Sur la spirale.
D’abord, on nait. Éjectés de la
poche amniotique où nous prospérions jusqu’alors, nous voilà projetés dans le
monde, mus par une force cherchant à tout prix à croître : la vie.
Aussitôt, nous progressons en
tranchant dans le vif du monde, comme un couteau bien affûté incisant toute
nouveauté se trouvant sur son chemin. En partant d’un point initial, peu
importe la direction que l’on prend : on trace toujours une ligne. Il
suffit de filer droit devant soi.
Puis, insensiblement, notre
trajectoire s’incurve. En croissant, elle se courbe. C’est une sorte de
fatum, un destin que nous endossons inconsciemment. Notre lancée, droite initialement,
montre une tendance inéluctable à s’infléchir – que nous le voulions ou non. Il
semble pourtant que nous le voulions bien. Sans doute parce que cette amorce de
virage permet de dégager un point de vue sur nous-mêmes. Une perspective - comme
lorsque le train dans lequel nous nous trouvons effectue une boucle et que nous
découvrons tout à coup les autres wagons de la rame…
Quoi qu’il en soit, cette inflexion
de nos lignes de vie permet la prise de conscience et le retour sur soi. Notre
représentation du monde s’en trouve modifiée. Nous ne sommes plus un point en
mouvement avec de l’inconnu devant soi. Il y a une queue à notre comète. Il y a
une traîne à notre robe. Nous laissons une trace derrière nous. Nous prenons conscience
du chemin parcouru.
Ainsi, à force de s’incurver,
notre ligne de vie effectue un premier cercle nous ramenant dans des parages où
nous avons déjà frayés. Pas exactement les mêmes cependant, mais similaires à
ceux que nous avons traversé précédemment. Nous réalisons alors que les choses
se présentent à nous de manière cyclique. Nous repassons par des expériences,
des circonstances, des opérations mentales, des évènements affectifs qui nous
sont déjà familiers – quoi que nous les vivions désormais avec le léger
décalage de la reconnaissance.
Grâce à ce retour sur elle-même de
notre ligne de vie, nous découvrons qu’il est possible de demeurer dans le vif
du présent – ou, pour reprendre un vers célèbre de Stéphane Mallarmé, « le vierge,
le vivace et bel aujourd’hui » - tout en étant continuellement incorporé
dans la lumière du passé, tel un « transparent glacier des vols qui n’ont
pas fui » - toujours selon les mots du poète. Nous faisons l’expérience de
la récurrence.
Cela n’a rien à voir avec le fait
de revenir à son point de départ. Depuis Héraclite, nous savons que, comme
l’eau du fleuve n’est jamais la même, nous ne passons jamais deux fois au même
endroit. Même en glissant nos pas dans les empreintes que nous avons laissé
dernière nous, ce ne sera plus jamais une première fois. Passer et
repasser sur ses propres traces (comme le font les dupont-dupond tournant en
rond dans le désert, dans « Tintin au pays de l’or noir »),
cela multiplie les pistes à l’envi – c’est-à-dire que cela fait du nouveau avec
du même.
Redisons-le avec force : nous
ne repassons jamais deux fois au même endroit. Il n’est pas possible de tourner
en rond.
En fait, nous progressons en
spirale. Une spirale s’éloignant progressivement de notre zone initiale,
explorant toujours plus avant les terres vierges qui nous environnent.
Si l’on considère quelques
instants cette figure pour le moins étrange de la spirale (afin de la prendre
en considération, de la contempler, de l’appréhender sans à priori – ou, pour
le dire en jargonnant à la manière philosophique, afin d’en laisser sa quiddité
infuser en nous) on comprendra qu’elle recèle un paradoxe qui, bien loin d’en entraver
la course, se révèle au contraire étonnement propice à sa locomotion. La
spirale recule et avance à la fois – ou plutôt : elle recule pour mieux
avancer. Ce tour de force conceptuel est son principe moteur. A chacune de ses révolutions, ses pertes se transforment
en gains – c’est même la clef de son expansion continuelle.
La spirale, c’est l’inverse d’un saut
métaphysique, d’une césure entre le monde bassement matériel et des vérités
spirituelles intemporelles : c’est un mouvement organique, une progression au raz-du-sol
(comme l’escargot !), recyclant à l’infini les scories de ses précédents passages
– un cheminement nourri et abondé par l’assimilation de son matériau
expérientiel.
Si l’on redresse une spirale et
qu’on l'imagine en trois dimensions, on obtient un ressort. La force que le ressort
amortit, il le rend au centuple. En s’enfonçant dans le sol, il se contracte
pour mieux se dilater dans l’espace. Le ressort, c’est une spirale en volume.
Une manière de s’appuyer sur le passé pour mieux s’élancer vers l’avenir.
