dimanche 29 janvier 2023

Sur mon rapport aux livres

Depuis plusieurs semaines, je brasse et classe mes livres en vue de mon déménagement. Il y en a beaucoup. Certains dûment répertoriés dans mes archives du cœur, d’autres oubliés ou même complètement inconnus. A plusieurs reprises, j’en suis arrivé à m’interroger, un livre à la main – dans quelles circonstances ais-je acquis et peut-être même lu ce bouquin que je ne savais même pas posséder ?

Il y en a beaucoup, en effet. Beaucoup trop, en réalité. Ils sont stockés dans une grande pièce sous les combles dont les quatre murs sont entièrement garnis de rayonnages pleins à craquer, plus quelques piles adventices montant haut le long des murs de la petite pièce adjacente, en guise d’annexe.

En défaisant les rangées une à une, je me suis aperçu que plusieurs systèmes de classement s’étaient mélangés, au fil des années. L’alphabétique, plutôt dévolu à la littérature, avait rapidement été compromis sur son flanc gauche par une inflation de bouquins de philo, qui eux s’entassaient pêle-mêle, au grès de mes nouvelles acquisitions. A d'autres endroits, j’avais eu des velléités de « pans thématiques », dont j’ai essayé de décrypter la logique avec une certaine perplexité, comme s’ils s’agissaient de notions issues d’une culture oubliée dont je serais un lointain descendant. Dans un angle opposé de la pièce, j’avais même tâté d’un autre système, purement visuel celui-ci : celui des « belles reliures », qui a généré une ronflante collection de gros volumes complètement disparates et pour la plupart absolument inintéressants, mais présentant bien.

Quelques années plus tard, sans doute un peu embrouillé par ces différentes logiques de classement, j’avais fini par réunir sur un autre pan du mur mes « favoris du cœur », c’est-à-dire des auteurs à qui – à une certaine période de ma vie – j’ai voué une passion telle qu’il me fallait toujours avoir un de leur volume à porter de main – auteurs dont je n’ai jamais complètement perdu la trace du chemin du cœur, à savoir : Colette, la fidèle d’entre les fidèles, Malcom de Chazal, Marina Tsétaïeva, Virginia Woolf, Arno Schmidt, François Augiéras, Allen Ginsberg, Emily Dickinson, Copi, Violette Leduc, Clarice Lispector, Matthieu Messagier et quelques autres encore…

J’ai alors réalisé que, du sol au plafond, de la porte aux fenêtres, tourbillonnant furieusement à la crête de tous les volumes sagement alignés ou grossièrement empilés les uns sur les autres (quand ce n’était pas fourrés sans façon derrière les meubles ou bien entre les poutres de la charpente), c’était en réalité le vrac qui régnait, l’invraisemblable vrac, le chaos primordial qui reprendra toujours le dessus quoiqu’on fasse - fertile en tête-à-queue cocasse et en étonnants quiproquos. Les livres ont leurs logiques que les humains ignorent. Que peuvent bien trouver à se dire Léon Bloy et Susan Buirge, Hadewijch d’Anvers et Cathy Acker – ou bien Plotin et Sacher Masoch ?  

A contempler la grande pièce pleine de livres, si calme, l’ami qui vient encore fréquemment traîner ses guêtres dans ma maison toute chamboulée par mon déménagement imminent m’a confié il y a peu qu’on n’aurait pas supposé un tel fourmillement vital dans ce qu’il nomme - selon les complicités ou les agacements du moment - « mon antre », « ma grotte » ma « chambre secrète » (c'est une référence à Harry Potter) ou « mon terrier ».

C’est vrai que ces bouleversements géologiques ont eu lieu dans la lenteur impondérable de l’accumulation des années. Il faut les avoir vécu pour les comprendre. Ce ne sont pas de simples bouquins mal rangés que je brasse aujourd’hui, mais des strates antédiluviennes de mon passé, que je défais une à une, avec la patience laborieuse d’un archéologue maniant sa petite pelle à explorer le temps…

Pourtant, il est hors de question de figer ce statu-quo bibliophile dans un froid bilan rétrospectif. Je ne suis pas encore mort, que diable ! J’ai bien l’intention de vivre encore quelques années en compagnie d’un aréopage choisi de ces compagnons de papier, soigneusement sélectionnés pour mon usage personnel (et non pas pour la galerie, pour l’esbroufe de montrer tout ce que j’ai pu lire dans ma vie – ou même par conformisme pour le goût littéraire du jour) !

