Sur la musique
D'abord on n'entend qu'un souffle, doux et un peu granuleux, puis quelque chose de fragile se met à vibrer, s'essaie, s'installe, se stabilise : un son. L'anche de roseau vibre entre les lèvres. La colonne d'air file un son grave à l'intérieur du conduit d'ébène de l'instrument, à qui l'humidité de la salive confère un indéfinissable grain d'être. Une spécificité.
Musiquer c'est sculpter le sonore. Réunir par brassées des vibrations éparses auxquelles nous insufflons du sens. Pour ce faire nous nous servons d'outils patiemment élaborés au fil des siècles - les instruments – improbable assemblage d'os, de bois, de boyaux, de crin, de métal, de verre, de feutre, de peaux tannées que nous éveillons à la vie en les animant de nos souffles, nos lèvres, nos mains, notre diaphragme, nos larynx, nos pieds - notre ferveur.
Objets des plus étranges, transportés dans des boîtes aux formes encore plus étranges, autour desquels s'empressent des individus hilares procédant à quelques mystérieuses opérations préparatoires d'assemblage, d'ajustement, de polissage, d'onction. Ces hiérophantes affairés accomplissent des gestes mille fois rodés, qui n'ont de sens que pour eux. Ils raboutent en permanence un instrumentarium menaçant à tout moment de basculer dans le fatras du bric-à-brac et de l'extravagant (les solutions « bouts de ficelle » des musiciens pour raccommoder leurs instruments sont souvent merveilleuses d'inventivité).
Mais voilà que les préparatifs s'achèvent. De vastes pavillons s'élèvent au-dessus de nos têtes. Des fagots de mailloches passent de mains en mains. Des clefs métalliques jettent des éclats entre les bras en arceaux. Nos oreilles sont titillées par le cliquetis des pistons jouant à vide. Soudain les premières fusées sonores jaillissent : la poudre éblouissante du célesta, le chromatisme soyeux de la clarinette, les flatulences savoureuses du soubassophone. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire (et pour l'écrire) l'espace est rempli d'une merveilleuse volière improvisée, comme si toutes les notes trop longtemps contenues dans leurs sarcophages renforcés exprimaient l'euphorie de pouvoir enfin s'ébattre en toute liberté.
Enfin le bouhaha s'arrête, les musiciens font silence, conviennent d'un morceau et s'élancent. Ils jouent. « En avant la musique ! » C'est ce qu'ils font, de la musique. Ce sont de bateleurs inspirés dont les corps agités d'ondulements et de spasmes semblent danser malgré eux, comme par magie. Ils font ce qu'ils sont les seuls à savoir faire : jouer de cet instrument-là. Leur manière est unique. Ceux qui les connaissent les reconnaissent les yeux fermés : c'est elle ! c'est lui ! Nous n'entendons pas notre propre voix quand nous parlons. Quand nous en écoutons un enregistrement, elle nous paraît étrangère. La voix de l'instrument de musique, c'est enfin notre propre voix que l'on fait entendre à tous, y compris à nous-même.
La musique a ceci de particulier qu'elle est agglomérante. On ne peut pas entendre de la musique sans avoir envie d'en faire – et, de fait, on en fait : l'impulsion qu'elle donne à nos corps, qui peut aller jusqu'à la danse, si les circonstances s'y prêtent, c'est déjà de la musique. Cela forme une boucle d'extase vertueuse : la musique fait bouger, tandis qu'en retour le mouvement génère de la musique. On commence par un dandinement discret, puis très vite on chante, on tape dans ses mains, on yodle, on youyoute, on stridule, on tambourine - on peut même jouer d'un autre corps souple et vivant qui en retour joue du nôtre et cela s'appelle une danse de salon. La musique est par essence contagieuse. Les enfants adorent. Ils reconnaissent ce qui forme leur monde, tout en intensités immédiates.
Mais il ne faut pas s'y tromper, cette magie n'est pas que superficielle et momentanée. Tandis que, soulagés du fardeau de l'individu, musiciens, auditeurs et danseurs s'ébattent dans l'ouvert d'une célébration irrépressible, la musique panse insidieusement les blessures infligées à l'humain (du moins à cette écrasante majorité d'humains qui se trouvent du mauvais côté du manche) - et pas seulement à l'humain, à tout l'animal, à l'ensemble des plantes, à la vie sous toutes ses formes, à l'air, à l'eau, aux fluides, aux choses et aux matériaux. La musique scelle la cohésion du monde.
Rythmant le travail des femmes, peuplant la solitude des bergers, célébrant le culte des Dieux, scandant la marche des troupes, encensant le triomphe des puissants, solennisant les funérailles, entêtant les jeux d'enfants, préservant la mémoire des récits anciens, facilitant l'acquisition des savoirs, concourant à l'assortiment des couples, magnifiant les réjouissances publiques, elle déplace les foules, libère des maux, soulage des souffrances. Elle nous émeut, elle fait exulter les corps, elle procure la joie.