Les danseurs, lorsqu’ils ont encore
en âge de faire des sauts (ce qui hélas n’est plus mon cas !) savent que pour
monter haut – disons le mot : pour voler, ne serait-ce que quelques
fractions de secondes, mais qui valent en réalité une éternité… – il ne faut pas s’élancer
vers le ciel, mais au contraire envoyer résolument son énergie dans le sol. C’est le sol qui les élève. Il leur faut puiser de la force dans le bas
pour mieux bondir vers les hauteurs.
La spirale est la forme naturelle de
nos lignes de vies. C’est elle qui nous donne le rebond nécessaire pour aller
de l’avant, en recyclant vers le potentiel du présent ce qui, de notre passé,
est encore actuel.
Grâce à ce déploiement excentrique
(c’est-à-dire qui s’éloigne de plus en plus de son centre), nous sommes en
mesure d’engranger de l’expérience. Notre trajectoire individuelle devient moins
importante que le contexte au sein duquel elle se déploie. En repassant par les
mêmes zones de vécu, en vivant des expériences similaires à celles que nous
avons déjà vécu, notre existence se trouve incroyablement démultipliée,
amplifiée, prodigieusement enrichie.
Nous sommes en mesure de relier des
faits et des circonstances que nous avons précédemment connues – ne serait-ce par
exemple que lors de nos différentes expériences amoureuses, qui toutes apportent leurs
lots de reproduction du même et de découverte du neuf. Les situations que nous
traversons font sens. Elles font écho les unes aux autres.
J’aurais envie ici d’employer un
verbe anglais qui m’est cher : to gather. On pourrait le traduire
par réunir (collecter) - ou rassembler. Il se décline également en
adverbe : on dit alors gathering. Traduire gathering par
rassemblement ne me paraît pas très judicieux. En français, le mot est lourd,
pesant et même un peu suspect (on entend tout de suite le piétinement de gros godillots
venus dispersés manu militari une faction de fauteurs de trouble !)
– alors qu’en anglais gathering a une composante festive. Le « ring »
final (« anneau » en anglais) de gathering tinte aux oreilles
anglophones comme les timbales entrechoquées de joyeux convives réunis pour
célébrer une cause commune. D’ailleurs, « to gather » a une secrète
assonance avec « together », terme qui veut dire
« ensemble ». Une traduction possible du
verbe « to gather » pourrait être le néologisme
« ensembler » : faire en sorte que des éléments disparates soient harmonieusement
intégrés dans un ensemble, un groupe, une communauté.
Ensembler : voilà bien la propriété essentielle de la spirale. Elle a la faculté d’agglomérer
des choses qui – si on adopte un autre point de vue que le sien – semblent se
trouver à l’opposé les unes des autres - ou bien dans des domaines, des
échelles de valeurs, des temporalités à priori irréductibles. En rassemblant les éléments épars de notre vie au sein
d’une forme à la fois contenante et ouverte sur l’inconnu, la spirale procède à une
recension du passé tournée vers l’avenir.
Non, décidément, le monde n’est pas
une matière amorphe, une pâte insipide, inodore et incolore, que la grande lame
de notre lucidité tranche imperturbablement, avec une technicité toute
chirurgicale. Le monde a sa propre texture, sa propre saveur - son grain. Il
tâche tout ce qu’il touche, il contamine tout, il se mélange à
tout. Le monde est empathique. Il ne cesse de tisser des correspondances entre
ses différents états successifs. Il s’exprime à travers nous. Il actualise en
permanence les strates variées (mais subtilement corrélées les unes aux autres)
de sa texture.
Des savants se sont penchés sur la
manière dont les plantes poussent. Il se trouve qu’elles ne poussent pas droit.
Le mouvement d’un bourgeon, d’une vrille de la vigne, d’une pousse d’herbe ou
d’une feuille, c’est toujours la spirale. Il y a certainement plein de raisons expliquant
ce phénomène, en premier lieu l’héliotropisme végétal. Mais, à mon sens, on
aurait tort de faire du mouvement spiralé l’apanage exclusif des plantes. Sans
parler de la formation de certaines coquilles de gastéropodes (dont le nombre
d’or préside à leur perfection plastique) – nous pouvons à nouveau solliciter l’expérience
des danseurs sur ce sujet. Ils savent que, pour passer d'une posture au sol à la station debout, il n’y a pas
de chemin plus rapide que d’amorcer une remontée en spirale.
Grâce à la spirale, la trajectoire
de nos lignes de vie est centripète : tout en enveloppant son précédent trajet, elle le synthétise, elle l'abstrait de sa gangue circonstancielle - et, ce faisant, elle s'en écarte. On peut parfois avoir
le sentiment que les aléas de la vie nous ramènent à notre point de départ, mais en réalité il n'en est rien – c'est une illusion, comme cet effet d'optique nous donnant l'impression que
les roues d’un véhicule lancé à pleine vitesse tournent à l’envers.
