus, sans même en avoir conscience.
Notre esprit est par essence mobile, instable et intelligent. Il épouse toutes les formes sans avoir lui-même de forme. S’il s'affaire autant, c’est qu’il pâtit d’un inconfort qu'il tente en général de résoudre en adoptant l’une de ces trois attitudes : soit en cherchant à s’emparer de la forme qui lui échappe, soit en cherchant à l’ignorer, soit en cherchant à la détruire... Passion, ignorance, agression : il ne serait pas tout à fait exact de dire que ces trois « passions tristes » (pour utiliser cette vieille expression redevenue à la mode) sont les causes de notre inconfort. Elles sont plutôt des stratégies que nous adoptons pour échapper à celui-ci, alors qu'en réalité elles ne font que le renforcer. Car notre souffrance initiale n'est liée à aucune circonstance particulière – elle est antérieure à toute circonstance. Cette impulsion motrice de notre esprit, qui génère le versant lumineux comme le versant sombre de nous-même, le bouddhisme l'appelle dukkha, la souffrance fondamentale. Ce n’est pas la souffrance due à quelque chose. C’est la souffrance d’avant les choses. Plus nous cherchons à la fuir, puis elle se renforce. Elle s'alimente de toutes les tentatives de trouver un objet extérieur qui puisse la résorber. Sans une compréhension juste et profonde de dukkha, on ne peut pas progresser sur la voie. C'est l'impulsion initiale de la confusion, comme de l'éveil.
Pascal, dans ses « Pensées », a très précisément décrit comment dukkha œuvre secrètement en nous, à la manière d'un ver rongeant toute matière qu’on lui octroie : Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Il est certain que, d'un point de vue fondamental (ce que le bouddhisme appelle « la boddhicita absolue », pour celles et ceux de mes lecteurs qui sont familiers avec ces termes), il est illusoire de croire que nous pouvons parvenir au repos par l'agitation, comme le dit Pascal. Aucune action, même une action effectuée dans une totale dévotion, sans espoir de profit, qu’il soit individuel ou collectif - aucune action n'est d'une quelconque utilité en ce qui concerne l'expression de l'éveil. Cette vérité intolérable a été jetée sans ménagement à la face de l'empereur chinois Leang Wou-Ti par l'ermite Bodhidharma, lors d'une rencontre entre les deux personnages, au VIIième siècle de notre ère. L'empereur, adepte fervent du bouddhisme, voulait connaître la rétribution spirituelle qu’il pouvait espérer des efforts qu'il avait déployés pour implanter cette religion dans ses états. Bodhidharma lui répondit par deux mots cinglants : « Aucun mérite ! ».
On imagine aisément la stupéfaction du monarque en entendant ces deux petits mots. Son orgueil de potentat a dû se cabrer devant tant d'insolences, tandis que l'homme de foi qu’il était a certainement été dévasté par la soudaine révélation de l'inanité de tous ses efforts. Mais ce n'est pas à ces aspects-là de sa personnalité que s'adressait Bodhidharma (et, à travers lui, à nous tous qui avons la chance de pouvoir bénéficier de l'écho de son enseignement, quatorze siècles plus tard !). En réalité, durant ce dialogue, il ne s’agit ni de « Bodhidharma » ni de « Leang Wou-Ti » Cette lumière foudroyante a été provoquée par la conjonction momentanée de leurs présences, d’esprit à esprit - I shin den shin, selon les mots de la tradition du zen soto. « Aucun mérite » ! En biffant d'un trait ce que le bouddhisme appelle « l'accumulation des mérites » (et ce qu'en Occident nous appellerions « un comportement pieux nous assurant une place au paradis ») les deux petits mots de Bodhidharma brillent toujours d'un éclat insoutenable dans notre réalité d’aujourd’hui.
Car nous nous agitons, inévitablement. La vie, c'est le mouvement. La forme de vie la plus primitive, celle de l'organisme unicellulaire, origine de la vie en général et point de départ du composé organique qui nous caractérise individuellement, c'est précisément une oscillation, un mouvement initial. Même si nos motivations sont confuses, même si nos objectifs se cachent à notre vue dans le fond de notre âme, comme le dit Pascal - nous nous agitons. Nous sommes travaillés par cette nostalgie d'un éveil qui est présent en nous et qui pourtant nous échappe sans cesse. C'est ce qui nous meut et nous met en chemin. Même si ce n'est jamais la bonne manière de faire (puisque tout faire est en soi inapproprié) il y a cependant une intelligence fondamentale à l’œuvre dans cette errance. C'est le principe de la boddhicita relative.
