lundi 26 février 2024

 Sur les mains.

1

Nos mains sont comme des nids de chair. Nous y avons logé tout ce qui nous tient à cœur : nos souvenirs, nos humeurs changeantes, nos émotions tactiles, les caresses prodiguées, les coups donnés ou rendus, les petites manies acquises au fil des années…

Nerveuses, nouées, grasses, tannées, exsangues, polies comme un galet ou fibreuses comme du vieux bois, elles semblent s'être aggloméré un peu de la qualité des milieux dans lesquels nous les avons immergées.

Nos mains sont tissées de nos lignes de vies. Elles sont issues de la corporéité qui nous est échue et de la vie que nous avons menée. Elles sont formées de l'imbrication de toutes ces petites choses extérieures à nous-mêmes, assidûment collectées, tressées les unes avec les autres, étroitement incorporées à nos chairs.

Elles sont des nids de chair, dont elles ont la forme de coupe. Telles les gîtes hauts perchés des grands rapaces, elles contiennent toute une laisse de petits os et de matières organiques agglomérée, les reliefs imbriqués d'une multitude de fringales et d'orgies. 

Des nids un peu rocambolesques, certes, à l'instar des grands ouvrages des cigognes, dont j’ai vu des spécimens remarquables sur les pitons de certaines falaises du Portugal : de gigantesques plateformes constituées d'un entremêlement d'objets hétéroclites qu’elles avaient glanés dans leur environnement, parmi lesquels se trouvaient des fragment de cônes de chantiers, de couches culottes ou de sacs poubelles…

2

Rien qu'en contemplant des mains, il est possible de savoir si elles ont passé leur vie à donner des ordres ou à prodiguer des caresses, à macérer dans des spéculations intellectuelles ou à récurer des planchers. 

Les mains des nourrices sont replètes et diaphanes, toutes imbibées de colostrum et de renvois acides – tandis que les mains des maîtresses d’école d’autrefois étaient ligamenteuses comme des sangles de sarraus – leurs chairs blanchies de craie, leurs ongles durs, tapant instamment contre les vitres grêles de l’enfance pour la rappeler à l'ordre des tables de multiplication et de l’accord du complément d’objet direct.

Les mains intellectuelles ont été émaciées par d'incessantes distillations mentales – tandis que l’agilité des mains manuelles leur a peu à peu conféré la texture musculeuse des tubéreuses et la placidité des pommes. Les mains des musiciens appartiennent quant à elles aux deux mondes. Rompues aux exercices de technique digitale et pourtant pétries de transcendance, les mains des musiciens semblent moulées dans de la matière évanescente.

3

Les mains possèdent cette intelligence du contact qui est le propre de la vie. Elles se mélangent au vivant, c'est-à-dire qu'elles le reconnaissent, elles l'assimilent, elles le saisissent et savent le réparer. Là où notre cerveau achoppe, parvenu aux limites de ce qui pour nous est concevable, les mains peuvent poursuivre l'exploration, "à l'aveuglette", parce qu'elles sont directement impliquées dans le monde sensible. 

Un contact furtif entre deux mains suffit pour que leurs polarités s'équilibrent. La jonction est faite. L'accord est conclu. Les mains scellent l’union charnelle de deux présences au monde. C’est la raison pour laquelle on se serre la main lorsqu’on salue quelqu’un, ou bien lorsqu’on conclue un marché, ou encore pour acter une promesse ou un pacte…

4

Je ne sais pas ce que les lignes de la main peuvent nous révéler de l’avenir, mais je sais en revanche qu’on peut y décrypter le passé d'une personne. Pour savoir si la vie terrestre des défunts a été digne de la félicité éternelle à laquelle ils prétendent, il suffirait au gardien du Royaume des Cieux de leur demander : « Montre-moi tes mains ».

C'est toujours sur le moment que les mains révèlent ce que nous sommes - à la source immanente de notre être qui se reconstitue sans cesse. Les mains sont comme les nuages : jamais deux fois les mêmes. Elles changent plus vite que le regard que nous portons sur elles. D’où notre étonnement perpétuel, lorsque nous les contemplons.

Je ne crois pas qu’il faille se résoudre à aimer les anonymes - ni même l'intégralité du monde - avec une ferveur moindre que celle que nous réservons aux êtres qui nous sont chers. Nous avons tous expérimenté durant notre enfance cette capacité d’amour inconditionnel. Cette source vive d’amour est toujours là, enfouie quelque part au plus profond de nous. Tant que nous sommes encore vivants, il me semble que nous ne devrions jamais relâcher nos efforts pour en retrouver le chemin.

