mardi 31 janvier 2023

Sur le vivant

Où est l’intelligence ? Certainement pas dans ces objets qu’on nous vend à grand renfort d’injonctions coercitives et que l’on qualifie « d’intelligents ». Intelligents, nous savons bien que ces objets ne le sont pas – tout du moins pas dans la mesure où ils pourraient nous fournir ce que nous recherchons dans toute interaction : l’émerveillement de l’autre. La seule intelligence que l’on peut leur accorder, c’est d’être complices (comme l’on dit d’une personne qu’elle est « en intelligence avec l’ennemi ») d’un système prétendant vous faire accroire que nous sommes en mesure de commander à notre environnement.

Alors, où est cette intelligence dont nous avons tellement besoin ? Nous sommes de plus en plus nombreux à affirmer qu’elle jaillit des interactions incessantes avec ce que nous avons coutume d’appeler désormais, faute de termes adéquats dans notre besace épistémologique, le vivant. L’intelligence du contact avec les animaux, en premier lieu – les animaux autres que nous, évidemment – mais aussi avec les plantes croissant dans notre proximité immédiate, l’eau qui nous mouille la tête ou la terre que l’on sent ferme sous nos pieds, fourmillante de processus de régénérations à l’œuvre dans l’instant - sur le vif, « au moment même où je vis ». Rien moins que des « écosystèmes », donc, qui, eux, n’ont pas d’intelligence propres, puisqu’ils ne sont que des abstractions issues de l’intelligence des humains qui les ont formatés.

Il est incontestable que cette co-intelligence de vies intimement imbriquées les unes dans les autres manquent cruellement à ceux des humains qui se réclament de la modernité. L’armada d’objets manufacturés dont ils s’entourent – fussent-ils « connectés » ou « intelligents » - ne leur apportent pas une compensation suffisante pour pallier la perte de cet émerveillement conjoint généré lors de la rencontre de deux êtres aux différences irréductibles. Et pourtant, à rebours de ce que professent ces adeptes des « solutions technologiques » – et de ce dont leurs contempteurs les accusent – ils ne sont pas et ne seront jamais en position de surplomb sur le monde. L’impact mondial d’un minuscule virus a récemment fait la preuve que nos aspirations à subsister exempts de toutes interactions vivantes étaient chimériques.

Le vivant est bien là, autour de nous comme à l’intérieur de nous. Cela vit partout autour de nous, sur notre peau, dans notre lit, dans ce que nous ingérons comme dans ce que nous excrétons. Nous sommes porteurs sains d’un microbiote dont nous faisons volontiers le berceau de notre intelligence, le qualifiant de « second » voir de « premier » cerveau. Les êtres vivants autres que nous-mêmes sont intimement imbriqués dans nos vies quotidienne. Nos outils « intelligents » ne nous ont pas isolés du vivant, parce que le vivant est toujours là, autour et à l’intérieur de nous. Le vivant est notre monde. Nous ne sommes qu’une forme hybride et transitoire du vivant.

En dépit des solipsismes de cette modernité toujours en quête de slogans pour tenter de justifier ses exactions, les objets médiateurs n’ont pas compensé les soi-disant « déficiences » du vivant. C’est notre relation à lui qui s’est progressivement atrophiée, générant le manque de ce qui, en nous et à travers nous, nous permets d’être nous-mêmes tout en ayant la possibilité d’être posé par l’autre « autre » que nous – paradoxe essentiel engendrant instantanément un foisonnement de stratégies exploratoires faisant briller les yeux des parties prenantes (pour autant que celles-ci en possèdent) – puisque, lorsque les yeux brillent, c’est qu’il y a de l’intelligence en jeu.

Oui, ce qui a changé, c’est notre relation « au » vivant. Le fait même d’avoir à lui trouver un nom. Le fait d’avoir besoin de le dire. Notre manque du vivant découpe par défaut sa silhouette idéalisée dans le continuum d’interactions spontanées qui constitue notre « être au monde ».

