Où est l’intelligence ? Certainement pas dans ces objets qu’on nous vend à grand renfort d’injonctions coercitives et que l’on qualifie « d’intelligents ». Intelligents, nous savons bien que ces objets ne le sont pas – tout du moins pas dans la mesure où ils pourraient nous fournir ce que nous recherchons dans toute interaction : l’émerveillement de l’autre. La seule intelligence que l’on peut leur accorder, c’est d’être complices (comme l’on dit d’une personne qu’elle est « en intelligence avec l’ennemi ») d’un système prétendant vous faire accroire que nous sommes en mesure de commander à notre environnement.
Alors, où est cette intelligence dont nous avons tellement besoin ? Nous sommes de plus en plus nombreux à affirmer qu’elle jaillit des interactions incessantes avec ce que nous avons coutume d’appeler désormais, faute de termes adéquats dans notre besace épistémologique, le vivant. L’intelligence du contact avec les animaux, en premier lieu – les animaux autres que nous, évidemment – mais aussi avec les plantes croissant dans notre proximité immédiate, l’eau qui nous mouille la tête ou la terre que l’on sent ferme sous nos pieds, fourmillante de processus de régénérations à l’œuvre dans l’instant - sur le vif, « au moment même où je vis ». Rien moins que des « écosystèmes », donc, qui, eux, n’ont pas d’intelligence propres, puisqu’ils ne sont que des abstractions issues de l’intelligence des humains qui les ont formatés.
Il est incontestable que cette co-intelligence de vies intimement imbriquées les unes dans les autres manquent cruellement à ceux des humains qui se réclament de la modernité. L’armada d’objets manufacturés dont ils s’entourent – fussent-ils « connectés » ou « intelligents » - ne leur apportent pas une compensation suffisante pour pallier la perte de cet émerveillement conjoint généré lors de la rencontre de deux êtres aux différences irréductibles. Et pourtant, à rebours de ce que professent ces adeptes des « solutions technologiques » – et de ce dont leurs contempteurs les accusent – ils ne sont pas et ne seront jamais en position de surplomb sur le monde. L’impact mondial d’un minuscule virus a récemment fait la preuve que nos aspirations à subsister exempts de toutes interactions vivantes étaient chimériques.
Le vivant est bien là, autour de nous comme à l’intérieur de nous. Cela vit partout autour de nous, sur notre peau, dans notre lit, dans ce que nous ingérons comme dans ce que nous excrétons. Nous sommes porteurs sains d’un microbiote dont nous faisons volontiers le berceau de notre intelligence, le qualifiant de « second » voir de « premier » cerveau. Les êtres vivants autres que nous-mêmes sont intimement imbriqués dans nos vies quotidienne. Nos outils « intelligents » ne nous ont pas isolés du vivant, parce que le vivant est toujours là, autour et à l’intérieur de nous. Le vivant est notre monde. Nous ne sommes qu’une forme hybride et transitoire du vivant.
En dépit des solipsismes de cette modernité toujours en quête de slogans pour tenter de justifier ses exactions, les objets médiateurs n’ont pas compensé les soi-disant « déficiences » du vivant. C’est notre relation à lui qui s’est progressivement atrophiée, générant le manque de ce qui, en nous et à travers nous, nous permets d’être nous-mêmes tout en ayant la possibilité d’être posé par l’autre « autre » que nous – paradoxe essentiel engendrant instantanément un foisonnement de stratégies exploratoires faisant briller les yeux des parties prenantes (pour autant que celles-ci en possèdent) – puisque, lorsque les yeux brillent, c’est qu’il y a de l’intelligence en jeu.
Oui, ce qui a changé, c’est notre relation « au » vivant. Le fait même d’avoir à lui trouver un nom. Le fait d’avoir besoin de le dire. Notre manque du vivant découpe par défaut sa silhouette idéalisée dans le continuum d’interactions spontanées qui constitue notre « être au monde ».
Le vivant est toujours là, bien que nous l’ayons assujetti à une exploitation systématique et outrancière. Derrière chaque téléphone portable, ordinateur ou objets connectés, il y a de la violence faite au vivant. Des êtres humains réduits à des variables d’ajustements dans des processus industriels et financiers - des animaux non humains réduits à « de la viande sur pieds », gavés d’antibiotiques pour éviter « la perte » imputable aux conditions concentrationnaires de leur élevage industriel - des végétaux dopés par des intrants chimiques, produits et calibrés pour le marché – des « ressources naturelles » exploitées à outrance (qui justement ne se « ressourcent » pas et qui ne sont qualifiées de « naturelles » que pour mieux justifier leur pillage) - des sols et des sous-sols rendus stériles à force de pollution …. Une exploitation tous azimuts, une mise en coupe réglée de ce que l’humain estime être son dû, puisqu’il est le maître de l’univers. Une folie destructrice s’acharnant sur ce qu’il ne peut pourtant pas engendrer lui-même (sauf de se plier aux lois infâmes de l’espèce, comme n’importe quelle entité vivante) : créer de la vie « viable ».
