dimanche 31 décembre 2023

Sur notre petite communauté hivernale.

En décembre, chez moi, lorsque les feuilles sont quasiment toutes tombées, le ciel bleu ou gris s’étend à perte de vue, balayé par des météores glissant jusqu’à l’horizon des combes verdoyantes. Le gel nocturne a brûlé l'herbe des talus. Dans la forêt, les houx sont déjà défleuris. Les chasseurs battent les taillis, la mine maussade, le fusil cassé sous le bras. Le vent fait danser la tête pointue des grands pins. Une eau incroyablement fraîche et glacée – un véritable élixir de vie – cascade au beau milieu des chemins effondrés.

Finis les fleurs et les chauve-souris vagabondes ! Il faut fouiller des yeux les branches nues pour y desceller quelques menues silhouettes d’oiseaux. Puisque la terre est désormais chiche en insectes, vers et autres larves dont ils raffolent, la plupart d’entre eux ont migré vers des latitudes plus clémentes. L’essaim d’abeilles noires, logé sous mon toit depuis plusieurs générations, aux dires de ma voisine – elle se souvient de les avoir vue alors qu’elle n’était qu’une toute petite fille – cette colonie sauvage d'apis mellifera mellifera est devenue complètement silencieuse. Dans la salle de bain, tout en me brossant les dents, je pense souvent à elles, qui sont là quelque part au dessus de ma tête, repliées dans leurs alvéoles de cire, entre le coffrage de bois et les tuiles d’ardoises. De même, les petits rongeurs (mulots, campagnols, loirs et loriots), les chauve-souris, les crapauds, les fourmis et les hérissons ont opté pour une profonde léthargie, dissimulés dans quelque endroit secret. Nous demeurons entre nous, les espèces hivernales. Des solitaires partageant cette même portion de territoire.

La plupart des oiseaux auxquels je me suis habitué cet été ont disparu : les merles, les grives musiciennes, les rouge-queues - même le fidèle rouge-gorge qui venait tous les matins se poster sur le manche d’un outil appuyé contre le poteau de l’auvent (outil que j’ai pris garde ensuite de ne plus déplacer, pour que l’oiseau garde ses repères). Je pensais pourtant qu’il m’accompagnerait tout l’hiver. J’anticipais la joie de le découvrir un matin, son minuscule poitrail rougeoyant sur un tapis de neige fraîchement tombée.

Restent : les geais bigarrés, signalant toutes intrusions intempestives à des kilomètres à la ronde, grâce à leurs drôles de cris érayés (les geais se rassemblent souvent aux abords des chênes, dont ils apprécient les glands, tout comme les écureuils). Dans la même gamme de couleur, il n’est pas rare de voir fuser entre les branches d’épicéa la petite boule vert clair du roitelet, avec sa tête jaune ou rouge. Moins fugitive, la sittelle torche-pot volette quant à elle à la lisière de la forêt, grise et rose, si surprenante avec son bandeau noir sur les yeux et sa manière de dévaler les troncs la tête en bas…

Mais la compagnie que je préfère, c’est, chaque soir, à la tombée de la nuit, l’explosion soudaine du hululement de la chouette hulotte, toujours très proche de ma maison - une modulation effrontée et songeuse, quasi interrogative, gorgée de vitalité et pourtant comme engoncée dans un silence épais - une apostrophe expectative que je trouve pleine de réconfort et de mystère. C’est souvent le dernier son que j’écoute, avant d’être emporté par le sommeil, le livre fermé et la lumière éteinte...

Avec l’arrivée du froid, celles qui viennent en éclaireuses grappiller dans les parages de la maison (et les premières à inaugurer l’open-bar de la mangeoire, quand elle est garnie de graines de tournesol) ce sont bien sûr les mésanges. Les charbonnières, avec leurs fines cravates noires bien étalées sur le torse, ou bien celles à tête bleue – sans oublier les petites nonnettes, qui compensent leur nature craintive par un concert de pituï-pituï caractéristique. Si les mésanges règnent en maîtresse à la mangeoire, faisant la loi parmi les bouvreuils, pinçons et autres passereaux, c’est parce qu’elles craignent le froid encore plus que les autres : chaque hiver, une grande majorité d’entre elles meurent. Sur les vingt petits mis au monde aux beaux jours, seuls deux ou trois survivront à l'hiver.