On pourrait se contenter de déclarer que toute agitation spirituelle est vaine, selon l'enseignement du grand Bodhidharma. On pourrait se bricoler un petit nid douillet de certitudes spirituelles en trouvant tous les autres plus idolâtres que soi. On peut être tenté de se camper sur son barreau d'échelle en toisant ceux qu'on estime en dessous de soi – c’est-à-dire, pour détailler plus précisément quelques unes des postures spirituelles les plus fréquentes : les croyants, campés sur le premier degré de l’échelle, dénigrant ceux qu’ils estiment inférieurs à eux, ces mécréants ignorant des choses célestes, ou bien ces païens superstitieux divinisant le monde phénoménal – avec, au dessus d’eux, les dévots et les zélotes, corrigeant ces croyants qui ne respectent pas à la lettre les rituels en vigueur (par le fer et le feu, s'il le faut!) - puis, à l’étage encore au dessus, les initiés reprochant à ces mêmes dévots de perpétuer les rites sans en comprendre le sens secret – puis les mystiques passant outre tous les dogmes pour s'élever vers une fusion intime avec le divin – puis les ermites se retirant du monde pour s'enfoncer toujours plus profond dans leur rapport à l’Être, etc… Jusqu’à ce que – patatras – tous les barreaux de cette échelle spirituelle s’effondre, rongée jusqu’à l’os par dukkha, entraînant dans sa chute tous ces sages qui ne le sont que relativement à un objet… Sans dukkha, il serait facile de se croire parvenu au but de son voyage. Mais dukkha est toujours là, quelques soit l’échelon sur lequel nous nous essayons de nous maintenir en équilibre - et elle nous oblige toujours à abandonner nos certitudes.
On préférerait une sagesse toute faîte, comme dans les livres - sans errements, sans fausse route et sans repentir. Mais il se trouve que cela ne fonctionne pas comme cela. On ne peut pas faire l'économie du chemin personnel. Aucun livre ne nous permettra d’accéder à la sagesse, aucun gourou ne pourra résoudre nos difficultés à notre place. Aiguillonnés par la souffrance fondamentale, éblouis par cette nostalgie de l'éveil que nous situons toujours à l'extérieur de nous-même ( l'instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature , comme le dit superbement Pascal) - il nous faut prendre notre bâton de pèlerin et partir sur les routes, seul, sans aucune certitude quant à la finalité de notre quête – avec, pour unique bagage, l'intégralité de ce que nous sommes – cheminant vaille que vaille – nostalgiques de l'hier, insatisfaits de l'aujourd'hui et inquiets du lendemain.
Je l'ai dit, le point de départ du chemin spirituel, c'est ce que le bouddhisme appelle dukkha, la souffrance fondamentale. Il s'agit d'un manque, d'une inquiétude permanente vis-à-vis de soi et du monde extérieur, dont les fondements respectifs nous semblent lacunaires. Nous transportons cette insatisfaction partout avec nous, passagère clandestine qui sait se faire oublier, mais couve dans notre for intérieur pour recommencer à nous cuire dès que nous bénéficions d'assez de répit pour espérer pouvoir nous arrêter quelque temps.
Il s'agit en fait d'un double mouvement, un push et un pull. La souffrance nous incite à ne jamais demeurer quelque part, tandis que la nostalgie de l'éveil nous entraîne toujours au devant de nous-même – vers cet éveil que nous situons à tort à l'horizon de nous-même, dans un ailleurs inaccessible, comme nous l’avons vu. Souffrance fondamentale et nostalgie de l'éveil, deux faces d'un même soif, l’une regardant vers l’arrière, l’autre tendue vers l’avant - si tant est qu’une soif puisse posséder quelque visage que ce soit !
Avant d'aller plus avant dans la description des étapes de ce voyage, Il est important de ne pas se laisser abuser par le terme « chemin spirituel ». On pourrait croire qu'il s'agit d'une voie réservée aux personnes attirées par les spéculations métaphysiques. Ce n'est pas le cas. Ce chemin-là n'est qu'une pierre parmi d'autres sur le chemin dont je parle. Lorsque je parle de chemin spirituel, il s'agit pour moi de la voie commune, celle que tout le monde emprunte, quel que soit son style de vie et son domaine de prédilection. J'aurais pu nommer cette chronique « sur le chemin de la vie intérieure », ou même « sur le chemin de vie » tout court. Mais j'ai choisi ce terme pour souligner que (à mes yeux du moins) : être au monde, c'est être en recherche spirituelle.