Agglomérante dans son effet, elle l'est aussi dans son principe, puisqu'elle est faite d'un assemblage de sons. Des sons que l'on enchaîne, que l'on alterne, que l'on répète, superpose, inverse décale réduit ou développe, des sons dont on fait varier le timbre, la hauteur et l'intensité, des sons dont on expérimente les différentes modalités d'émission, de durée et de disparition : tout cela, c'est de l'art musical. Une telle diversité d'effets repose sur un principe unique : mettre ensemble. Pas seulement réunir (trop impartial), pas vraiment rassembler (trop martial), ni exactement agglomérer (trop trivial) – il faudrait inventer un mot pour dire cette action de relier, de fédérer et d'exhausser en un seul élan des présences disparates – on pourrait dire « ensembler ».
Ensembler, c'est renoncer à toute singularité exclusive. La musique n'est certes pas expression de soi - puisqu'il faut commencer par s'oublier soi-même pour célébrer la joie impersonnelle d'être au monde. Elle est même à l'opposé de toute expression, prise dans son sens étymologique de faire sortir quelque chose en pressant. Si elle exprime quelque chose, c'est plutôt une vacance, un abandon au plaisir purement sensoriel de se mettre en mouvement, libéré de toutes contingences extérieures.
Lorsque, durant un concert de 1966 devenu mythique, Ella Fitzgerald se met à scater sans fin sur How high is the moon, elle ne « s'exprime » pas, elle n'exprime rien. Pendant quelques précieuses minute, elle se transforme intégralement en un « jaillissement pur », pour employer l'expression avec laquelle le poète Hölderlin désignait l'objet de sa quête insatiable. Ella, en état de grâce, est devenue la musique incarnée. Dans son corps, dans sa joie, dans sa gorge ouverte à tous les horizons, à en perdre la raison, c'est la musique elle-même qui jubile de sa propre existence.
On prétend que les oiseaux s'enivrent de leurs propres chants en le répétant à l'envi, en dehors de toute finalité empirique. On peut d'ailleurs étudier comment chaque individu chanteur emprunte des séquences aux autres, puis les modifie à son tour. Cette étude de l'évolution des motifs de chants d'oiseaux permet de dresser des cartographies mouvantes au fil de la succession des générations et au grès des déplacements migratoires (1). Comme les vols groupés des grues, le chant des oiseaux est un processus communautaire en perpétuelle évolution. Non pas une somme d'individus formant collectif, mais un vaste mouvement mystique faisant incidemment scintiller toutes sortes de facettes formant individus.
La musique ne fait pas que nous consoler des blessures infligées à l'aveugle par notre monde « bouge de là » (on pourrait également dire, dans une version présidentielle de triste mémoire : notre monde « Casses-toi pov' con ») - elle actualise dans les faits cette pratique unanime où l'oubli de soi au profit de tous apporte un plaisir et une joie sans commune mesure avec n'importe quelle satisfaction individuelle.
« Offrande » est un mot trop imbu du complexe de supériorité occidental. Celui qui offre prend le pas sur celui qui n'a rien. L'inégalité des rapports engendre de l'injustice, jusqu'à justifier un projet colonial d'exploitation des terres et des hommes ayant atteint son acmé planétaire dans les âges sombres qui sont les nôtres. La musique – les muses en général – promeuvent le sacrifice et non l'offrande. Il faut se sacrifier en hommage à l'autre, et l'autre sacrifie en retour en notre hommage. Elle ne naît pas d'un pas qui avance et empiète, mais d'un pas qui recule et s'efface.
De par sa nature, la musique est irréductible à un monde d'excès qui ne veut renoncer à rien, quitte à infliger aux autres (et donc à soi-même) de nouvelles injures, de nouvelles spoliations, de nouvelles auto mutilations. Dans un monde qui n'a que faire (pourvu qu'il ait la bouche pleine) de se précipiter vers sa propre destruction.
Et pourtant... Le moment de l'aube où l'on distingue tout-à-coup les masses claires des nuages dans le bleu dense de la nuit : musique. La façon dont la chatte vient alors se blottir sur mon torse (la tête toujours posée à l'endroit de mon cœur, dont elle doit saisir distinctement les battements), pour faire bouffer son pelage et émettre un ronronnement éperdu : musique. Ces petites choses sont valables partout et pour tous. Qui que nous soyons, où que nous soyons, dès que nos yeux s'ouvrent sur une nouvelle journée, il y a forcément quelque chose qui pour nous fait musique.
Ensembler, c'est disposer les choses et les gens non pas horizontalement, comme on fait d'ordinaire (la disposition horizontale est celle qui expose le soi des choses, une monstration qui l'identifie) - mais verticalement, en faisceau de licteur. La musique est un vaste mouvement spontané où chacune de nos particules s'oriente vers le plus grand commun. Non pas vers le bas (déploration d'un soi doloriste), non pas vers les côtés (fastidieux étalage d'égos) - mais vers le haut, comme si une joie irrésistible nous attrapait par les cheveux pour nous propulser dans l'azur.
Les individus ainsi métamorphosés n'y perdent rien. Il faut que chaque note soit juste et audible pour que l'accord se fasse - et, au-delà de l'amalgame de leurs spécificités, pour que s'élèvent en sus d'elles les mystérieuses harmoniques.
On jette horizontalement les fagots dans les bûchers qui excluent, mais on les dresse verticalement pour les feux de joie qui rassemblent. C'est ainsi que les explosions d'escarbilles confinent au scintillement des étoiles.
(1) : voir par exemple la première partie de "L'aube des mythes" de Julien d'Huy.