Les passions mortes pour des auteurs qui ne me disent plus rien – je les laisse derrière moi. Je ne veux dans ma nouvelle maison que des livres vivants. Quelquefois ma main hésite à laisser sur l’étagère un livre jugé par tous « incontournable ». Non, quand même, tu ne vas pas laisser, celui-ci aussi ? Eh bien, oui, je le laisse. A quoi bon le prendre, si c’est pour le condamner ensuite à ne plus bouger de l’étagère de ma future maison, juste pour montrer qu’il est là, que je l’ai lu, comme un triste trophée attestant de ma « culture » dite « générale » ?

Que cela soit dit, une bonne fois pour toute : je ne suis mis en "culture" par personne – surtout pas la petite voix intérieure qui, en moi comme en tout en chacun (mais avec assez peu de succès, il est vrai) tente d’édicter ses préceptes normatifs.

Non, décidément, je ne suis pas cultivé - mais hybridé par une jungle de pousses, de rejets fertiles, de marcottages inattendus entre des univers, des lieux et des personnes qui n’auraient certainement jamais eu la chance de s’anamorphoser mutuellement sans la magie des mots.

Je ne suis pas « cultivé » - je suis en friche. Et cette friche n’est pas « générale », mais particulière, intime, étroitement imbriquée dans les méandres de mes lignes de vie. Ces sinuosités nourricières ont peu à peu formé, telles les ramifications d’une eau bourbeuse imbibant un bayou, la configuration unique de cet enchevêtrement de littératures proliférantes qui m’est personnelle, intime – et, en cela au moins – comme la trace de l’escargot l’est, alors que lui-même n’est qu’une occurrence de son espèce - unique.

Cela fait plusieurs semaines que je me suis attelé à cette tâche. Elle est aujourd’hui quasiment terminée. Je débarbouille chaque volume sélectionné d’un bref coup de lingette humide, avant de l’inscrire dans une base informatique (Titre/Auteur/Maison d’édition/année d’édition) et de l’estampiller à l’encre rouge d’un tampon représentant - justement - un escargot – pour attester qu’ils font désormais partie de cette bibliothèque qui a pour nom particulier « l’escargothèque » et dont j’ai l’intention de mettre une partie en commun, en invitant mes nouveaux voisins à consulter la base et, s’ils sont intéressés par un ouvrage, à venir chez moi pour l’emprunter.

Il est vrai que je peux rarement me résoudre à les ranger dans leur caisse sans en lire quelques pages à la volée. Ils me parlent, tous, avec leurs grains de voix spécifiques que je ne pourrais confondre avec aucun autre. J’ai la tête bruissante de tous ces mots lus à la sauvette. Si je m’écoutais, j’entreprendrais de les lire tous ensemble, en polyphonie – comme un champion d’échec disputant plusieurs parties en même temps. Mais je ne suis pas un champion de la lecture. Lire trop de livres à la fois, c’est tous les mal lire – et surtout risquer d’abandonner en cours de route les moins séduisants, les plus ardus – qui souvent sont aussi les plus profonds et les plus riches. En littérature, comme en amour, qui trop étreint…

Reste ceux qui ne partiront pas avec moi. Un peu plus de la moitié de mes livres actuels, si je compte bien. Je les ai relégué sur les étagères du mur du fond, dans le plus grand désordre. Il est hors de question pour moi de m’en séparer – mais les abandonner derrière moi, n’est-ce pas une manière détournée de leur signifier leur congé ?

J’avoue que j’évite de trop regarder vers ce côté de la pièce. Je me sens un peu honteux de mon intransigeance de lecteur, comme si j’avais un engagement envers ces livres – comme si je devais les aimer malgré tout, même s’ils ne m’apportent plus rien, même si le charme entre nous est rompu. Quelquefois, la nuit, titillé par un soupçon de remord, je vais fureter le long de ce mur de livres fantômes, feuilletant ici ou là quelques volumes au statut ambigu, juste histoire de vérifier qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage encore vivant que j’aurais rejeté par erreur dans la masse grumeleuse et indistincte du passé.

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