Textes & Poèmes

dimanche 21 décembre 2025

Sur les abysses

Selon la tradition chinoise, l'organe humain correspondant à l'hiver, c'est le rein. Pour sentir sa pulsation, il faut chercher un point palpitant situé à côté de l'os de la cheville interne. Lorsqu'on a trouvé le bon endroit, ce que l'on sent battre sous son doigt, c'est le pouls du rein. Une image traditionnelle le décrit ainsi : une main s'enfonce dans un eau sombre et mouvante pour tâter un petit caillou tout au fond.

Je trouve cette image merveilleuse. Elle a pour moi le goût caractéristique de l'hiver. Elle me fait penser au picotement de l'air glacé sur le pourtour et à l'intérieur des narines, aux yeux larmoyant qui s'écarquillent dans la bise, à l'odeur fade et au goût salée d'une mer orgueilleuse dont les embruns nous violentent le visage, quand le vent froid fait fi de nos vêtements molletonnés pour s'insinuer sous nos peaux jusqu'à la moelle de nos os.

Comme le petit caillou au fond de l'eau, au plus profond de l'hiver gisent les forces telluriques recelées par le roc, latentes et verrouillées à double tour. Notre essence vitale se trouve en dépôt dans le secret des reins. C'est notre réserve essentielle – le trésor que l'on ne doit pas dilapider, sous peine de dépérir.

Dans le système analogique de la culture traditionnelle chinoise, tout ce qui est lent, puissant et sous-jacent dépend des reins : la force de la moelle et des os, la croissance des cheveux, celles des dents, les eaux profondes qui humidifient nos organes et nos tissus, les soubassement de notre énergie sexuelle, les sons graves qui font vibrer les oreilles (y compris les acouphènes, lorsque les reins faiblissent), ou bien ce « Han ! » qui nous échappe lorsqu'un effort violent sollicite toutes nos forces. Les livres anciens stipulent que cette énergie vitale doit être toujours maintenue séquestrée, parce qu'elle recèle le feu le plus profond, celui du magma initial, toujours en fusion sous les océans dont la masse obscure et glacée nous est incommensurable.

On peut également appeler cela « les abysses ». Si l'on respire l'hiver par tous ses pores, par toutes ses fibres, si l'on se met à son écoute, pas d'une oreille distraite, mais en s'abandonnant corps et âme, c'est sous cette forme qu'il vient à notre rencontre - immense et invisible.

Ainsi, en ce moment, j’aime la lenteur, les croissances lentes et robustes, la force de concentration des roches. Je voudrais pouvoir goûter toutes les transformations du monde, les plus lentes comme les plus rapides. Je voudrais pouvoir écouter comment le froid pénètre jusqu’au cœur du bois. Je voudrais pourvoir sentir comment la pluie imbibe l'épaisseur des écorces. Je voudrais pouvoir palpiter au rythme d’une dernière feuille sèche qui virevolte, accrochée aux branches d'un arbre nu.

Quelquefois, en faisant ainsi corps avec le bloc de l'hiver, je peux desceller des parfums étonnants de délicatesse,  comme une nostalgie anticipée – une touche de cannelle, un lit d'agrumes et, en guise de note de tête, une pointe tintinnabulante de muguet. Ces effluves intempestifs d'une saison qui n'est plus me font frémir le cœur. Elles sont comme un rappel de la fugacité de l'existence. 

Combien m'en sera-t-il compté encore, de ces merveilleux été que l'on vit ici, initiés par le fauteuil en osier tiré de plus en plus fréquemment sur le perron de la maison exposé au soleil matinal, puis s'épanouissant dans une floraison de fêtes dans les jardins, de festivals, de concerts, de meeting, de rencontres fortuites, au grès des migrations saisonnières de tous ces jeunes gens qui envahissent le plateau à la belle saison, plein d'illusion sur leurs propres rêves, entassés dans des engins de fortune dont on se demande comment ils ont pu tenir jusqu'ici ?

Combien m'en sera-t-il encore donné, de ces baignades nocturnes en solitaire dans l'eau sombre du lac, de ces soirées passées dans le hamac, à absorber la nuit par tous mes pores, de ces promenades matinales pour aller assister au lever du soleil dans le vallon, si précoce que la lune, surprise, est encore haute dans le ciel déjà clair ? Combien d'après-midi passés à la crique, avec pour seul vêtement les mailles irisées de l'eau miroitante, répandant sur le sable des chairs éreintées de soleil ? Combien de courses à vélo, sillonnant les petites routes irriguant le pays comme un réseau de veines sinueuses un cœur battant ? Combien de fois encore pourrai-je participer aux marchés d'été de mon village, où l'on s'attarde volontiers jusqu'à la nuit, pour le plaisir d'être ensemble, apportant chacun.e notre petite pierre sur les tumulus éphémères marquant la croisée de nos chemins ?   

Mais les cycles sont là qui nous brassent. Nous voudrions les anticiper d’après nos prévisions malhabiles, alors qu’ils ont leur propre cohérence qui nous dépasse. Un changement chasse l’autre, les saisons reviennent ou s’achèvent, à grands renforts de jours, de nuits, d’un fatras prodigieux de météores, de phases lunaires ou de courants marins. Des choses tombent des plis de ces déploiements magistraux, d’autres naissent dans les tréfonds de leur giron. Les cycles sont hospitaliers mais indifférents. Peu leur chaut de savoir ce que nous gagnons ou nous perdons à leurs modifications perpétuelles

En écho à ce texte, on peut lire "Sur les sensations de l'hiver" publié le 28 janvier 2023 

 

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