Quelquefois certains hôtes produisent un effet spectaculaire, comme le faucon crécerelle, reconnaissable à sa manière de battre des ailes en vol stationnaire, au dessus du pré bordant la maison – ou bien le chardonneret élégant, devenu si rare, qui un beau matin apparaît comme par magie au milieu des oiseaux de la mangeoire. Quant au milan noir, je le vois parfois couler nonchalamment son vol au dessus des grands bois, s’immobilisant un moment, suspendu entre deux airs, avant de replonger, comme s’il faufilait entre deux strates de matière invisible. 

D’autres visiteurs font tout autant battre le cœur, quoiqu’ils n’aient pas la maîtrise des cieux, comme les biches, les chevreuils et les cerfs traversant nonchalamment le pré devant mes fenêtres, se croyant protégés par l’obscurité naissante - ou les blaireaux (reconnaissables à leur masques rayés noir et blanc) venant au crépuscule se goinfrer de trognons dégottés dans le compost.

Certains prospèrent dans le bûcher, d’autres dans les arbres et les haies entourant ma maison, ou dans les soubassement du toit, d’autres encore à son faîte, comme le minuscule troglodyte qui adore se percher sur la cheminée pour pousser, bec en l’air, son petit cri joyeusement orné de trilles. Si les lieux d’habitation différent, nos manières de nous comporter sont tout autant disparates les unes des autres - et même nos horaires, comme l’attestent les deux chats du voisinage qui ne se croisent jamais lorsqu’ils viennent rôder dans les parages – le matin étant réservé à Rosie la chasseresse de taupes (elle peut passer des heures devant un monticule, les oreilles aux aguets, écoutant ce qui se passe sous terre), tandis que le soir est le moment préféré du gros Ricoré pour venir marquer son territoire, en pissant à certains endroits stratégiques, notamment là où j’ai moi-même uriné dans la journée.

Pour comprendre le fonctionnement de notre petite communauté, il faut apprendre à connaître la routine des autres. Personne ne fait le gendarme. Chacun propose les compromis qui sont à sa portée. La première règle d’or de notre communauté est d’assurer sa propre sécurité, la seconde, en cette période de disette, d’économiser son énergie. C’est la raison pour laquelle les fuites éperdues, les grands cris effarouchés, les galopades effrénées dans les combles doivent rester exceptionnelles. A force de se familiariser les uns aux autres, ces réactions de panique finissent par ne plus avoir d’utilité. On a appris à se connaître. Chaque hôte de notre territoire fait un détour pour ne pas trop contrecarrer l’autre – bref, on s’accommode.

Qui de ses ailes, qui de ses pattes griffues, qui de ses antennes articulées, qui de ses mandibules, qui de ses nageoires même peut-être (sait-on jamais?), nous avons tous signé un pacte tacite de non agression, afin de passer la saison ensemble sans encombre. Même l’impressionnante tégénaire noire, qui a pris ses quartiers d’hiver le long de la poutre faîtière de ma chambre (c’est une araignée), attend désormais complaisamment que je réduise la taille de sa toile avec mon plumeau à plafond avant de retourner vaquer à ses occupations, comme si de rien n’était.

C’est une parfaite illustration de la troisième règle d’or de notre communauté. Celle-ci préconise que toutes les espèces en présence signifient le plus ostensiblement possible leur parfaite indifférence aux autres. C’est uniquement à ce prix que nous pouvons, de temps à autre, nous apercevoir du coin de l’œil, sans nous effaroucher mutuellement – nous donnant ainsi l’occasion de nous émerveiller de ce qu’est l’autre – c’est-à-dire de ce que nous ne sommes pas.

Ces trois règles mises bout à bout (sauvegarder sa propre sécurité, s’économiser et octroyer à l’autre une généreuse indifférence) nous permettent de cohabiter. Co-habiter, cela veut dire partager un même habitat. Chacun avec des modalités différentes - c’est ce qui fait la cohabitation possible.