5

Trois choses suffisent pour reconnaître une personne aimée : ses yeux, sa voix et ses mains. Nous n'avons guère besoin de plus. C'est ce qui explique que l’on puisse ne pas remarquer un changement dans l'aspect extérieur de nos proches, qu'ils s'agissent de leurs habits, de leur corpulence ou de leurs coupes de cheveux. Non pas parce que nous ne leur accordons moins d’attention qu'avant, comme on le croit à tort, mais parce que les liens qui nous lient sont si profonds qu’ils n’ont plus besoin de chercher une confirmation dans le monde des apparences.

Les yeux nous permettent de plonger dans le vif de leur subjectivité, de les reconnaître pour ce qu'ils sont : une présence amie qui pétille comme un feu de joie auprès duquel nous avons plaisir à nous réchauffer. Mais cela se fait par-delà le corps, pourrait on dire. Il faut une distance préalable entre deux corps pour que le regard puisse ensuite abolir cette distance. Il est vrai que les voix sont déjà plus incarnées – elles vont vibrer l'air entre nous, et jusqu'à notre corps-même. Elles sont leurs chairs immatérielles, l'empreinte sonore de leur être intime. 

Mais seules les mains possèdent à la fois la lumière qui éveille et la vibration qui comble. Certains nous aiment avec leurs yeux, d’autres savent de leur voix nous faire résonner comme un instrument de musique. Mais les mains sont mille fois plus immédiates que les yeux et la voix. Les mains, c'est de l’amour en acte.

6

Aux derniers instants de vie de ma mère, son esprit l’ayant complètement déserté, elle ne me reconnaissait plus par les yeux, ni par ma voix (pourtant bien identifiable) - ni même par les mots que je pouvais lui adresser. Se lever, manger, avoir besoin de quelque chose – cela n’évoquait plus rien pour elle.

Mais elle réagissait encore lorsque je la touchais. Elle répondait à ma main. Notre dernier contact a été tactile. Elle était pour moi le corps qui m’a mis au monde. J’étais pour elle l’enfant qu’elle a porté et sur lequel elle a veillé durant des années. Existe-t-il un lien plus viscéral entre deux êtres ? L’amour sans filtre, celui qui nous touche le plus entièrement, le plus profondément, le plus immédiatement – cet amour-là passe par les mains.

 


dimanche 18 février 2024

 Sur un paysage résorbé 

                               brouillards

là où il y avait une brûlure sur ma main

marque argentée incérée dans la peau 

(progressivement recouverte par une croûte

qui a rebiqué en se rétractant

             et a fini par tomber)


            il n’y a plus

qu’une zone

légèrement rêche au toucher

 

            moins un brouillard qu’une brume 

qui ouvre ouvre le regard puis le ferme d’un coup 


là où il y avait une vallée s’étendant au loin


   plus rien

            brouillards

au-delà des pins


une muraille grise montant toute droite

 

            humidité suspendue dans l’air 

imprégnant les fibres des vêtements 

                                   – poisson d’argent

incrusté dans la résille en losange de l'épiderme  


une sorte de douceur enroulée au fond de la gorge


            alors que deux lames de froid

telles les belles jambières des héros grecs

remontent le long de mes tibias

 

            il faut marcher un peu se secouer


remettre en circulation tout cet air mouillé

qui sans cela finirait par se condenser en gouttes

                        sur le rebord aigu des choses


rien d’aigu ici

                        tout en pentes douces


pas la moindre goutte de sang


                        sauf une dame bouvreuil

semblant tomber du ciel pour venir picorer

            presque entre mes pieds

en piaillant sans cesse son petit cri sonore


pas même effrayée par mon soudain et tonique

éternuement


remuement des brumes au fond de la vallée

                                une page se tourne


la terre s’enfonce encore un peu plus dans l’anonymat

toutes les parades des couleurs sont résorbées à l’intérieur


            Ding ! Dang ! Dong ! les cloches sonnent le carême


les herbes piolées mi-jaunes mi-vertes

            mi-grillées mi-vivantes

n’en ont cure


toutes absorbées à faire croître en sous-main

            leur vorace manteau d’arlequin.


Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...