samedi 30 août 2025

 Sur un "j" apostrophe

   Dis-moi, Nanette, est-ce que tu peux me redire un petit peu ce que tu racontais l'autre jour, à propos de cette histoire de "j" apostrophe. Tu te souviens ?

    Ah oui, c'était quoi déjà ?

  C'était au sujet des paroles que nous échangeons. Du fait qu'au fond nous nous adressons toujours la parole à nous-mêmes...

   Ah oui, ça me reviens. C'est quelque chose que j'ai réalisé lorsque j'étais jeune, quand j'ai commencé à comprendre les adultes. En fait, on pourrait dire que cela correspondait au moment où j'étais moi-même en train de de devenir une adulte ! (elle rit). Cela parait un peu pessimiste, dit comme ça – voire un brin cynique – mais je trouve que c'est un outil mental très utile pour comprendre ce que disent vraiment les gens quand ils parlent – et éventuellement pour leur répondre quelque chose qui les aide.

   Tu peux redire précisément ce que c'était ?

 Eh bien,  j'ai compris que lorsque les humains parlent, ils parlent essentiellement d'eux-mêmes. Ensuite j'ai compris que lorsqu'ils retiennent un élément de ce que nous leur avons dit, c'est qu'ils ont reconnus quelque chose qui leur ressemble. C'est pourquoi quelquefois il nous semble se focaliser sur une détail qui nous parait insignifiant, tout en passant complètement à côté de ce qui nous paraissait essentiel dans ce que nous venons de leur dire. Et enfin j'ai compris que lorsqu'ils nous parlent, en réalité ils s'adressent la parole à eux-mêmes. On pourrait dire qu'ils parlent à la partie d'eux-mêmes qu'ils ont identifiée en nous.

   Ah oui, c'est ça. Pas très optimiste en effet.

   Mais entendons-nous bien : ce n'est pas un jugement moral, hein? Je ne tiens pas ce genre de propos : tout  le monde est con, sauf moi. Je m'inclus moi-même dans ce processus. Je m'applique également cette grille à moi-même. Je me dis : "tiens, pourquoi est-ce que j'ai retenu précisément tel truc dans ce que m'a dit machinchose ? Cela a du faire écho en moi..." Ou bien : "lorsque je dis tel truc à machinette, quel est le message que je m'adresse à moi-même"?

   Et l'histoire du "j" apostrophe, tu peux expliquer aussi ?

   Mais pourquoi tiens-tu absolument à ce que je redise quelque chose que je t'ai déjà dit? Je ne comprends pas bien l'intérêt. De deux choses l'une : soit tu t'en souviens et je n'ai pas besoin de répéter, soit cela ne t'a pas assez intéressé pour que tu le retiennes, et alors cela ne sert à rien d'y revenir...

  Si-si, je m'en souviens. Très bien même. Mais je veux être sûr de m'en souvenir exactement comme tu l'as dit. Je voudrais le noter.

   Ah, si tu notes, alors...

   Et donc?

  Et donc, pour ne pas me laisser abuser par le sens superficiel des paroles qui m'étaient adressées (c'est-à-dire pour bien en comprendre le sens profond) j'avais imaginé de transcrire mentalement toutes ces paroles précédées d'un "j" apostrophe, pour bien montrer que c'est ce "je" qui parle, en réalité.

   Et concrètement, cela donnait quoi?

   Et bien, ce que je viens de t'expliquer. Quelqu'un émettait une opinion sur un sujet donné, mettons "aimons-nous les uns les autres" et je traduisais mentalement "j'aimons nous les uns les autres". Tu comprends?

   Moui. Je trouve qu'elle ne veut pas dire grand chose, cette phrase-là : "j'aimons nous les uns les autres" ...

   Mais cela ne change pas le sens de la phrase ! Cela indique simplement d'où elle est émise, qui parle. C'est un indicateur.

   Comme des guillemets, c'est ça ?

    Les guillemets, cela indique juste qu'on retranscrit une parole telle quelle a été émise. Alors que le "j'" apostrophe indique quequel que ce soit le propos, c'est toujours "Je" qui parle de lui. 

   Ah oui, d'accord. Je crois que je commence à comprendre. Et, comment dire... Tu n'a jamais trouvé d'exception ? Tu n'as jamais rencontré quelqu'un qui t'a parlé sans se parler à soi-même ?

