dimanche 15 janvier 2023

Sur les visions fugitives

Elles surviennent, sans crier gare. Elles nous saisissent d’un coup – et c’est bouleversant. Dans un double mouvement mental et matériel, déployé en miroir, tel l’échafaudage mouvant de nuages suspendus à la surface transparente d’un lac, tout est intégralement saisi – sans la moindre trace du petit reliquat charbonneux qui aurait pu résulter de cette épiphanie fulgurante.

Bien sûr, ce coup d’œil cosmique ne peut être qu’instantané. Son avènement est toujours plus rapide que le mouvement supplétif de la conscience – qui a besoin d’établir un « ceci » et « cela » pour ensuite laborieusement se mettre en branle.

D’ailleurs, cela n’a rien à voir avec la rapidité. Les visions fugitives ne sont pas concernées par la durée, aussi minimale soit-elle. Elles surviennent et s’évanouissent dans une dimension qui n’est pas concerné par le temps.  

Ou aurait tort de croire qu’elles ne sont que des éclats partiels d’une réalité transcendante qui ne nous est accessible que fortuitement, à la dérobade, puisque nous ne sommes pas équipés ontologiquement pour les saisir. Comme si cette fugacité irréductible signait notre défaillance. Comme si de plus aptes que nous – des sages, des maîtres, des gourous – possédaient en propre la capacité de demeurer dans cette instantanéité transcendante, d’en faire en quelque sorte leur domaine – de manger les nuages tout en dansant au-dessus des volcans.

En réalité, personne ne peut saisir les visions fugitives. On ne peut qu’en être saisi. Jamais ces visions ne se laisseront captées par le prisme de modalités de conscience présupposant un « soi » - qu'il s'agisse du « petit soi » de l’idiot ou du « grand soi » du plus subtil des maîtres. Mais cela ne veut pas dire qu’elles ne nous soient pas accessibles, selon des modalités qui leurs sont propres et qui nous demeurerons à jamais étrangères.

Lors de l’avènement des visions fugitives, un message incompréhensible nous est personnellement délivré – et ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas le déchiffrer qu’il s’agit d’une erreur de routage. 

Dans les modalités d’accommodement du regard, il y d’abord « regarder » - porter son attention sur quelque chose. Mais il y a aussi « voir » - c’est-à-dire saisir quelque chose, extraire de ce qui est regardé une teneur que l’on peut s’approprier, une forme, un sens, une image mentale, peu importe. Dans les deux cas, l’élan initial jaillit de soi pour se porter au-devant de quelque chose situé hors de soi – peu importe que l’on suppose ou non une existence à « soi » et « ce qui est hors de soi ».

Dans le cas des visions fugitives, c’est différent. On ne fait pas acte de vision, on « a » une vision. C’est quelque chose qui nous advient, comme un souvenir ou un mal de dent. Si l’on devait absolument maintenir le stéréotype sujet/objet, on pourrait dire que, dans ce cas précis, nous sommes passifs – mais cela n’a pas beaucoup d’intérêt de conceptualiser ainsi les choses.

Ce que vise ces visions fugitives, c’est elles-mêmes - en nous. Les visions fugitives ne nous sont pas adressées à nous en tant que personne, en tant que « soi ». Nous n’y sommes (presque) pour rien. Nous n’en sommes que le truchement – non pas les destinataires ou encore moins les propriétaires. Se laisser duper par une telle illusion, c’est propager les ravages spirituels provoqués par ceux qui cherchent à s'accaparer les quelques lueurs qu’une pratique spirituelle a fait naître en eux.  Comment quiconque pourrait-il posséder quoi que ce soit, lorsque tout ce qui existe – il s’agit là de l’enseignement fondamental du bouddhisme – se caractérise par la capacité à pâtir, par l’impermanence et par l’absence d’égo ?  

Les visions fugitives nous adviennent lorsque nous ne sommes pas nous. Elles s’agrègent à ce qui, en nous, est déjà elles. Ces comètes nous percutent parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement que de s’agglomérer à la part infime de l’alliage extra-terrestre qui ne nous constituent pas. 

Ou, pour employer une tournure gnostique : le même reconnait le même. 

Évidemment, les concernant, toutes tentatives de mise en mots ne peuvent être qu’indicatives. 

Pour citer un célèbre adage de la tradition zen : lorsque le maître montre la lune, l'idiot ne fait que regarder son doigt !

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