Première étape du chemin spirituel : Fuir le mal.
Commençons par la première étape de ce cheminement. Elle consiste à vouloir à tout prix éviter l'inconfort. C'est comme une réaction immédiate à dukkha. Pourtant, le mal étant par définition inévitable – sinon ce ne serait plus le mal – on ne peut pas mieux faire que le distraire. On chasse d'un geste impérieux la mouche obsédante, on détourne l'attention du bébé en agitant quelque chose sous ses yeux, on se concentre sur l'expiration pour éviter de se focaliser sur la douleur d'une plaie à vif, on consulte son portable à la moindre brèche dans nos pensées par laquelle pourrait s'infiltrer ce terrible malaise qu’il nous faut absolument éviter.
La simplicité de ce procédé ne doit pas nous inciter à le sous-estimer. Certaines personnes n'ont que cette solution durant toute leur vie. L'évitement de la souffrance – et donc l'accroissement concomitant de celle-ci – prends alors le pas sur toutes autres motivations vitales. C'est la logique du toxicomane, dont l'unique préoccupation finit par détruire tout ce qui l'entoure, y compris ce qu'il aime le plus. Il lui faut échapper à tout prix à la situation présente, en se remplissant les yeux, les mains, la tête, le ventre et tous les orifices par lesquels on peut avoir faim de n’importe quelles substances aux vertus antalgiques.
Distraire, ce n'est pas seulement divertir. Le ressassement des malheurs occupent parfois l'esprit beaucoup plus efficacement que les choses amusantes. En fait, la distraction est d'une nature plutôt tumultueuse. Elle est résumée dans la célèbre formule de Shakespeare, dans Macbeth : une histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par un idiot et qui ne signifie rien. Ne plus tenir en place, rejeter tout ce qui advient avant même d'avoir pu l'appréhender, s'intoxiquer l'esprit de n'importe quelle ritournelle, même les plus avilissantes, de bribes de conversations ineptes - tout - plutôt que ce « rien » si angoissant !
Heureusement, il y a d'autres solutions possibles. Les distractions, aussi fortes soient-elles, n'apportent qu'un soulagement momentané. C'est comme souffler sur les braises de dukkha, la souffrance fondamentale. Cela ne fait qu'aviver leur brûlure. Il nous faut aborder la question d'une autre manière, plus élaborée. C'est la seconde étape du chemin spirituel : « rechercher le Bien ».
Deuxième étape du chemin spirituel : rechercher le Bien.
Chaque époque, chaque culture a une notion différente du Bien. En occident, l'altruisme promulgué par l'ancien temps, où l'abnégation et le sacrifice étaient des valeurs ultimes, a été progressivement remplacé par le souci de soi. Il s'agit désormais de prendre soin de qui nous sommes, de se faire du bien. Le Bien doit désormais être compris comme le bien-être individuel. C’est là un ressort essentiel de nos sociétés contemporaines.
Les formes que peut prendre cette culture du bien-être sont si nombreuses que je ne sais laquelle prendre en exemple. En ce qui concerne notre environnement matériel, nous avons inventé un monde non seulement calibré d'après notre morphologie, mais également aménagé de manière à nous éviter tout effort d'adaptation. Les industriels, ne sachant plus quoi nous vendre, s’inspirent désormais d’innovations initialement développées pour pallier certains handicap (comme la commande vocale pour allumer la lumière, par exemple) afin de nous proposer des « solutions », comme ils disent, nous exonérant du moindre effort, physique ou mental. Nous envisageons le bien-être spirituel de la même manière. Nous voulons nous constituer des aides, bénéficier de soutiens indéfectibles, nous assurer de guides externes et internes – nous augmenter grâce à des orthèses et des prothèses anagogiques – afin qu'elles nous procurent assez de force intérieure pour venir à bout de cette terrible insatisfaction qui nous ronge impitoyablement.