   Ah! Voilà une question intéressante. Une vraie question à se poser à soi-même. Oui,  je me suis demandé s'il existait sur terre des gens qui ne parlent pas depuis le présupposé de leur "je", par rapport à leur "je" et à l'attention de leur "je". Et de fait, j'en ai rencontré. On en croise très peu dans une vie. Ce sont des rencontres précieuses qu'il faut chérir.

    Et ces gens, c'étaient qui?

   En fait, c'était moins des gens que des situations qui faisaient que, à un moment donné, entre nous, ce type de parole, sans le filtre du "je", était possible. Lorsqu'une telle parole t'est adressée - ou bien lorsque tu l'émets toi-même à destination de quelqu'un - c'est un événement marquant. Tu t'en souviens toute ta vie.

   Mais dis-moi, Nanette, encore une question (après je te laisse tranquille!). Il n'y a pas que la première personne du singulier dans notre grammaire relationnelle : il y a aussi le "tu". Est-ce que, dans ta manière singulière d'entendre les propos des gens, le "tu" ne rentre pas en jeu, lui aussi – sans vouloir faire de mauvais jeu de mots...

    J'e de mots !

   Je veux dire, est-ce qu'on ne mets pas non plus un "t" apostrophe lorsqu'on parle aux gens ? Ou plutôt, est-ce que tu penses qu'il y a une possibilité de parole qui ne prenne pas de "t" apostrophe ?

   Oh ! Tu es un petit malin, toi... Je vois que tu as réfléchi à la question avant de m'en parler... En fait, c'est un guet-à-pent, cette conversation ! Tu avais tout manigancé à l'avance...

    Et donc?

   Eh bien, tu l'as compris, lorsqu'on parle de certaines personnes qui peuvent émettre des paroles sans le filtre du "je", on parle de personnes qui, d'un certain côté, sont "éveillées", ou du moins qui ont atteint un haut niveau de réalisation spirituelle. Mais lorsqu'on parle de personne qui peuvent s'adresser à nous sans le présupposé du "tu", on parle alors de maîtres. Des gens qui transmettent leur éveil d'esprit à esprit.

    Des gurus ?

   Oui, on peut les appeler comme ça. Mais, encore une fois, ce ne sont pas de gens dont il s'agit (même si bien sûr cela concerne une catégorie de personnes bien spéciale) – mais de rencontres instantanées. Ce ne sont pas "des" gurus, mais des personnes éveillées avec laquelle nous avons une relation de discipline à guru. C'est la relation, de maître à disciple et de disciple à maître, qui invite l'émergence de cette parole qui nous est adressée sans le truchement de ce "tu" factice.

   Et qu'est-ce qu'ils disent, alors, ces maîtres? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit à toi, précisément?

   Ce ne sont pas forcément des mots. Cela peut prendre la forme d'un silence, ou bien d'un acte, d'un geste, d'un regard. Quelques soient la forme que cela prend, leurs propos nous transpercent le cœur comme des glaives dont le fil de la lame est aiguisée jusqu'à l'impondérable.

   Oh !

   Oui, mais attention ! Ne te laisse pas abuser par le côté séduisant de cette formulation. Ce que nous faisons ensuite de ces moments exceptionnels ne dépend que de nous. Nous pouvons les essentialiser sous la forme d'une nouvelle répartition égotique du monde, un méga "je"-disciple face à un méga "Tu"-guru – et la situation devient alors inextricable. Ou bien nous pouvons vivre ces moments comme des impulsions nous menant droit à l'éveil. Cela ne dépend que de nous.

   Merci Nanette.

Sur le même sujet, on peut lire :

  • Sur le chemin spirituel, publié le 21 octobre 2024 

lundi 11 août 2025

Sur le rapport aux œuvres d'art.

Il y a quelques jours, j'ai retrouvé par hasard dans mes carnets cette citation du photographe Walker Evans, datant de 1971 : Pour ceux qui le veulent, ou qui en ont besoin, une bonne exposition est une leçon pour le regard. Et pour ceux qui n'ont besoin de rien, ceux qui sont déjà riches en eux-mêmes, c'est un moment d'excitation et de plaisir visuel ; il devrait être possible d'entendre des grognements, des soupirs, des cris, des rires et des jurons dans la salle d'un musée, précisément là où ils sont habituellement refoulés.