Le vivant est toujours là, bien que nous l’ayons assujetti à une exploitation systématique et outrancière. Derrière chaque téléphone portable, ordinateur ou objets connectés, il y a de la violence faite au vivant. Des êtres humains réduits à des variables d’ajustements dans des processus industriels et financiers - des animaux non humains réduits à « de la viande sur pieds », gavés d’antibiotiques pour éviter « la perte » imputable aux conditions concentrationnaires de leur élevage industriel - des végétaux dopés par des intrants chimiques, produits et calibrés pour le marché – des « ressources naturelles » exploitées à outrance (qui justement ne se « ressourcent » pas et qui ne sont qualifiées de « naturelles » que pour mieux justifier leur pillage) - des sols et des sous-sols rendus stériles à force de pollution …. Une exploitation tous azimuts, une mise en coupe réglée de ce que l’humain estime être son dû, puisqu’il est le maître de l’univers. Une folie destructrice s’acharnant sur ce qu’il ne peut pourtant pas engendrer lui-même (sauf de se plier aux lois infâmes de l’espèce, comme n’importe quelle entité vivante) : créer de la vie « viable ».  

Et l’intelligence, dans tout ça ? C’est précisément ce que nous avons perdus dans ce changement de paradigme. Les objets connectés sont là pour nous faire croire que nous n’avons rien perdu au change, tout à en masquant la violence de ce tour de passe-passe. Car notre manque d’interactions avec le vivant est tel que nous ne manquerions pas de réagir avec force si le processus de dépossession se déroulait sous nos yeux, à nos portes, en interaction direct avec notre monde.

Pour masquer cette perte – une perte qui ne passe pas, mais qui s’aggrave au contraire à chaque seconde, sous nos propres pas, accumulant de plus en plus de signaux d’alarmes sur nos écrans de contrôle - nous rendons le processus abstrait à force de subterfuges, de dérivatifs et de cloisonnements.

Nous fractionnons les tâches pour disséminer la responsabilité en autant « d’ordres » venus « d’en haut ». Nous nous déchargeons des tâches les plus viles sur de plus faibles que nous (les animaux, les « gens de couleur », les femmes, les enfants). Ce que nous ne voulons pas voir, nous le délocalisons dans un ailleurs lointain, en périphérie des villes pour les dépotoirs et les abattoirs industriels, en périphérie du monde des riches pour le gros œuvre de la production de biens de consommations.

Nous rejetons loin de nous le conséquent, le lourd, le sale (depuis l’extraction de nos matières jusqu’à aux décharges de nos ordures) pour ne garder que le léger, le brillant, le futile et le superficiel. Nous laissons à d’autres moins favorisés que nous la production de broutilles que nous jetterons à la première occasion, dès qu’elles auront remplis la fonction pour laquelle elles sont faîtes - générer de la plus-value - abandonnant ces colifichets avec d'autant moins d'arrière-pensées que le système consumériste dans lequel  nous baignons à tôt fait de nous séduire par de nouveaux leurres dont le prix élevé, loin d’être prohibitif, a pour effet contradictoire d'en accroître l'attrait à nos yeux. Car c'est là une composante fondamentale du système consumériste : dès notre plus jeune âge, il nous a été inculqué, comme tout un chacun, le précepte absurde stipulant que plus c’est cher, plus cela doit avoir de la valeur - ainsi que le corollaire qui lui est systématiquement associé : ce qui n'est pas monnayable ne vaut rien.   

Évidemment, il suffit d’énumérer quelques-unes de ces stratégies de détournements pour exposer d’évidence à quel point elles sont vaines. Leur absurdité saute aux yeux. Si un enfant dans la foule s’exclamait : « mais le roi est nu ! » - il énoncerait une évidence que chacun aurait aussitôt honte d’avoir fait semblant d’ignorer. Personne ne peut sérieusement soutenir qu’un tel système puisse être viable, même à court terme. Perdre du temps à le défendre semble aussi puéril que d’essayer de se persuader qu’un château de sable résistera à la prochaine marée.

Nous savons bien que les choses qui nous entourent ne sont pas de la matière morte. Nous savons bien que toujours la vie prend le dessus. Au jeu du vivant, toujours le vivant gagne. Car le vivant (dont nous sommes partie intégrante, il ne faut jamais l’oublier, quoi qu’on s’efforce de nous faire croire !) - le vivant n’éprouve pas de ressentiment. Où que ce soit, quelles qu’en soient les circonstances, l’intelligence a toujours lieu, même au plus profond des cachots sordides de la modernité. Les interactions des entités vivantes produisent de l’intelligence, c’est plus fort qu’elles !