Mais l’animal le plus étrange de cette petite communauté est sans doute ce drôle de mammifère aux poils grisonnants, dont la taille impressionnante est sans commune mesure avec ses mœurs on ne peut plus pacifiques. Il est d'ordinaire plutôt discret, quoiqu’il ait la fâcheuse habitude de surgir de son gîte au moment le plus inopportun, pour aller farfouiller dans l’appentis et en ressortir les bras chargés de quelques bûches destinées à être jetées dans son poêle.

Ce paisible bipède est souvent accompagné d’une petite boule de poil blanche effectuant toutes sortes de bonds désordonnées dans son sillage et dont il y a tout lieu de se méfier. L’animal en question ne fait pas encore une grande différence entre une feuille morte et une proie – mais, lorsqu’elle saura plus avisée, avec sa manière de saisir les petites choses toutes griffes dehors, il y a fort à parier qu’elle provoquera de véritables hécatombes dans le jardin…

Mais, cela, c’est une autre histoire. Une histoire qui parle d’un temps qui n’est pas le nôtre. Un temps où l’herbe sera à nouveau verte, où il y a aura à nouveau des feuilles sur les branches et des fleurs au bout des tiges. Un temps où notre petite communauté hivernale n’aura alors plus lieu d’être, puisque l’hiver sera passé.

samedi 30 décembre 2023

Sur les morts

J’ai commencé à écrire ce texte entre la Toussaint et le 11 novembre – alors, évidemment, les morts se sont invités à la fête... Ils se sont faufilés entre mes lignes et s’y sont trouvés bien. Il est vrai qu’ils sont ici chez eux : écrire, n’est-ce pas raviver les mots auxquels ils ont insufflés leurs forces - du temps où ils étaient, comme nous, vivants ? Ce texte sera donc écrit sur les morts, pour les morts et – sur bien des aspects – grâce aux morts.

C’est la période qui veut ça. Il faut dire que nous, les vivants, stagnons actuellement dans un étrange état d’entre-deux guerres – non pas une période de paix entre deux tueries collectives, comme ce fut le cas au siècle dernier - mais pris en tenaille entre deux conflits dont les ramifications semblent s’étendre jusqu’au plus petit interstice de notre vie quotidienne. D’un côté la guerre en Ukraine, enlisée depuis bientôt un an dans un bourbier sanglant dont les médias se désintéressent progressivement, et de l'autre la guerre israélo-palestinienne. Celle-ci est toujours sous le feu des projecteurs - mais pour combien de temps encore ? Il est à prévoir qu’elle sera bientôt supplantée par le déclenchement d’un nouveau conflit, la révélation d’un nouveau massacre, l’émergence de ce que les médias appellent sinistrement une nouvelle « actualité ».

Car les morts, il y en a foison dans notre quotidien. Chaque bulletin d’infos apporte son lot de victimes « innocentes », comme disent les commentateurs – sans préciser ce qu’ils considéreraient être des victimes « coupables ». Et puis, quels commentaires apporter à l’annonce de tous ces morts ? A défaut de mots adéquats (des mots qui fixent le flux des pensées, des mots qui ouvrent des perspectives, des mots qui nous aident à comprendre notre monde) - les images de guerre défilent sur nos écrans, en pleine page de nos journaux, sur les applications de nos smartphones. Des images de mort qui la montrent sans tout à fait la montrer, afin de nous « faire réagir », de nous extraire de « notre état de sidération »... Où que nous nous trouvions, dans la rue, chez nous, au travail, dans les transports publics, ces images s’impriment sur nos rétines, forçant l’accès à nos cerveaux – mais pour y provoquer quoi ? Une rémission inespérée de notre fatigue compassionnelle ? Une indignation télécommandée ? Une colère froide, abstraite, intellectuelle ?

Dans la maison commune de mon village, par exemple, quelqu’un a pris l’initiative de tapisser la cage d’escalier de photos de victimes palestiniennes, comme pour nous forcer à regarder ce que nous ne souhaitons pas voir. Je ne suis pas le seul à détourner la tête en montant les marches. Je ne saurais présager des motivations des autres mais, en ce qui me concerne, j’ai eu mon lot de morts - de morts bien réels cette fois, des morts dont je connaissais intimement le corps et l’odeur. Des morts dont le sang (et ce n’est pas une image) est encore sur mes mains.