Après quelques années de fréquentation des musées, je me situe plutôt dans la catégorie de ceux qui n'ont besoin de rien en matière d'éducation du regard. Je ne visite plus les expositions, je les explore à la recherche d'une possible expérience sensorielle, toujours aussi incertaine, aléatoire et au fond – quand elle survient – toujours aussi inattendue. Cette perspective d'une rencontre esthétique m'excite au plus haut point, même si je garde assez de self-control pour réprimer les grognements, les rires et les jurons que Walker Evans appelle de ses vœux !

Par voie de conséquence, le savoir de l'art m'intéresse moins qu'autrefois. J'ai suffisamment de connaissances pour tenir, quand cela s'avère nécessaire, des propos intelligents sur l'artiste et son œuvre – même si ce genre de vocalises érudites ne m'a jamais motivé. Ce qui m'importe, c'est que mon savoir ne conditionne pas mon regard. Je ne lis les cartels qu'après avoir contemplé une œuvre, et seulement pour celles avec lesquelles il s'est passé quelque chose – les autres, je les laisse à leur anonymat, en souhaitant que quelqu'un d'autre que moi parvienne à établir un contact avec elles.

Je préfère quelques rares rencontres avec des œuvres qui me choisissent – puisque ce n'est certes pas moi qui les sélectionne au préalable ! - plutôt que glisser un regard superficiel sur l'intégralité des œuvres exposées. C'est une question de respect pour les œuvres présentées, mais aussi une manière de me protéger. Il ne m'est plus possible de considérer une œuvre sans faire en sorte qu'elle ait prise sur moi, sans lui offrir l'opportunité de me faire sortir de ma coquille, de m'extraire de mon confort mental. Sans lui donner toutes les chances de me déloger de moi-même...

Évidemment, s'il ne s'agissait que de dire cela, je n'aurais pas pris la peine d'écrire ce texte. Chacun.e d'entre nous a un rapport spécifique aux œuvres d'art, dépendant de son parcours, de ses centres d'intérêts ou des périodes de sa vie. J'aimerai aller au delà de mon cas personnel pour en dire un petit plus – pour donner peut-être quelques clefs aux personnes qui seraient naturellement enclines à développer ce type de rapport à l'art – un rapport que je qualifierai de spirituel.

Dans une exposition, il est facile de repérer ceux qui viennent là pour « prendre un leçon », de ceux qui cherchent « un moment d'excitation », pour reprendre les termes d'Evans. Spatialement, les deux publics se mêlent, mais ne se mélangent pas. Certains (la majorité) déambule avec une placidité toute fluviale, accordant l'essentiel de leur attention aux explications écrites ou orales, audio-guides, vidéo ou téléphones portables - tandis que d'autres, plus rares, restent immobiles devant certaines œuvres, comme s'ils étaient en contemplation. Le temps pour eux semblent s'être arrêté. Ils forment des îlots dans le flot continu du public. Ils sont fixes comme les œuvres elles-mêmes, avec lesquels elles ou ils communiquent - d'esprit à esprit.

Mais que voient-elles, ces personnes ? Evans parlent « d’excitation visuelle » - est-ce bien de cela qu'il s'agit ?

Pour ma part je trouve le terme trop réducteur. Je pense que ces personnes commencent par voir ce qui constitue la partie matérielle de l’œuvre – ce qui fait qu'elle est d'abord une chose – et qu’ensuite cet aspect matériel les mène ailleurs, dans une autre dimension, plus spirituelle.

C’est seulement ensuite qu’un équilibre se forme entre la personne qui regarde l’œuvre et l’œuvre elle-même. Ou, pour le dire d'une manière peut-être encore plus absconse, je pense qu’alors l’œuvre commence elle aussi à regarder celui qui la regarde.

La notion d’œuvre d'art est certes complexe à définir. En adoptant un point de vue très général, ne pourrait-on pas dire que ce que nous appelons « art » correspond à la présence d'une forme d'esprit infusant de la matière ? La différence entre un chef-d’œuvre et l'objet anodin serait alors la plus ou moins grande présence d'esprit que leurs matériaux contiennent. Je ne pense pas exclusivement à l'esprit de leur créateur (pour autant qu'il soit connu), mais également à l'esprit de tout ceux qui l'ont contemplés, aimés, manipulés – tous les esprits qui ont longuement interagis avec cet objet.