Plutôt que de persévérer dans cette obstination mortifère à détruire le vivant, ne pouvons-nous pas suivre sa pente naturelle et profiter de la moindre occurrence – ne serait-ce qu’infime – pour donner à l’intelligence de nouvelles opportunités d’émerger ? 

Il y aura encore et toujours mille manières de s’exposer à la rencontre avec le vivant sous toutes ses formes. Il y aura encore et toujours de nouvelles occasions de faire croître l’intelligence de ces entrelacements permanents qui nous (ré)génèrent, nous perpétuent et nous (sup)portent.

Ce manque de l’intelligence du vivant, cette carence chevillée à nos corps amoindris par une modernité en berne, nous pouvons lui faire confiance. Elle est fiable. Elle est féconde. Cette perte intérieure peut nous guider, via des voies anciennes qui sommeillent dans les profondeurs de notre être, vers un renouvellement de notre alliance avec le monde. En ce début d’année 2023, c’est mon espoir.

dimanche 29 janvier 2023

Sur mon rapport aux livres

Depuis plusieurs semaines, je brasse et classe mes livres en vue de mon déménagement. Il y en a beaucoup. Certains dûment répertoriés dans mes archives du cœur, d’autres oubliés ou même complètement inconnus. A plusieurs reprises, j’en suis arrivé à m’interroger, un livre à la main – dans quelles circonstances ais-je acquis et peut-être même lu ce bouquin que je ne savais même pas posséder ?

Il y en a beaucoup, en effet. Beaucoup trop, en réalité. Ils sont stockés dans une grande pièce sous les combles dont les quatre murs sont entièrement garnis de rayonnages pleins à craquer, plus quelques piles adventices montant haut le long des murs de la petite pièce adjacente, en guise d’annexe.

En défaisant les rangées une à une, je me suis aperçu que plusieurs systèmes de classement s’étaient mélangés, au fil des années. L’alphabétique, plutôt dévolu à la littérature, avait rapidement été compromis sur son flanc gauche par une inflation de bouquins de philo, qui eux s’entassaient pêle-mêle, au grès de mes nouvelles acquisitions. A d'autres endroits, j’avais eu des velléités de « pans thématiques », dont j’ai essayé de décrypter la logique avec une certaine perplexité, comme s’ils s’agissaient de notions issues d’une culture oubliée dont je serais un lointain descendant. Dans un angle opposé de la pièce, j’avais même tâté d’un autre système, purement visuel celui-ci : celui des « belles reliures », qui a généré une ronflante collection de gros volumes complètement disparates et pour la plupart absolument inintéressants, mais présentant bien.

Quelques années plus tard, sans doute un peu embrouillé par ces différentes logiques de classement, j’avais fini par réunir sur un autre pan du mur mes « favoris du cœur », c’est-à-dire des auteurs à qui – à une certaine période de ma vie – j’ai voué une passion telle qu’il me fallait toujours avoir un de leur volume à porter de main – auteurs dont je n’ai jamais complètement perdu la trace du chemin du cœur, à savoir : Colette, la fidèle d’entre les fidèles, Malcom de Chazal, Marina Tsétaïeva, Virginia Woolf, Arno Schmidt, François Augiéras, Allen Ginsberg, Emily Dickinson, Copi, Violette Leduc, Clarice Lispector, Matthieu Messagier et quelques autres encore…

J’ai alors réalisé que, du sol au plafond, de la porte aux fenêtres, tourbillonnant furieusement à la crête de tous les volumes sagement alignés ou grossièrement empilés les uns sur les autres (quand ce n’était pas fourrés sans façon derrière les meubles ou bien entre les poutres de la charpente), c’était en réalité le vrac qui régnait, l’invraisemblable vrac, le chaos primordial qui reprendra toujours le dessus quoiqu’on fasse - fertile en tête-à-queue cocasse et en étonnants quiproquos. Les livres ont leurs logiques que les humains ignorent. Que peuvent bien trouver à se dire Léon Bloy et Susan Buirge, Hadewijch d’Anvers et Cathy Acker – ou bien Plotin et Sacher Masoch ?  

A contempler la grande pièce pleine de livres, si calme, l’ami qui vient encore fréquemment traîner ses guêtres dans ma maison toute chamboulée par mon déménagement imminent m’a confié il y a peu qu’on n’aurait pas supposé un tel fourmillement vital dans ce qu’il nomme - selon les complicités ou les agacements du moment - « mon antre », « ma grotte » ma « chambre secrète » (c'est une référence à Harry Potter) ou « mon terrier ».

