Sur un combat perdu d’avance
Ce matin, le ciel est uniformément bouchonné de gris. Tout semble suspendu à l’avènement imminent d’un phénomène inconnu. Notre baromètre intérieur subit un pression oppressante. L’atmosphère est lourde de contention. Il va se passer quelque chose. Le ciel semble chercher en vain l’élément déclencheur, le déclic qui mettra fin à cet interminable suspense. Et voilà que soudain, alors qu’on y croyait plus, les premières particules immaculées commencent à tomber. Virevoltantes et obstinées, elles ne s’arrêteront plus. Le neige tombera toute la journée, puis encore le soir, puis durant la nuit, encapuchonnant nos rêves d’une chape tactile recouvrant peu à peu le toit de la maison.
A pas feutrés, elle estompe progressivement les caractéristiques ordinaires de notre univers. Les flocons invisibilisent toutes les nuances de vert de ce que nous nommons si vaguement « la nature ». Puis ils escamotent les formes mêmes, toutes les formes du monde, moutonnant les reliefs rocailleux des pierres, arrondissant les angles des ouvrages humains, atténuant les spécificités, molletonnant peu à peu toute chose d’une épaisse couche immaculée. Ces formes molles n’éveillent plus aucune réminiscence dans notre esprit. Nous ne devinons plus ce qui se trouve à l’intérieur, comme les adultes du Petit Prince prenant pour un chapeau le dessin d’un boa ayant avalé un éléphant. Les couleurs du monde ont toutes périclité : partout il n’y a plus que du blanc.
Mêmes les sons s’en trouvent modifiés – eux qui d’ordinaire ne s’en laissent pourtant pas si facilement conter. On dirait que la neige leur a coupé toute possibilité de se mouvoir et qu’ils se résorbent en eux-mêmes, pesant sur le silence de tout le poids de leurs non-dits – à moins que, stupéfiant l’immobilité de la forêt, ils tentent une sortie héroïque à l’occasion d’effondrements hasardeux de gros paquets de neige poudreuse qui s’avachissent presque sans bruit dans l’édredon lacté, pulvérisant une poussière irisée dans l’air vif...
Même les senteurs organiques ont été annihilées sous sa chape glacée. Le bois, à différentes étapes de sa putréfaction, la terre gorgée d’eau, l’herbe rabougrie de l’hiver, les dernières petites pommes ratatinées aux pieds des arbres, les laisses animales : la neige a stérilisé le foisonnement proliférant de leurs exhalaisons. Seule sa propre odeur s’impose désormais, une flagrance virulente dont les arêtes affûtées pénètrent à vif dans les soies fripées des poumons, provoquant une sorte de délire d’ozone qui monte tout de suite à la tête…
La neige est tombée, encore et encore. Toute la nuit, la chute interrompue des flocons, de plus en plus gros, de plus en plus dense, a progressivement aboli tous les substrats du monde. Le lent dépôt du même sur le même a fait disparaître ce qui n’était pas lui. Cet ensevelissement est aussi une révélation. Un autre monde est né de cette pentecôte au ralenti.
Patience et longueur de temps... Malgré leur aspect gracile, les flocons sont opiniâtres. Car il leur en fallu, de l’entêtement, pour transformer ainsi tout ce qui s’étend devant nos yeux, à perte de vue ! Non certes grâce à ce qu’ils sont, chacun pris individuellement – un machoullis glacé, plus diaphane et léger qu’une chips de farine de riz – mais par la ténacité avec laquelle il se sont confrontés à un monde incontestablement plus vaste et plus réel qu’eux.
Entre la pesanteur de l’étant et ces petites choses insignifiantes, le combat semblait perdu d’avance – et pourtant les flocons de neige ont vaincus, tel des millions de David lilliputiens parvenant à escamoter un Goliath à la stature cyclopéenne... Les flocons de neige ont transfiguré le monde, provoquant l’avènement de ce merveilleux présent, découvert ce matin, en ouvrant les volets, flamboyant sous le soleil : la radicalité incandescente d’un paysage enneigé.