L'esprit est par définition immatériel, insaisissable et de fait inexistant s'il n'est pas instantanément actualisé par l'esprit – selon le principe mystique du même reconnaissant le même. Ce que l'on appelle « beauté », plutôt qu'une adéquation subjective à des critères esthétiques nécessairement relatifs, n'est-ce pas justement cette actualisation immédiate, l'expérience de cette lumière qui s'éclaire elle-même à partir de son propre vide ?

Même si la forme d'une œuvre d'art est tributaire des canons de la société qui l'a produite, l'esprit qu'elle contient, lui, est hors de toute contingence. N'importe qui peut y avoir accès, directement, même s'il ne comprends pas les raisons d'être de l'objet qu'il contemple – pourvu qu'il le contemple !

L'objet-support de l’œuvre d'art est un véhicule qui transmets l'esprit, sans passer par le truchement intellectuel du langage. C'est ce qui constitue l'aura mystérieuse des objets sacrés, quelques soient les rites dont ils sont issus.

C'est aussi la particularité du chamanisme qui suscite en moi le plus d'intérêt : mettre du divin dans les objets les plus dépréciés : les déchets, les ordures – le reliquat et la pacotille. Car je parle d'objet par facilité de langage – l'esprit peut infuser dans la chose de bien des manières et à bien des échelles – du plus monumental jusqu'au plus éthéré. Même les ondes sonores, pourtant insubstantielles, peuvent permettre d'élaborer des monuments prodigieux, comme par exemple la musique classique occidentale. 

Les objets-substrats sont donc ambivalents. Ils sont à la fois opaques et vecteurs d'immatériel. On peut les aborder par un bout ou par l'autre. Mais les portes qui mènent à l'une ou à l'autre de ces catégories ne sont pas là celles que l'on croit. Il y a là un croisement chiasmatique : la porte de l'opaque mène au spirituel et celle du spirituel à l'opaque.

Je m'explique. En cherchant le sublime dans l'art, on ne trouve que le banal. Qui veut faire l'ange fait la bête – comme le répète à l'envie Pascal depuis 400 ans... Mais aussi : qui fait la bête fait l'ange. Celui qui aborde les objets d'art avec la bêtise des animaux – avec les yeux placides de l'âne et du bœuf contemplant un nouveau-né dans la crèche – ceux-là accèdent directement et sans l'avoir voulu au divin contenu dans les choses !

Si l'on cherche à aborder une œuvre d'art par l'esprit, l'abstrait, l'intellect, on ne trouve que des substrats d'une factualité phénoménale toujours décevante. Ce n'était donc que cela, cette œuvre qui semble avoir bouleversé tant de personnes avant moi ?

A l'inverse, si l'on s'absorbe dans la contemplation de la matérialité même de l’œuvre, si l'on pénètre dans sa texture-même, sa substance, si l'on se mets au diapason de sa vibration existentielle – on accède alors aussitôt à la part la plus haute de l’œuvre, celle qui ne peut s'expliquer ni par des choses ni par des mots.

C'est le principe de la contemplation : l'anodin, l'anecdotique ou le superficiel donnent accès aux sphères les plus élevées et aussi les plus profondes de l'être.

Pour rencontrer une œuvre d'art, pour que l'échange entre nous et cet objet-esprit s'établisse, il faut ne rien savoir, l'oublier lui et nous oublier nous. Il faut porter sur les œuvres des yeux vides de pensées. Il est vrai que certaines ne réagissent pas. Elles restent sagement cantonnées à leurs rôles d'objets d'exposition. Tant pis pour elles, tant pis pour nous !

Mais d'autres nous sautent immédiatement au cou, avec la fougue insouciante d'une jeunesse éternelle. Ce n'est plus nous qui les contemplons, ce sont elles qui s'instillent en nous avec la fulgurance d'un pollen spirituel.

C'est alors que le temps s'arrête. C'est alors que l'échange à lieu, renversant le rapport entre contenant et contenu. C'est alors que l’œuvre d'art se régénère elle-même, tout en nous transformant en profondeur...

Sur le même sujet, on peut lire :

  • Sur les artistes et leurs œuvres – publié le 31 janvier 2024.
  • Sur une question qui m'a été posée en rêve - publié le 31 octobre 2023 

Sur les pensées.  Le message essentiel que je voudrais faire passer est celui-ci : n'entretenez pas vos pensées ! N'entretenez pas v...