Il va sans dire que, la priorité du bien-être étant le maintien, le renforcement et l’extension du soi, tout le reste est divisé entre ce qui peut être utile à cette tâche et ce qui ne l’est pas – cette seconde catégorie étant subséquemment ravalée au rang de la non-existence. Cette répartition drastique ne cesse de poser des problèmes de cohabitation entre les différents « soi » qui changent de catégories selon qui les considère. Les concessions incessantes qu'il nous faut déployer pour concilier tous ces biens-êtres antinomiques finissent pas édulcorer leur sauvagerie sous-jacente en une collection de consignes générales, tout aussi fades qu'inoffensives, qui constituent pour ainsi dire le menu-frottin du développement personnel : « prendre soin de soi », « oser se faire du bien » « partager de vrais moments avec les gens qu'on aime » ou « adopter en toute circonstance une pensée positive »...
Cependant, même si nous « profitons », les doigts de pieds en éventail, blottis dans des endroits « zen », à la quiétude merveilleuse, des pierres chaudes posées sur nos chakras, baignés d’une énergie spirituelle nous nettoyant de toutes les mauvaises influences que nous avons accumulées depuis trop longtemps déjà– dukkha est toujours là, qui poursuit invariablement son petit travail de sape. Ce moment agréable nous accorde un peu de répit, c'est vrai - et ce n'est pas rien – mais cela ne nous suffit pas. Pour nous exempter de la souffrance, il faudrait un véritable amoncellement de pierres chaudes, derrière lesquelles nous pourrions enfin nous sentir à l'abri... il faudrait encore plus de techniques ancestrales de relaxation, encore plus de praticiens à l'habilité prodigieuse, encore plus de matériaux hyper sophistiqués spécialement conçus pour nous assurer un confort maximal !..
Il n’y a pas moyen de renforcer le bien-être d'un soi qui s'échappe irrémédiablement. Toute notre intelligence, qui est grande en la matière, n'y suffirait pas. Notre soif d'éveil se trouve exacerbée par toutes ces solutions qui se révèlent systématiquement décevantes. Le répit indéniable que ces pauses nous octroient rend encore plus saisissant notre maelström intérieur – dont « le bruit et la fureur » reprendront de plus belle, bien sûr, dès que nous aurons à nouveau endossé nos habits quotidiens.
Pourtant, nous n’avons pas vécu tout cela en pure perte. Nous sommes désormais conscients que vouloir se distraire du mal est inutile. Chercher à renforcer nos capacités de résistance à son encontre nous procure un répit, certes, mais ce n'est pas non plus suffisant. Dès lors, pourquoi ne pas se confronter directement à lui ?
Nous voici au seuil de la troisième étape – la troisième manière de « rechercher le repos par l'agitation » selon la formule de Pascal – qui consiste en une recherche de la guérison. En fait, la frange la plus sophistiquée de la recherche du bien-être – qui est par conséquemment la plus éloignée de l'étape de la distraction – procède déjà d'une analyse de notre souffrance en vue d'en supprimer la source. Certaines techniques de bien-être posent déjà la question essentielle de qui nous sommes. Elles cherchent déjà moins à soulager qu'à guérir. Il ne s'agit plus d'éluder, d'atténuer ou de minimiser : on veut s'attaquer au problème à sa source.
Le mot d'ordre de cette troisième étape est : « Guérir de notre mal » ». C'est une démarche courageuse. Elle procède de la volonté de faire face à l'origine de nos problèmes. Cependant, avant de le corriger, il faut d'abord circonscrire la racine de ce mal : est-ce un déséquilibre interne, un traumatisme enfantin, la reconduction sur plusieurs générations d'un dysfonctionnement familial, un patrimoine génétique lacunaire, une coercition sociale, un auto-conditionnement ?
Il nous faut choisir la théorie adaptée à notre pathologie. Il en existe des milliers. Toutes génèrent une thérapeutique que ses praticiens prétendent être la seule efficace. On se propose de chasser les démons qui sont en nous, de rejouer certaines scènes traumatiques, d'explorer notre inconscient, d'exprimer notre moi profond, d'analyser les rapports de pouvoir qui nous contraignent, de changer de niveau de conscience, d'adopter une alimentation régénératrice ou de procéder à des rites purificateurs...