Derrière ces images de massacres et de destruction glissant sur nos rétines éberluées, il y a eux, les morts – et nous le savons – et cela nous travaille. Leurs présences nous habitent. Ils rôdent dans nos parages, flairant les odeurs rassurantes de nos petits nids douillets – eux qui ont été brusquement arrachés au bonheur auquel ils ont droit, comme tout un chacun, quand la fureur meurtrière de leurs frères humains les a projeté sans sommation dans un chaos d’horreur absolue.

Nous ressentons leurs présences, dans nos corps. Nous n’avons pas besoin d’images pour cela. Ils ne sont pas séparés de nous, isolés de l’autre côté d’un objectif numérique. Plutôt que de nous assaillir les yeux, les morts résonnent en nous. Ils vont vibrer des fibres essentielles à notre état d’être vivant. On pourrait même dire qu’ils ne sont que cela : la vibration intérieure d’une présence qui n’est plus.

Alors, plutôt que de les hypostasier en « arguments choc », lors de controverses publiques à la complaisance indécente - plutôt que de discourir sur eux, à grand renfort de schématisme et de parti-pris, octroyant de bonnes ou de mauvaises raisons aux assassins, selon qu’ils procèdent à coup de couteaux, de viols, de bulldozers ou de bombes - nous pourrions les accueillir en notre sein, eux, les morts, en nous efforçant de leur octroyer un peu de réconfort. Nous pourrions les serrer contre nous. Leur faire une petite place dans notre intimité. Nous pourrions les loger côté cœur, blottis dans l’interstice entre le soyeux de notre linge et la nudité de notre peau.

Parce que les morts ne sont pas qu’à la télé : ils sont partout. Au détour de nos pensées, de nos gestes, de nos expressions favorites – même dans notre manière de rire. Dans ces maisons que nous habitons et qu’ils ont aimés, soignés et transformés à leur goût. Dans les yeux de nos enfants, vivifiés par l’énergie vitale de ces ancêtres qui les ont façonnés sans qu’ils s’en doutent. Les morts sont pelotonnés dans les noms des choses, des lieux, des rivières, des forêts, dans chaque détour des villes et des champs qu’ils ont aimés leurs vies durant. Dans les objets que nous manipulons après eux, dans les choses qu’ils ont touchées, créées ou réparées à notre intention. Partout dans notre quotidien sont les morts – tressés au vivant, insérés dans les ramifications de nos mœurs, étroitement imbriqués à nos existences.

Quand elle n’éclate pas dans nos vies comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, la mort surgit dans les angles morts de notre quotidien, au détour des plus banales de nos routines. Elle s’accumule dans les coins, comme la poussière, par petites touches. Elle est le fait de ceux que l’on ne connait pas, où à peine :

- « Mais oui, tu sais bien, cette dame-là, tu l’as croisé déjà…

- Ah oui, d’accord. Et alors ?

– Et bien figures toi qu’elle est morte ! »

La plupart du temps (je veux dire : du temps de notre vie), ce sont surtout les autres qui meurent, ceux qu’on connaît à peine ou pas du tout. Ce sont des petits morts de rien, des morts de peu. Ils partent si discrètement qu’on s’en aperçoit à peine : un matin, on constate que les volets d’une maison ne s’ouvrent plus, ou qu’une main anonyme a ôté le nom d’une boîte aux lettres. Leur mort vient nous toucher de son impondérable doigt de cendre, effleurant à peine notre conscience – comme cela m'est arrivé ce matin, en lisant un entrefilet du journal local signalant la découverte du corps d’une femme qui vivait seule chez elle, décédée depuis cet été, apparemment de mort naturelle...

C’est à peine si on les remarque, ces morts de peu. Ils ne comptent pas, parce que ils n’étaient déjà presque plus en vie. Trop inconnus, trop vieux ou trop malades pour peser dans la balance toujours nécessairement excédentaire des vivants. Ils n’étaient plus que de petit tas de poussière qu’un simple souffle a dispersé, à peine quelques résidus d’une vie déjà presque entièrement passée en pertes et profits. Cela fera une tombe de plus au cimetière (de toutes façons, il y a de la place) – et un nouveau logement vacant dans la commune – en espérant qu’une jeune famille s’y installe - « c’est important, pour le maintien de l’école »...

