Sur les mains.
1
Nos mains sont comme des nids de chair. Nous y avons logé
tout ce qui nous tient à cœur : nos souvenirs, nos humeurs changeantes, nos
émotions tactiles, les caresses prodiguées, les coups donnés ou rendus, les petites manies acquises au fil des années…
Nerveuses, nouées, grasses, tannées, exsangues, polies comme
un galet ou fibreuses comme du vieux bois, elles semblent s'être aggloméré un
peu de la qualité des milieux dans lesquels nous les avons immergées.
Nos mains sont tissées de nos lignes de vies. Elles sont issues de la corporéité qui nous est échue et de la vie que nous avons menée. Elles sont formées de l'imbrication de toutes ces petites
choses extérieures à nous-mêmes, assidûment collectées, tressées les unes avec
les autres, étroitement incorporées à nos chairs.
Elles sont des nids de chair, dont elles ont la forme de coupe. Telles les gîtes hauts perchés des grands rapaces, elles contiennent toute une laisse de petits os et de matières organiques agglomérée, les reliefs imbriqués d'une multitude de fringales et d'orgies.
Des nids un peu rocambolesques, certes, à l'instar des grands
ouvrages des cigognes, dont j’ai vu des spécimens remarquables sur les
pitons de certaines falaises du Portugal : de gigantesques
plateformes constituées d'un entremêlement d'objets hétéroclites qu’elles
avaient glanés dans leur environnement, parmi lesquels se trouvaient des
fragment de cônes de chantiers, de couches culottes ou de sacs
poubelles…
2
Rien qu'en contemplant des mains, il est possible de savoir
si elles ont passé leur vie à donner des ordres ou à prodiguer des caresses, à macérer dans des spéculations
intellectuelles ou à récurer des planchers.
Les mains des nourrices sont replètes et diaphanes, toutes
imbibées de colostrum et de renvois acides – tandis que les mains des maîtresses
d’école d’autrefois étaient ligamenteuses comme des sangles de sarraus – leurs
chairs blanchies de craie, leurs ongles durs, tapant instamment contre les
vitres grêles de l’enfance pour la rappeler à l'ordre des tables de multiplication et de l’accord du complément d’objet direct.
Les mains intellectuelles ont été émaciées par d'incessantes distillations mentales – tandis que l’agilité des mains manuelles leur a peu à peu conféré la texture musculeuse des tubéreuses et la placidité des pommes. Les mains des musiciens appartiennent quant à elles aux deux mondes. Rompues aux exercices de technique digitale et pourtant pétries de transcendance, les mains des musiciens semblent moulées dans de la matière évanescente.
3
Les mains possèdent cette intelligence du contact qui est le
propre de la vie. Elles se mélangent au vivant, c'est-à-dire qu'elles le
reconnaissent, elles l'assimilent, elles le saisissent et savent le réparer.
Là où notre cerveau achoppe, parvenu aux limites de ce qui pour nous est concevable, les mains peuvent poursuivre l'exploration, "à l'aveuglette", parce
qu'elles sont directement impliquées dans le monde sensible.
Un contact furtif entre deux mains suffit pour que leurs
polarités s'équilibrent. La jonction est faite. L'accord est conclu. Les mains
scellent l’union charnelle de deux présences au monde. C’est la raison pour
laquelle on se serre la main lorsqu’on salue quelqu’un, ou bien lorsqu’on conclue
un marché, ou encore pour acter une promesse ou un pacte…
4
Je ne sais pas ce que les lignes de la main peuvent nous révéler de l’avenir, mais je sais en revanche qu’on peut y décrypter le passé d'une personne. Pour savoir si la vie terrestre des défunts a été digne de la félicité éternelle à laquelle ils prétendent, il suffirait au gardien du Royaume des Cieux de leur demander : « Montre-moi tes mains ».
C'est toujours sur le moment que les mains révèlent ce que
nous sommes - à la source immanente de notre être qui se reconstitue sans cesse. Les mains sont comme les nuages : jamais deux fois les mêmes.
Elles changent plus vite que le regard que nous portons sur elles. D’où notre
étonnement perpétuel, lorsque nous les contemplons.
Je ne crois pas qu’il faille se résoudre à aimer les
anonymes - ni même l'intégralité du monde - avec une ferveur moindre que celle que
nous réservons aux êtres qui nous sont chers. Nous avons tous expérimenté
durant notre enfance cette capacité d’amour inconditionnel. Cette source vive d’amour
est toujours là, enfouie quelque part au plus profond de nous. Tant que nous
sommes encore vivants, il me semble que nous ne devrions jamais relâcher nos
efforts pour en retrouver le chemin.
5
Trois choses suffisent pour reconnaître une personne aimée :
ses yeux, sa voix et ses mains. Nous n'avons guère besoin de plus. C'est ce qui
explique que l’on puisse ne pas remarquer un changement dans l'aspect extérieur
de nos proches, qu'ils s'agissent de leurs habits, de leur corpulence ou de
leurs coupes de cheveux. Non pas parce que nous ne leur accordons moins
d’attention qu'avant, comme on le croit à tort, mais parce que les liens qui
nous lient sont si profonds qu’ils n’ont plus besoin de chercher une
confirmation dans le monde des apparences.
Les yeux nous permettent de plonger dans le vif de leur
subjectivité, de les reconnaître pour ce qu'ils sont : une présence amie
qui pétille comme un feu de joie auprès duquel nous avons plaisir à nous
réchauffer. Mais cela se fait par-delà le corps, pourrait on dire. Il
faut une distance préalable entre deux corps pour que le regard puisse ensuite
abolir cette distance. Il est vrai que les voix sont déjà plus incarnées –
elles vont vibrer l'air entre nous, et jusqu'à notre corps-même. Elles sont
leurs chairs immatérielles, l'empreinte sonore de leur être intime.
Mais seules les mains possèdent à la fois la lumière qui
éveille et la vibration qui comble. Certains nous aiment avec leurs
yeux, d’autres savent de leur voix nous faire résonner comme un instrument de musique.
Mais les mains sont mille fois plus immédiates que les yeux et la voix. Les
mains, c'est de l’amour en acte.
6
Aux derniers instants de vie de ma mère, son esprit
l’ayant complètement déserté, elle ne me reconnaissait plus par les yeux, ni
par ma voix (pourtant bien identifiable) - ni même par les mots que je pouvais
lui adresser. Se lever, manger, avoir besoin de quelque chose – cela n’évoquait
plus rien pour elle.
Mais elle réagissait encore lorsque je la touchais. Elle
répondait à ma main. Notre dernier contact a été tactile. Elle était pour moi
le corps qui m’a mis au monde. J’étais pour elle l’enfant qu’elle a porté et
sur lequel elle a veillé durant des années. Existe-t-il un lien plus viscéral
entre deux êtres ? L’amour sans filtre, celui qui nous touche le plus
entièrement, le plus profondément, le plus immédiatement – cet amour-là passe
par les mains.
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