C’est vrai que ces bouleversements géologiques ont eu lieu dans la lenteur impondérable de l’accumulation des années. Il faut les avoir vécu pour les comprendre. Ce ne sont pas de simples bouquins mal rangés que je brasse aujourd’hui, mais des strates antédiluviennes de mon passé, que je défais une à une, avec la patience laborieuse d’un archéologue maniant sa petite pelle à explorer le temps…

Pourtant, il est hors de question de figer ce statu-quo bibliophile dans un froid bilan rétrospectif. Je ne suis pas encore mort, que diable ! J’ai bien l’intention de vivre encore quelques années en compagnie d’un aréopage choisi de ces compagnons de papier, soigneusement sélectionnés pour mon usage personnel (et non pas pour la galerie, pour l’esbroufe de montrer tout ce que j’ai pu lire dans ma vie – ou même par conformisme pour le goût littéraire du jour) !

Les passions mortes pour des auteurs qui ne me disent plus rien – je les laisse derrière moi. Je ne veux dans ma nouvelle maison que des livres vivants. Quelquefois ma main hésite à laisser sur l’étagère un livre jugé par tous « incontournable ». Non, quand même, tu ne vas pas laisser, celui-ci aussi ? Eh bien, oui, je le laisse. A quoi bon le prendre, si c’est pour le condamner ensuite à ne plus bouger de l’étagère de ma future maison, juste pour montrer qu’il est là, que je l’ai lu, comme un triste trophée attestant de ma « culture » dite « générale » ?

Que cela soit dit, une bonne fois pour toute : je ne suis mis en "culture" par personne – surtout pas la petite voix intérieure qui, en moi comme en tout en chacun (mais avec assez peu de succès, il est vrai) tente d’édicter ses préceptes normatifs.

Non, décidément, je ne suis pas cultivé - mais hybridé par une jungle de pousses, de rejets fertiles, de marcottages inattendus entre des univers, des lieux et des personnes qui n’auraient certainement jamais eu la chance de s’anamorphoser mutuellement sans la magie des mots.

Je ne suis pas « cultivé » - je suis en friche. Et cette friche n’est pas « générale », mais particulière, intime, étroitement imbriquée dans les méandres de mes lignes de vie. Ces sinuosités nourricières ont peu à peu formé, telles les ramifications d’une eau bourbeuse imbibant un bayou, la configuration unique de cet enchevêtrement de littératures proliférantes qui m’est personnelle, intime – et, en cela au moins – comme la trace de l’escargot l’est, alors que lui-même n’est qu’une occurrence de son espèce - unique.

Cela fait plusieurs semaines que je me suis attelé à cette tâche. Elle est aujourd’hui quasiment terminée. Je débarbouille chaque volume sélectionné d’un bref coup de lingette humide, avant de l’inscrire dans une base informatique (Titre/Auteur/Maison d’édition/année d’édition) et de l’estampiller à l’encre rouge d’un tampon représentant - justement - un escargot – pour attester qu’ils font désormais partie de cette bibliothèque qui a pour nom particulier « l’escargothèque » et dont j’ai l’intention de mettre une partie en commun, en invitant mes nouveaux voisins à consulter la base et, s’ils sont intéressés par un ouvrage, à venir chez moi pour l’emprunter.

Il est vrai que je peux rarement me résoudre à les ranger dans leur caisse sans en lire quelques pages à la volée. Ils me parlent, tous, avec leurs grains de voix spécifiques que je ne pourrais confondre avec aucun autre. J’ai la tête bruissante de tous ces mots lus à la sauvette. Si je m’écoutais, j’entreprendrais de les lire tous ensemble, en polyphonie – comme un champion d’échec disputant plusieurs parties en même temps. Mais je ne suis pas un champion de la lecture. Lire trop de livres à la fois, c’est tous les mal lire – et surtout risquer d’abandonner en cours de route les moins séduisants, les plus ardus – qui souvent sont aussi les plus profonds et les plus riches. En littérature, comme en amour, qui trop étreint…

Reste ceux qui ne partiront pas avec moi. Un peu plus de la moitié de mes livres actuels, si je compte bien. Je les ai relégué sur les étagères du mur du fond, dans le plus grand désordre. Il est hors de question pour moi de m’en séparer – mais les abandonner derrière moi, n’est-ce pas une manière détournée de leur signifier leur congé ?