Un petit nombre d’entre eux disparaissent même anonymement – c’est-à-dire que leurs noms ont été oubliés avant même que leurs corps ne soient jetés en fosse commune. D’autres, à l’inverse, ont toujours un nom mais plus de corps – les victimes d’enlèvements non élucidés, les évaporés, les disparus en mer. Ceux-là restent suspendus dans les limbes de l’existence, leur présence têtue oscillant entre les photos exposées au salon et la mémoire épisodique de celles et ceux qui les ont aimés.

Les morts sont légion. Certains toujours très vivaces, d’autres déjà transparents comme l’air glacé d’un matin d’hiver. Il y en a tant. Tant d’articles dans le magasin de farces et attrapes où nous avons tous un compte ouvert - avec crédit illimité – puisque, nous le savons, c’est certain - notre tour viendra. Puisqu’un jour sera tiré le trait final de notre addition, la somme de notre vie, contenue entre deux dates irrémédiables : celle de notre naissance et celle de notre mort.

A propos de dates, j’ai découvert récemment un usage typographique pour le moins troublant. En matière de notice biographique, lorsqu’on évoque une personnalité contemporaine, on signale qu’elle est encore en vie en apostant un astérisque à sa date de naissance - par exemple « 1966 -* ».

L’astérisque renvoyant ordinairement à une précision subsidiaire au texte principal, insérée dans une note en bas de page, c’est la vie toute entière de cette personne, depuis sa naissance, qui semble être désignée par cette petite étoile, telle un astre scintillant distillé dans l’ouvert d’une existence toujours en cours. L’implicite étant bien sûr qu’il s’agit là d’une exemption temporaire. L’ouvert d’une existence inconditionnelle se résoudra fatalement dans le factuel d’une vie révolue. Si l’échéance est inconnue, l’issue est certaine. Tôt ou tard, la petite étoile sera décrochée de son firmament biographique et remplacée par une date – une date définitive, cette fois, au-delà de laquelle tout ce qui adviendra à cet individu lui sera irrémédiablement posthume.

Deux êtres humains meurent chaque seconde quelque part dans le monde. Le temps de lire cette phrase, quatre personnes ont cessés de vivre. Il est difficile d’intégrer cette donnée statistique en une réalité vécue, organique, incarnée – pourtant, si on y parvenait, on connaîtrait la véritable texture du temps. La mort est à l’œuvre dans chaque seconde de notre vécu. C’est elle qui lui confère cette aura magique, ce scintillement phénoménal dont la révélation pleine et entière semble l’apanage des seuls êtres éveillés, ainsi que de quelques rares poètes.

Nous qui touchons rarement à un tel état d’ouverture, nous construisons notre mort au quotidien, tel un nid de brindilles collectées ici où là, une chrysalide tissée de toutes les minuscules morts qui nous entourent – y compris celles des animaux, des plantes, des sentiments qui nous traversent fugacement comme des ombres de nuages glissant sur l’herbe, des objets qui nous sont chers et que l’on perd, des joies éphémères, de tout ce qui constitue le grain de ce présent qu’on voudrait éternel et qui pourtant nous file toujours entre les doigts.

Elles sont constitutives de notre être, ces petites morts. Il ne faut pas les négliger. Si on les ignore, elles se manifestent avec d’autant plus de force, comme un visiteur finissant par tambouriner contre notre porte parce que nous avons feint d’ignorer ses premiers coups discrets. Toutes ces petites morts ont un lien secret avec la nôtre – elles l’anticipent, elles la préfigurent même parfois, elles l’amadouent subrepticement, elles la travaillent clandestinement, elles la fatiguent. Ou, pour le dire d’une manière plus philosophique (jargon bien commode pour mettre à distance les réalités qui nous effraient) : elles tempèrent la conscience de notre propre finitude.

