Avant toutes choses : ne pas confondre « quitter » et « partir ». A partir sans quitter, on ne fait que se retrouver soi-même sous d’autres latitudes, comme le commentent à l’envi les voyageurs blasés…
Il ne sert de rien de partir quelque part pour quitter quelque chose.
Quitter, c’est une affaire entre soi et soi. On peut toujours partir – ou plutôt : tout part toujours en nous et autour de nous - mais on ne peut pas toujours quitter. Les deuils impossibles à faire sont ceux où il ne nous est pas permis de quitter une personne partie pour toujours.
La chanson dite « à texte », elle, ne s’y s’est pas trompé. Lorsqu’il ne s’agit que de partir, l’humeur amoureuse reste badine. « Quel joli temps pour se dire au revoir… », chantonne Barbara, sur le ton d’une tendre balade. Mais s’il s’agit de quitter, la voix lamentable de Brel implore : « Ne me quitte pas »…
Il est bien difficile de quitter. C’est un effort, assurément. Quitter fait souffrir. Mais comment ne pas quitter tout ce qui progressivement nous encombre – à moins d’être littéralement asphyxié par un trop-plein de nous-mêmes ?
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ce processus si difficile à réaliser s’effectue à rebours de toutes les décisions intimes que l’on peut avoir à prendre. On ne fait pas acte de quitter. Vouloir le faire, c’est ne pas le faire. On pourrait presque dire qu’il s’agit moins de « quitter » que de « ne pas retenir ».
Est-ce ce fameux « lâcher-prise » dont nos sociétés contemporaines nous rabattent les oreilles, sans que personne ne daigne nous expliquer comment obtenir ce saint-graal du développement personnel – alors que notre esprit est hanté par la présence intempestive de pensées tempétueuses n’ayant pas la moindre intention de nous foutrent la paix ?
Il faut maintenant introduire un nouveau terme dans notre petit discours – un terme qui n’est pas facile à manier, parce qu’il a mauvaise presse. Un terme dont on dit qu’il est « négativement connoté ». Ce terme, c’est : renoncement.
Le renoncement, c’est une esplanade de sable circulaire, lisse, douce et tiède sous la plante des pieds. C’est une zone de soi entièrement dépouillée, au milieu de laquelle on se tient, les bras ballants, gavé de luttes et d’efforts. Renoncer, c’est écarter les bras et cesser de lutter. S’offrir, là, tel qu’on est sur le moment : nu.
S’offrir, en laissant tout filer. Qu’il en soit ainsi. Advienne que pourra.
Combien faut-il de pérégrinations dans les méandres de soi-même pour en arriver là ?
Combien de crapahutage dans le réseau de nos faux-semblants buissonnant, de nos duplicités retorses, de nos petites cachoteries inconséquentes ou de nos pires impostures morales - pour enfin accéder à cette zone immensément dépouillée, située tout au fond de nous-mêmes – telle la chambre aux trésors du labyrinthe des tombeaux d’Atuan d’Ursula K.Leguin ?
C’est un endroit de soi difficile à trouver – un endroit où l’on ne va pas spontanément. La contrainte volontairement subie d’une école spirituelle nous est alors d’une grande aide – en réalité, elle est même indispensable – pour nous fournir l’émulation de l’exemple, la transmission de l’expérience et le soutient bienveillant des coreligionnaires.
Que se passe-t-il d’autre – du moins du point de vue de la conscience de soi – durant ces longues heures de temps passées immobiles sur un coussin de méditation – sinon un processus incessant de quitter, quitter, quitter et encore quitter – jusqu’à la moindre velléité de pensée – comme passent et se dissolvent les nuages dans un ciel entièrement dégagé, sans que survienne la moindre intention de les dissiper ou de les retenir ?
« Quitter » ne vaut que sur le moment où cela se fait. Personne ne peut s’instaurer « maître de quittage », « expert-conseil en quittation », gourou de la « voie du quitter » ou spécialiste internationalement reconnu d'une antique et prestigieuse "école de quittude". On ne peut pas se prévaloir d’un grand nombre d'années de médiation pour prétendre savoir quitter mieux que quiconque.
Quitter, c’est toujours sur le moment. Quitter, c’est toujours renoncer à ce qui, en soi, refuse de quitter.
C’est une sorte de joie aussi. En tout cas un sentiment de félicité qui, sur le moment, fait monter les larmes aux yeux. Pourquoi ? Comment ? On ne sait pas.
Lorsque l’on quitte quelque chose – lorsque l’on quitte tout – il ne reste plus que, dans le vide, une subtile rémanence de ce que l’on vient de quitter – tel le sourire du chat invisible de Cheshire, de Lewis Caroll. C’est ce sourire du vide qui est tellement émouvant.
Pourquoi ? Comment ? On ne sait pas.
Une joie inexplicable remonte à la surface de cette conscience de soi qui ne tient alors plus guère qu’au fil extrêmement distendu d’une respiration lente et profonde.
Car l’autre visage du renoncement, c’est la reconnaissance. Quelque chose qui, en moi, sans pourtant être moi, reconnaît comme identique à soi-même quelque chose qui, au-delà de la limite que consensuellement je m’accorde à moi-même, n’a ni forme ni texture, ni consistance ni extériorité, ni limite ni absence de limite.
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