J’avoue que j’évite de trop regarder vers ce côté de la pièce. Je me sens un peu honteux de mon intransigeance de lecteur, comme si j’avais un engagement envers ces livres – comme si je devais les aimer malgré tout, même s’ils ne m’apportent plus rien, même si le charme entre nous est rompu. Quelquefois, la nuit, titillé par un soupçon de remord, je vais fureter le long de ce mur de livres fantômes, feuilletant ici ou là quelques volumes au statut ambigu, juste histoire de vérifier qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage encore vivant que j’aurais rejeté par erreur dans la masse grumeleuse et indistincte du passé.

samedi 28 janvier 2023

Sur les sensations de l’hiver

Telles des gemmes à l'éclat inaltérables, la lumière et chaleur luisent inopinément dans le cœur obscur de l’hiver. Quel plaisir de se surprendre à penser, en rentrant chez soi : « hum ! il fait bon ici » ! Et comme on jouit d’un bon feu de bois qui nous rôti le visage et les mains, tout en laissant les parties du corps les plus éloignées du foyer s’engourdir de froid ! Comme elle étonnante, cette chaleur compacte de l’animal qui vient se lover entre nos doigts, tandis que, assis sur la deuxième marche de l’escalier, nous nous nous escrimons à dénouer les lacets récalcitrants de nos chaussures. 

Ou bien encore : on marchait, et voilà qu’une percée de soleil nous illumine tout à coup le visage, révélant toutes les traces des vitres de la fenêtre. Surpris, ravi, un peu effrayé aussi, on s’immobilise, les yeux réduits à deux fentes, tandis qu'une pâte épaisse de chaleur s’étale abondamment sur notre visage, intégralement absorbée par le moindre pore de notre peau. Cet éblouissement spontané se résorbe presque aussitôt, à la faveur d’un voile terne glissant sur le monde qui reprend alors son aspect normal, recouvrant l’apparence habituelle d’une succession de choses dont chacune est aisément identifiable comme chose en soi, clairement dissociée des autres choses – nous laissant interloqué et un peu hagard d’un tel revirement de situation.

Tous ce qui existe sous les cieux austères de l’hiver recherche avec avidité la présence de la chaleur et de la lumière. Les feuilles des plantes d’intérieur reluisent à l’envie, enfiévrées de photosynthèse. Dehors, dans les branches nues des arbres, j’observe chaque matin comment les vanneaux adoptent les postures propices à utiliser le moindre rayon de soleil pour réchauffer leurs petits corps, sans en perdre une miette. Même la roche jubile des subtiles tiédeurs venues caresser sa surface rugueuse, ravie que cette douceur inespérée lui procure les quelques degrés nécessaires à la purge subreptice de son trop plein d’eau glacée. Plus prompte et mobile que le rocher, la terre épaisse se désengorge vite fait, entre deux averses inopinées. Les fumées de vapeurs d’eau montent des terres intrinsèquement froides. Le moindre éclat lumineux est prétexte à des fêtes. La chaleur et la lumière sont des exsudations sucrées que sa grande langue glacée de l’hiver lèche avec gourmandise.

Il n’est pas encore temps, bien sûr, mais on sent la vieille nature attentive à la moindre variation de température, guettant avec infiniment de patience – on pourrait même parler de sagesse - le moment opportun pour réanimer toutes les larves, œufs, graines, cocons, chrysalides, corps recroquevillés en hibernation dissimulés dans le moindre repli de sa peau rugueuse et parcheminée. Le grand froid expurge, tandis que le moindre filet de chaleur console et suture les plaies de l’hiver.

Voilà ce qui s’agite dans mon esprit alors que, l’haleine en buée, les articulations des doigts rougies et brûlantes, je reviens d’une ballade au bord de la rivière, transi et pourtant en sueur sous les couches de vêtements comme carrossés de froid. Je sens la bonne chaleur de la pièce, je m’assois sur une marche de l’escalier pour ôter mes chaussures, prodigue quelques caresses au chat, allume le feu préparé du matin et me mets aussitôt à écrire. Chaque cellule de ma peau vit à l’unisson de ces infimes mais profonds bouleversements.

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...