Car nous avons tous et toutes notre propre mort à nos trousses, dont l’ombre grandit plus nous avançons en âge – bien souvent, nous finissons même par nous mettre à courir, pour pas qu’elle nous rattrape - mais - hop ! - c’est en vain bien sûr – elle finit toujours, tôt ou tard, par nous avaler tout de go. Cette mort-là (la notre, la personnelle, l’intime), nous la nourrissons toute notre vie. La fuir, c’est la nourrir. Vouloir la regarder en face, dans le blanc des yeux - la défier - c’est la nourrir encore. Quoique nous fassions, quelles que soient les stratégies adoptées à son encontre, nous l’entretenons. Nous la contraignons à demeurer dans des portions congrues, nous essayons d’en modérer les ardeurs, d’en atténuer la corrosivité, nous nous efforçons de diluer le fiel qu’elle insuffle incidemment dans chacun de nos instants de vie, nous la gourmandons lorsqu’elle se fait trop présente, trop crûe, trop imminente. Toute notre vie durant, nous l’entretenons comme une danseuse, ignorée de tous, mais secrètement chérie, douillettement lovée au fond de nos pensées.

Notre propre mort est comme ce Janus romain que l’on appelle bifrons, parce qu’il a deux visages. L’une de ses faces – la terrible – est tournée vers l’avenir. Elle scrute le néant qui se préfigure au bout de notre chemin (mais ce qu’elle en voit est trop effrayant pour que nous puissions l’envisager). L’autre face regarde en arrière, non pas tant vers le passé que vers cette qualité « d’être en train de passer » du présent. Et cette seconde face, contrairement à la première, nous enseigne quelque chose. Elle nous dit, pour paraphraser un célèbre adage : « puisque tu dois mourir, c’est donc que tu es ». Si la face tournée vers le futur est muette de stupeur, l’autre est une amie fiable. S’il lui arrive de nous tenir des propos qui nous rebutent, c’est toujours pour notre bien.

Il n’est pas anodin de préciser, au regard de la période actuelle, que Janus est le dieu des passages, des seuils, de l’ouverture et de la clôture. Il préside au passage de l’ancienne à la nouvelle année dont le premier mois porte son nom, januarius. En temps de guerre, les portes de son temple sont ouvertes, fermées en temps de paix. C’est lui qui régule, augmente lorsqu’il y a trop peu et restreint lorsqu’il y a trop.

Trop ou trop peu, c’est bien là notre problème. Nous ne savons plus écouter la voix de la mort à sa juste mesure. Nous préférons souvent faire la sourde oreille, ou au contraire l’amplifier au point de lui faire dire des choses qu’elle ne dit pas, en la rendant criarde, ridicule et vaine, affublée de toutes sortes d’attributs horrifiques dignes des plus tristes décorations d’Halloween - et Dieu sait qu’elles le sont toutes!

Les morts eux-mêmes en souffrent. Ils sont affectés par le fait que nous ne soyons pas en paix avec la mort. Les morts ont besoin d’espace et de silence pour vaquer à leurs propres affaires – quelquefois proches de nous, quelquefois distants, selon des modalités de présence qui leurs sont propres et que nous ne maîtrisons pas. Présents ou absents, ce sont toujours eux qui décident. Si nous les sollicitons sans cesse, les ramenant à la surface de notre mémoire comme on écume sans fin un brouet mijotant au petit feu de notre conscience, nous finissons par leur casser les pieds.

Les morts ne supportent pas d’être forcés à demeurer dans le vif du présent. Notre monde est trop réel pour eux. Nos couleurs sont trop vives, nos odeurs trop prégnantes. Nos éclats de voix, nos fringales sentimentales, nos vérités aux arrêtes tranchantes, notre stress épidermique d’êtres vivants, tout cela blesse leurs sens émoussés de défunts. Toutes les traditions humaines sont unanimes : les morts n’aiment rien tant que l’ambiguïté de la pénombre, les quiproquo du clair-obscur, la demi-teinte des sentiments mitigés, la confusion amphigourique des motivations inconscientes.