Toutes sortes de grilles de lecture permettent de décrypter l'origine de nos souffrances. Certaines peuvent s’avérer ponctuellement efficaces, mais toutes ont le défaut rédhibitoire, pour la paix de l'esprit, de solidifier une nouvelle position à la place de celles qu'elles ont contribué à fluidifier. Après avoir permis de réduire certaines difficultés auxquelles nous étions depuis longtemps confronté, c'est la thérapie qui devient une difficulté en soi. Combien de patients se retrouvent-ils ainsi enfermés dans leur cure, comme si les béquilles initialement bénéfiques leurs étaient devenues autant de barreaux de prison ?
Cette étape du soin pose une question essentielle, troublante et malheureusement insoluble : celle de l'authenticité. Quelle part de notre être est-elle issue d’une construction fortuite – ou quelle autre part de nous-même est-elle vraie, pure, essentielle, primordiale ? Si nous sommes incontestablement affectés par nos maux, en sont-ils pour autant plus réels ? Ce dont nous cherchons à tout prix à nous débarrasser, est-ce aussi solide que ce dont on veut bien nous persuader ? La conviction d’avoir identifié la source de tous nos maux n’est-elle pas entachée du soupçon de fausseté qui affecte tous nos états mentaux, jusqu'à nos certitudes les plus profondes ? Et si c’était la thérapie qui formalisait notre mal, à partir d'éléments initialement épars et inconsistants, afin de mieux prétendre pouvoir l’éradiquer ?
Quelle perplexité... Introduire l'exigence d'authenticité dans nos jeux mentaux est une terrible erreur. C'est comme si nous errions dans une galerie de miroirs déformants à la recherche du reflet véridique – il y a de quoi devenir fou !
Nous avons parcouru tellement de lieux depuis notre départ... Nous sommes passés par tant d’endroits, nous avons croisés tant de personnes nous ayant influencées d'une manière ou d'une autre ! Est-ce que tout cela n’aura servi à rien ? Malgré les déceptions successives, n’avons-nous pas glané ici ou là quelque poussière de vérité qui pourrait agir en nous comme un médicament secret ? Qui sait ? Mais il nous faut marcher encore, et le cœur n'y est plus. Notre foulée se fait pesante. Les paysages parcourues nous paraissent de plus en plus monotones – ils ressemblent trop à ces états mentaux familiers que nous commençons à avoir en horreur. Nos compagnons de route semblent aussi désemparés que nous. Les buts que l'on nous fixe ne nous motivent plus. Nous n'arrivons plus à y croire.
Nous voilà mûrs pour aborder la partie de notre parcours qui s’avérera décisive pour notre chemin de vie. C'est la quatrième étape, celle qui n'a pas de nom. Les pas qui nous y mèneront nous apporteront plus que ce que nous aurions pu espérer, tout en nous dépouillant de presque tout ce à quoi nous tenons - à commencer par l'idée que nous nous faisons de ce que c'est que d'être soi.
Quatrième étape du chemin spirituel : l’étape sans nom.
Cette nouvelle étape du chemin, pour qui s'y aventure, s’avère très différente des précédentes. Il faut changer quelque chose pour continuer à avancer. Si nous laissons tomber tout ce qui ne nous convainc plus, que nous reste-t-il ? Par la magie de cette seule question, le paysage se dépouille de tout artifice. En fait, il n'y a plus de paysage. C'est comme si désormais la route se poursuivait en nous.
Notre recherche n'est plus tournée vers le monde extérieur – elle s’oriente désormais vers le cœur le plus secret de nous-même. Nous sommes seuls, pour la première fois. Il n'y a plus ce petit groupe de personnes qui nous ont devancé et qui pouvaient nous encourager à venir les rejoindre, si jamais nous perdions courage. Il n'y a plus ces gens qui cheminaient à nos côtés et sur lesquels nous avons pu nous appuyer s’il s’avérait que nous faiblissions. Il n'y a plus ceux qui, avançant sur nos brisées, auraient pu nous rejoindre et nous adjoindre à eux au passage, si d’aventure nous nous étions laissé distancer par le peloton de tête. Nous sommes désormais complètement seuls. Il n'y plus que nous et le chemin. Nos deux pieds nus foulant le sol, l'un après l'autre.