Et l’intelligence, dans tout ça ? C’est précisément ce que nous avons perdus dans ce changement de paradigme. Les objets connectés sont là pour nous faire croire que nous n’avons rien perdu au change, tout à en masquant la violence de ce tour de passe-passe. Car notre manque d’interactions avec le vivant est tel que nous ne manquerions pas de réagir avec force si le processus de dépossession se déroulait sous nos yeux, à nos portes, en interaction direct avec notre monde.
Pour masquer cette perte – une perte qui ne passe pas, mais qui s’aggrave au contraire à chaque seconde, sous nos propres pas, accumulant de plus en plus de signaux d’alarmes sur nos écrans de contrôle - nous rendons le processus abstrait à force de subterfuges, de dérivatifs et de cloisonnements.
Nous fractionnons les tâches pour disséminer la responsabilité en autant « d’ordres » venus « d’en haut ». Nous nous déchargeons des tâches les plus viles sur de plus faibles que nous (les animaux, les « gens de couleur », les femmes, les enfants). Ce que nous ne voulons pas voir, nous le délocalisons dans un ailleurs lointain, en périphérie des villes pour les dépotoirs et les abattoirs industriels, en périphérie du monde des riches pour le gros œuvre de la production de biens de consommations.
Nous rejetons loin de nous le conséquent, le lourd, le sale
(depuis l’extraction de nos matières jusqu’à aux décharges de nos ordures) pour
ne garder que le léger, le brillant, le futile et le superficiel. Nous laissons
à d’autres moins favorisés que nous la production de broutilles que nous
jetterons à la première occasion, dès qu’elles auront remplis la fonction pour
laquelle elles sont faîtes - générer de la plus-value - abandonnant ces colifichets avec d'autant moins d'arrière-pensées que le système consumériste dans lequel nous baignons à tôt fait de nous séduire par de
nouveaux leurres dont le prix élevé, loin d’être prohibitif, a pour effet contradictoire d'en accroître l'attrait à nos yeux. Car c'est là une composante fondamentale du système consumériste : dès notre plus jeune âge, il nous a été inculqué, comme tout
un chacun, le précepte absurde stipulant que plus c’est cher, plus cela
doit avoir de la valeur - ainsi que le corollaire qui lui est systématiquement
associé : ce qui n'est pas monnayable ne vaut rien.
Évidemment, il suffit d’énumérer quelques-unes de ces stratégies de détournements pour exposer d’évidence à quel point elles sont vaines. Leur absurdité saute aux yeux. Si un enfant dans la foule s’exclamait : « mais le roi est nu ! » - il énoncerait une évidence que chacun aurait aussitôt honte d’avoir fait semblant d’ignorer. Personne ne peut sérieusement soutenir qu’un tel système puisse être viable, même à court terme. Perdre du temps à le défendre semble aussi puéril que d’essayer de se persuader qu’un château de sable résistera à la prochaine marée.
Nous savons bien que les choses qui nous entourent ne sont pas de la matière morte. Nous savons bien que toujours la vie prend le dessus. Au jeu du vivant, toujours le vivant gagne. Car le vivant (dont nous sommes partie intégrante, il ne faut jamais l’oublier, quoi qu’on s’efforce de nous faire croire !) - le vivant n’éprouve pas de ressentiment. Où que ce soit, quelles qu’en soient les circonstances, l’intelligence a toujours lieu, même au plus profond des cachots sordides de la modernité. Les interactions des entités vivantes produisent de l’intelligence, c’est plus fort qu’elles !
Plutôt que de persévérer dans cette obstination mortifère à détruire le vivant, ne pouvons-nous pas suivre sa pente naturelle et profiter de la moindre occurrence – ne serait-ce qu’infime – pour donner à l’intelligence de nouvelles opportunités d’émerger ?
Il y aura encore et toujours mille manières de s’exposer à la rencontre avec le vivant sous toutes ses formes. Il y aura encore et toujours de nouvelles occasions de faire croître l’intelligence de ces entrelacements permanents qui nous (ré)génèrent, nous perpétuent et nous (sup)portent.
Ce manque de l’intelligence du vivant, cette carence chevillée à nos corps amoindris par une modernité en berne, nous pouvons lui faire confiance. Elle est fiable. Elle est féconde. Cette perte intérieure peut nous guider, via des voies anciennes qui sommeillent dans les profondeurs de notre être, vers un renouvellement de notre alliance avec le monde. En ce début d’année 2023, c’est mon espoir.