Ils apprécient surtout que nous soyons autonomes, que nous suivions notre petit bonhomme de chemin sans qu’ils soient constamment obligés de rester dans notre ligne de mire. En cela, ils ne sont pas très différents des animaux qui nous entourent - fuyants si l’on tente de les approcher, mais curieux de nous découvrir si on sait les rassurer en faisant montre de la plus parfaite indifférence à leur égard.

Il est vrai que les septiques se gaussent du fait que les morts ne semblent guère fréquenter les plateaux de oui-ja, les séances de tables tournantes et les cercles spirites. On ne peut leur donner tort sur ce point. Cependant, cette absence n’est en rien une preuve de l’inexistence des morts, mais bien plutôt la conséquence d’une trop grande avidité des vivants à se les accaparer. Les morts ne détestent rien tant que d’être sous le feu des projecteurs, ne serait-ce qu’exposés aux lumières tamisées d’un salon de spirites. En revanche, si l’on ne se soucie pas d’eux, ils se révèlent à nous dans les moments les plus inattendus, (comme par exemple lors de ses instants de bonheur où justement on ne pensait pas à eux) ou bien en s’adressant à des vivants qui n’ont aucune attente à leur égard, parce qu’ils ne connaissent pas la nostalgie, comme les enfants, ou les éveillé.es.

En les retenant par devers nous, en les tirant sans cesse par les pieds, nous les empêchons de vivre leur propre destin – qui n’est pas tant de disparaître que de passer, d’infuser dans nos vies une teneur de plus en plus ténue, de plus en plus décantée, au point que nous finissons par ne plus la distinguer de nous-même. Les morts sont faits pour passer – ils ne sont fait que de passages. Ils passent au travers des murs de nos cloisons intimes, franchissent seuils après seuils, traversent hardiment les faux-fuyants des intermondes, passent outre le fait même d’être trépassés, outrepassent toutes bornes et toutes limites, enjambent tout ce qui constitue une attache à leur ancienne existence sublunaire.

Chaussés de leurs bottes de sept lieux, les morts sont faits pour traverser le miroir des apparences. On ne peut pas durablement les entraver. Vouloir les retenir contre leur gré, c’est les blesser tout en s’infligeant à soi-même une peine hors de propos.

Libérer les morts de leurs vivants, libérer les vivants de leurs morts : toutes les pratiques de désenvoûtements du monde s’y emploient.

A Madagascar, j’ai assisté à une cérémonie des plus étranges, qu’on appelle le retournement des morts. Cela se fait à l’occasion d’une grande fête réunissant toute la famille et les proches. Après une nuit entière de festivités, la foule forme un cortège, précédé du drapeau national et d’un orchestre de musicien, pour se rendre sur le tertre où sont enterrés les morts de la famille. Il y a d’abord le discours de l’édile attestant que les ayant droits sont bien en possession de l’autorisation administrative requise pour procéder à l'exhumation, puis des prises de paroles de différentes personnalités, puis de la musique, des chants, de la danse. On ouvre enfin le tombeau et on en sort un corps – en annonçant à la cantonade l’identité de celui ou celle qui a été choisi.

La famille proche s’empresse alors autour du cadavre, en tendant la main pour recevoir le fluide émis par sa présence bénéfique. Une fois démaillotés, les os sont soigneusement nettoyés et renveloppés dans un suaire neuf. Chaque geste est codifié, longuement explicité par les plus anciens, avant d’être scrupuleusement exécuté. Le type de points de couture devant sceller le tissu neuf a par exemple fait l’objet d’un débat passionné entre plusieurs tenants de différentes manière de faire.

Lassé par ces discussions dont les subtilités m'échappaient, je m’étais un peu écarté de l'attroupement quand j’ai vu la main d’un enfant passer entre les jambes des adultes pour venir se poser sur le corps de celui qui avait été son arrière grand-père. Je me souviendrai longtemps de l’expression de cet enfant : les yeux clos, il semblait plongé dans un état de béatitude qu’il est rare de voir chez un humain de cet âge.

Car tout cela se passait dans une atmosphère festive pleine de douceur. La famille maniait les restes du mort avec beaucoup de soin et surtout – c’est ce qui est particulièrement choquant pour nous autres occidentaux, qui ne ne voulons rien avoir à faire avec les corps en décomposition, les cadavres et la putréfaction (n’a-t-on pas inventé un paradis séraphique pour échapper à toute cette vermine qui nous guette?) – avec beaucoup d’amour.