C'est ainsi que commence la quatrième étape du chemin spirituel, celle qui n'a pas de nom. C'est comme un énorme silence, alors que jusqu’alors nous n'avions pas conscience qu'il y ait eu du bruit. Nous comprenons soudain que ce que nous cherchons ne se trouvera pas ailleurs qu'en nous-même. Il n'est plus question d'un mal qu'il faut divertir ou soigner, ni d'un bien qu'il faut s'approprier pour qu'il nous transforme. Bien, Mal, réel ou rêve, ici-bas ou ailleurs, autant de formes qui jaillissent sur les parois de notre caverne intérieure, projetées par l'étincelle de vie, issue du silex impitoyable de dukkha.
Il s’agit d'un retour à la source, en quelque sorte. Notre recherche remonte au plus proche de dukkha, la souffrance fondamentale. Comme le faisait la première étape, celle de la distraction immédiate, elle se maintient dans la proximité de cet écho immédiat.
Mais, désormais, cheminement et but se confondent. Ne faisant confiance qu'à cette nostalgie de l'immédiat qui nous taraude, nous sommes à l'écoute de ce qui advient en nous, plutôt qu'à l'affût d'une rémission extérieure. Nous avons appris de notre expérience précédente. Nous avons donné naissance à une nouvelle intelligence, fruit de cette lassitude, puis de ce dégoût, de tous ces efforts vains - une lucidité exacerbée qui n’accorde plus aucun crédit aux démarches centrées sur la peur et l'espoir, aussi réconfortantes soient-elles.
C'est un choix. On peut vraiment faire cela. Il ne s'agit plus d'un jeu de cache-cache entre soi et soi, comme pour les étapes précédentes.
Bien sûr nous pourrions tout aussi bien jouer à cette étape, nous la représenter mentalement, la projeter sur notre paroi interne comme nous l'avons fait, au fond, pour tout ce qui nous est advenu jusqu’alors. Nous pourrions essentialisée cette étape, la baptiser, dire que c'est celle de « la Voie ». Nous pourrions, comme pour le reste de ce qui nous motive, en faire un objet de désir et de valorisation de soi. Il est vrai que la voie peut être une source probante de distraction (surtout si elle est puisée dans des cultures exogènes à la nôtre, dans les traditions orientales qui sont pour nous si « dépaysantes »). Il est vrai que la voie peut nous procurer un bien-être réconfortant, une identité, une communauté d’élection et des certitudes inébranlables. La voie peut nous guérir de beaucoup de nos maux, nous transformer, nous apporter une paix régénératrice. Si nous avons encore envie de cela, il est possible de s’en persuader.
Rien ne nous empêche de jouer à « la voie » comme nous jouons tout le reste. Personne ne viendra nous punir si nous faisons semblant. Mais à quoi bon continuer à prétendre, et aux yeux de qui ? Si la logique de la première étape était « tout, plutôt que ce rien si effrayant », la règle d'or de cette ultime étape serait, à l'inverse : "Rien – même si c'est effrayant – plutôt que ce « tout » si vain"...
Car nous sommes si proches du but de notre voyage, désormais. Qui que nous soyons, pourvu que nous soyons vivant à cet instant, il est possible de faire les quelques pas supplémentaires pour franchir le seuil de l'étape sans nom. Sans nous en rendre compte au départ, et puis de plus de plus consciemment - comme l'aube se transforme peu à peu en aurore - nous comprenons alors que nous avons quitté notre route depuis longtemps, qu'il n'y a plus de chemin individuel, que cela aussi s'est transformé, à notre insu et pourtant conformément à ce que nous savions depuis le départ.
Pour reprendre les mots de Plotin, dans son 22ième traité – dans ce là-bas qui nous attirait depuis le départ, nous étions des parties de l'intelligible qui n'étaient ni distinctes ni séparées, mais qui appartenaient au tout ; mais même maintenant nous n'en sommes pas séparés. Car maintenant, lorsqu'un nouvel homme a eu le désir d'exister, il a rejoint l'homme de là-bas, et lorsqu'il nous a trouvé – car nous n'étions pas à l'extérieur de la totalité – il s'est enroulé lui-même autour de nous et s'est ajouté à l'homme de là-bas, lequel était alors chacun d'entre nous.
Je citais tout à l’heure un texte de Pascal que je trouve remarquable de clairvoyance : Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation. Pascal y explique que l’homme est la proie de deux intuitions contradictoires. La première lui vient de la souffrance fondamentale – dukkha - qu’il ne peut éluder, quoiqu’il fasse. Cette intuition le pousse à toujours plus d’activité, de projets, d’espérances, de luttes et d’occupation. J’ai assez parlé de cette « souffrance de la souffrance », comme le bouddhisme la nomme, pour ne pas en dire plus ici.
