lundi 27 janvier 2025

Sur un combat perdu d’avance

Ce matin, le ciel est uniformément bouchonné de gris. Tout semble suspendu à l’avènement imminent d’un phénomène inconnu. Notre baromètre intérieur subit un pression oppressante. L’atmosphère est lourde de contention. Il va se passer quelque chose. Le ciel semble chercher en vain l’élément déclencheur, le déclic qui mettra fin à cet interminable suspense. Et voilà que soudain, alors qu’on y croyait plus, les premières particules immaculées commencent à tomber. Virevoltantes et obstinées, elles ne s’arrêteront plus. Le neige tombera toute la journée, puis encore le soir, puis durant la nuit, encapuchonnant nos rêves d’une chape tactile recouvrant peu à peu le toit de la maison.

A pas feutrés, elle estompe progressivement les caractéristiques ordinaires de notre univers. Les flocons invisibilisent toutes les nuances de vert de ce que nous nommons si vaguement « la nature ». Puis ils escamotent les formes mêmes, toutes les formes du monde, moutonnant les reliefs rocailleux des pierres, arrondissant les angles des ouvrages humains, atténuant les spécificités, molletonnant peu à peu toute chose d’une épaisse couche immaculée. Ces formes molles n’éveillent plus aucune réminiscence dans notre esprit. Nous ne devinons plus ce qui se trouve à l’intérieur, comme les adultes du Petit Prince prenant pour un chapeau le dessin d’un boa ayant avalé un éléphant. Les couleurs du monde ont toutes périclité : partout il n’y a plus que du blanc.

Mêmes les sons s’en trouvent modifiés – eux qui d’ordinaire ne s’en laissent pourtant pas si facilement conter. On dirait que la neige leur a coupé toute possibilité de se mouvoir et qu’ils se résorbent en eux-mêmes, pesant sur le silence de tout le poids de leurs non-dits – à moins que, stupéfiant l’immobilité de la forêt, ils tentent une sortie héroïque à l’occasion d’effondrements hasardeux de gros paquets de neige poudreuse qui s’avachissent presque sans bruit dans l’édredon lacté, pulvérisant une poussière irisée dans l’air vif...

Même les senteurs organiques ont été annihilées sous sa chape glacée. Le bois, à différentes étapes de sa putréfaction, la terre gorgée d’eau, l’herbe rabougrie de l’hiver, les dernières petites pommes ratatinées aux pieds des arbres, les laisses animales : la neige a stérilisé le foisonnement proliférant de leurs exhalaisons. Seule sa propre odeur s’impose désormais, une flagrance virulente dont les arêtes affûtées pénètrent à vif dans les soies fripées des poumons, provoquant une sorte de délire d’ozone qui monte tout de suite à la tête…

La neige est tombée, encore et encore. Toute la nuit, la chute interrompue des flocons, de plus en plus gros, de plus en plus dense, a progressivement aboli tous les substrats du monde. Le lent dépôt du même sur le même a fait disparaître ce qui n’était pas lui. Cet ensevelissement est aussi une révélation. Un autre monde est né de cette pentecôte au ralenti.

Patience et longueur de temps... Malgré leur aspect gracile, les flocons sont opiniâtres. Car il leur en fallu, de l’entêtement, pour transformer ainsi tout ce qui s’étend devant nos yeux, à perte de vue ! Non certes grâce à ce qu’ils sont, chacun pris individuellement – un machoullis glacé, plus diaphane et léger qu’une chips de farine de riz – mais par la ténacité avec laquelle il se sont confrontés à un monde incontestablement plus vaste et plus réel qu’eux.

Entre la pesanteur de l’étant et ces petites choses insignifiantes, le combat semblait perdu d’avance – et pourtant les flocons de neige ont vaincus, tel des millions de David lilliputiens parvenant à escamoter un Goliath à la stature cyclopéenne... Les flocons de neige ont transfiguré le monde, provoquant l’avènement de ce merveilleux présent, découvert ce matin, en ouvrant les volets, flamboyant sous le soleil : la radicalité incandescente d’un paysage enneigé.

lundi 20 janvier 2025

Sur les vœux de bonne année.

Ces derniers jours, j’ai entendu plusieurs personnes exprimer leur manque d’enthousiasme à l'idée de formuler des vœux de bonne année, comme si le lot de malheurs qui ne manquera pas de nous tomber sur la tête durant ces prochains 365 jours rendait d’avance caduque la moindre probabilité que cette nouvelle année soit réellement bonne pour quiconque. Certaines personnes semblent préférer se rabattre sur la formule passe-partout des « mes meilleurs vœux » (en prenant bien garde de préciser lesquels!), alors que d’autres refusent tout net de se prêter à l’exercice - tel cet homme tout à l’heure à l’épicerie, qui trouvait absurde de « faire semblant » de croire qu’il pourrait y avoir quelque chose de positif dans l’avenir qui nous attend, « alors que tout fout le camp autour de nous »….

Bien sûr, partout la guerre fait des ravages, tuant des millions d’êtres vivants et détruisant la beauté du monde. Bien sûr, partout triomphent ceux qui prônent la haine de l’autre, la violence et l’exclusion. Bien sûr, chaque jour une partie du monde est irrémédiablement polluée, dégradée ou détruite par l’avidité humaine. Comment le nier ? Faire semblant de croire que le monde puisse aller mieux en 2025, comme par un coup de baguette magique, alors qu’il s’enfonce de plus en plus dans un processus d’auto-destruction que d’aucun juge irrémédiable, peut à bon droit paraître absurde, ou même – pour celles et ceux que cette situation affecte plus spécifiquement, parce qu’ils y sont exposés de plein fouet – particulièrement cruel.

Pourtant, pour que se déchaîne cette frénésie de destruction inédite dans l’histoire de notre planète, il faut au préalable qu’il y ait quelque chose à détruire. Il faut qu’« il y ait quelque chose plutôt que rien », pour reprendre le célèbre questionnement du philosophe Leibnitz, qui y voyait un principe de raison suffisante. Nous ne saurons sans doute jamais quelle est la raison d’être du monde, mais nous ne pouvons nier que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il y a « monde ». Non seulement le monde est, mais il se régénère sans cesse, faisant en sorte que les conditions qui permettent la vie soient maintenues coûte que coûte. Le vivant, l’organique et l’inorganique ne cessent d’interagir pour se régénérer. Alors que les humains exercent sur le monde une action mortifère, ils contribuent également à le réparer. Selon leurs capacités, des milliards de personnes pansent leurs plaies et celles des autres, soignent, nourrissent, éduquent, créent, transmettent, résistent et protègent les plus fragiles.

Dans une goutte d’eau, il y a tout l’océan. Dans le chant d’un oiseau, il y a toute la musique. Dans un regard, il y a tout entier l’insondable mystère de l’être. Il y a une force de vie incroyable dans notre monde, qui nous permets tout simplement, lorsque nous nous levons le matin, d’avoir de l’air à respirer, des êtres et des choses à aimer. On peut trouver absurde de rêver à un avenir radieux, mais ne tombons pas du désespoir à la désespérance. N’oublions pas ce qui, tout les jours, maintient vaille que vaille la balance en équilibre. Prenons-en soin, ne serait-ce qu’en lui disant tout simplement : merci !

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...