S’ils déterrent leurs morts, ce n’est pas parce qu’ils refusent de les voir partir. Tout en leur prouvant qu’ils sont encore présent.es dans la vie de la famille, que l’on tient encore à eux (étonnante scène de photos de famille où tout le monde vient poser fièrement à côté du cadavre remmailloté de neuf - d’abord les enfants, puis les frères et les sœurs, les petits enfants, les cousins - par rang de filiation, comme nous le faisons lors des mariages ! ) – ils attestent par la même qu’ils sont bien morts (on le vérifie en les déterrant), avant de les renvoyer à ce qu’ils sont : des ossements.

Durant la cérémonie, plusieurs participants sont venus spontanément me fournir des explications, de peur que je me méprenne sur le sens de ce rituel. Pour les malagasy, il n’y a qu’un seul esprit, partagé par les vivants et les morts. Les laisser à leur destin de mort, ce n’est donc pas les trahir. C’est au contraire leur donner la possibilité de continuer leur existence sous une nouvelle forme – ce que nous autres occidentaux appellerions probablement les « laisser reposer en paix ».

Nous qui fuyons la mort, nous qui reléguons nos vieux dans des mouroirs et nos morts dans des cimetières austères et inhospitaliers, nous devrions nous inspirer de cette sagesse. Avec les morts, nous en faisons toujours trop ou trop peu. Trop, lorsque nous n’acceptons pas de les laisser être ce qu’ils sont : des morts – ce qui les transforme en fantômes revenant nous hanter. Trop peu, lorsque nous feignons de vivre dans un monde entièrement aseptisé, une bulle d’éternité où les choses semblent exister sans jamais avoir été engendrées (comme avec nos gris-gris connectés) - et donc non périssables.

Notre phobie de la mort est telle que nous la traquons dans la moindre interstice de notre vie quotidienne, ne serait-ce que dans l’inconfort d’un instant d’existence qui se manifeste en actualisant sa propre fugacité.

J’ai vu quelque part sur internet un panneau humoristique installé dans une zone piétonnière. Le texte disait : « Attention vous entrez dans une zone de zombies ». L’image représentait des silhouettes humaines dont l’attention était tellement accaparée par leurs téléphones portables qu’elles ne voyaient plus rien autour d’elles et risquaient de se foncer dedans. C’était en Australie ou en Nouvelle Zélande, je crois. Non loin de Madagascar, finalement.

Bien sûr, c’était une plaisanterie. Une allusion à la démarche hagarde et à l’air fraîchement déterré des personnes accro aux objets connectés, rappelant les zombies en folie du clip de Thriller de Michael Jackson (qui lui-même semblait être un expert dans l’art de fuir la dégénérescence).

Pourtant, si on y réfléchie, ce panneau, c’est aussi une sorte de manifeste de notre être-au-monde-zombie. En le formulant d’une manière volontairement provocatrice, on pourrait dire que, tout en transformant nos morts en fantômes, nous nous transformons nous-mêmes en zombies, comme si nous voulions anticiper notre propre mort, histoire d’en être débarrassé une bonne fois pour toutes.

Nous voudrions atteindre l'état de distraction absolue, où plutôt l’absorption complète dans un flux permanent d’absence à nous-mêmes. Ces tentatives d’engourdissement de l’attention, d’anesthésie de soi, par l’entremise d’une série de gadget dont l’objectif est de combler le moindre vide, le moindre sentiment de vacances – combler tous les trous – ne serait-ce que par le ressassement ad nauseam des images de la mort des autres, une mort stérile, domestiquée, pixelisée, abstraite, sans odeur, sans sons, sans liens affectifs avec nous – cette manière de chercher à tout prix à nous abstraire de la réalité telle qu’elle est, n’est-ce pas un vouloir-devenir-zombie ?

Le plus grand trou à combler, pour qu’enfin nous cessions d’avoir peur, n’est-il pas finalement celui de notre propre tombe ?

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...