La seconde des intuitions qui nous taraude, nous autres êtres humains en quête de quelque chose qui puisse soulager cet inconfort, c’est l’intuition que notre vraie nature est indemne de toute entrave. C’est ce que le bouddhisme appelle notre nature de bouddha. Nous sommes en recherche de paix, de lumière, de sérénité, parce que c’est là notre véritable nature – nature qu’il ne s’agit donc pas de conquérir, mais de recouvrer. Pascal l’envisage comme le lien de chair et d’esprit qui nous unie à un Dieu comme des enfants à leur père, dans l’état de béatitude qui a précédé la chute de l’Homme - ce qu’il nomme « l’instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature » - tandis que les bouddhistes, qui ne conçoivent pas plus de Dieu que de création du monde, appelleront cela l’intuition de l’ Éveil.
A mon sens, les deux traditions décrivent la même réalité. Les mots seuls différent. Evidement, il y aura toujours des spécialistes pour jeter l’anathème sur toute tentative de syncrétisme entre traditions spirituelles : la valeur d’un élément ne se définie que dans le rapport que celui-ci entretient avec tous les autres de son propre système, et jamais au delà. C’est avec ce type de diktat que les savants tentent de circonscrire en pré carré leur domaine d’expertise. Mais la peste soit du fat ! - comme l’on disait autrefois. J’aime à penser qu’un chrétien éclairé saura lire Maître Dogen ou Ryokan en comprenant instinctivement ce dont il s’agit, comme je peux le faire en lisant Maître Eckhart ou la sublime Hadewijch.
Mais revenons à Pascal. Après avoir évoqué l’instinct d’activité, qui nous vient du ressentiment de nos misères continuelles, puis l’instinct de paix, qui nous fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos, et pas dans le tumulte, il souligne à quel point le mélange de ces deux instincts contradictoires obscurcit notre esprit : De ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera (…) s’ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Voilà qui me paraît d’une lucidité exceptionnelle. La fuite de l’inconfort ne se confond pas avec la recherche de la paix. Ce n’est pas la même chose. On pourrait croire qu’une fissure de l’épaisseur d’un cheveu les sépare, alors qu’en réalité tout les oppose. Ces deux intuitions sont foncièrement antinomiques.
On ne peut pas gagner la paix par l’activité. En cherchant à calmer son esprit, en cherchant à obtenir la paix, l’éveil, la sérénité, Dieu – peu importe le nom que nous lui donnons – nous ne faisons que créer encore plus d’activité. C’est sans issue. En procédant ainsi, il n’est pas possible de parvenir à l’unité de l’esprit.
Maître Deshimaru est l’introducteur du bouddhisme zen en Europe. Il avait coutume de dire que la solution de ce dilemme consiste en la saisie d’un point à mi-distance entre l’activité et le repos. Je sais qu’une telle phrase peut paraître vaine - ou du moins empreinte de cette fameuse « sagesse orientale » qu’on admire d’autant plus qu’elle nous paraît totalement étrangère. On peut collectionner ce genre de citations à l’envie, sans qu’elles changent quoique ce soit à notre réalité quotidienne. Ce ne sont que de jolis bibelots que l’on dispose sur une étagère mentale et que l’on oublie aussitôt.
Pourtant cette phrase de Maître Deshimaru n’est pas une sentence de vieux sage. Elle décrit exactement l’expérience de zazen : reposer dans le point central entre l’activité et la passivité.
Le bouddhisme est la voie du milieu. C’est très concret. Il faut l’expérimenter directement sur le coussin. Plutôt que de se contenter de colifichets intellectuels, de pis-aller, de promesses faites par ceux qui prétendent œuvrer pour notre bien alors qu’ils louchent sur notre porte-monnaie, plutôt que de jouer au jeu de « je progresse pas à pas sur la voie spirituelle » – comme nous jouons à toutes sortes d’autres jeux, celui de « je suis à la recherche de l’amour », celui de "je cherche l’épanouissement dans le travail", ou bien encore celui de "je cherche à donner un sens à la vie" - retrousser ses manches (ou plutôt son bas de pantalon), desserrer sa ceinture et s’y mettre, assidûment, ardemment, joyeusement : faire l’expérience de son propre esprit. S’asseoir en zazen !
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