La spirale progresse quoi qu’il
arrive. On a beau faire – ou ne pas faire – écrire, perdre son temps, tergiverser
ou aller droit au but – mais lequel ? - brûler la chandelle par les deux
bouts, ou bien au contraire l’économiser avec un soin maniaque, peu importe :
cercles après cercles, la spirale de nos vies poursuit son expansion.
L’âge n’arrête pas cet élan
circulaire, bien qu’il en réduise sensiblement l’amplitude. Bien sûr, lorsqu’on
se trouve alourdis par les ans, on progresse moins vite que la jeunesse,
c’est incontestable. Mais, en contrepartie, puisque nos (nombreuses) lignes de vie se rapprochent de plus en plus, nos planètes intimes ne cessent de s’aligner, formant
des conjonctions inattendues qui bouleversent la compréhension que nous avons
de nous-même et du monde.
Ces diagonales biffant les cercles
de la spirale, ces raccourcis fulgurants sur soi-même, c’est ce qu’appellent
de leurs vœux tous les chercheurs de vérité. Il s’agit là de l’accomplissement
de la forme spiralée – de son acmé. Il semble pourtant que cette fruition instantanée, du moins dans sa version intégrale, soit plutôt rare. Beaucoup en ont l’intuition – très peu en ont
fait réellement l’expérience.
On les appelle des saints, des
sages, des bienheureux. Ils ont su tirer des lignes issues de leur noyau de vacuité pour les faire rayonner jusqu'à l'infini. L’iconographie traditionnelle illustre ce phénomène par une auréole lumineuse entourant les têtes ou les
corps glorieux de ces êtres d'exception. Il n’est plus question ici de passé, de présent ou
d’avenir. Les rayons transversaux relient entre elles des zones très éloignées
dans le temps, que la spirale rapproche jusqu’à les fusionner dans un instant
d’éternité - pour employer un oxymore cher aux mystiques.
Car : « Qui passe en l’éternité
plus d’un jour / est aussi vieux que Dieu jamais ne le sera » - selon l'affirmation
stupéfiante du théologien allemand Angelus Silesius !
Certain.es doivent attendre un
grand nombre d’années avant d’être illuminés par ces fusées extraordinaires.
D’autres, en revanche, en font l’expérience très tôt, alors qu’ils/elles n’avaient
encore que quelques cercles concentriques à leur actif. D’autres enfin n’aurons
jamais l'idée qu’une telle révélation est possible. Ils continueront à creuser
leurs sillons, imperturbablement, sans soupçonner qu'il puisse exister cette possibilité d'éblouissement épiphanique.
Amer constat, qu'on ne peut formuler sans ressentir une morsure de dépit. Personnellement, j'aime à penser que les choses ne sont pas aussi tranchées. Toutes les spirales de vie abondent de conjonctions favorisant un état extatique de transcendance de soi et du monde. Alors, pourquoi seraient-elles réservées à certains seulement ?
La vie des vieux maîtres abondent d'anecdotes où ces derniers révèlent (non sans une certaine malice, il me semble) que de pauvres bougres, que personne n'avait remarqué jusqu'alors, parce que tout le monde les croyait simples d'esprit, ont atteint cette fameuse illumination que leurs disciplines les plus dévoués mettent tant de zèle à rechercher. Le fait que les intéressés eux-mêmes ne semblent pas s'en être rendu compte plaident évidemment en leur faveur. Le présent pur dans lequel ils évoluent en toute innocence, de plain-pied avec le monde tel qu'il est, leur parait tout simplement... naturel !
Mais il faut bien avouer que ce type de révélation ne semble pas partagée par le commun des mortels - même s'il se trouve parmi eux quelques saints inconnus, éveillés malgré eux.
Pourquoi une telle iniquité ?
C'est un mystère. En tout cas, il
me semble que se représenter les lignes de vie sous forme d'une spirale rend moins injuste le fait que
certaines existences soient brusquement interrompues avant leur terme (et je ne
parle pas uniquement des existences humaines). Si l’on conçoit notre trajectoire
comme une ligne droite – avec donc des objectifs à atteindre – mais
lesquels ? – on peut à juste titre déplorer qu’un être ayant peu vécu n’ait
pas eu l’occasion de développer tout son potentiel personnel.
Alors qu’avec la spirale, cette perspective
déprimante n’a plus lieu d’être. A partir du moment où un second cercle s’est
inscrit dans les brisées d’un premier, il me semble qu’il y aura eu une
possibilité d’acquis (de richesse ?), de gains – quels qu’ils soient – nous
autorisant à considérer que la brièveté d’une existence individuelle n’aura peut-être
pas été complètement absurde. Bien sûr, lorsqu’un être nous est arrachée trop
tôt, on ne peut que regretter la fugacité de sa présence à nos côtés. Mais une
spirale reste une spirale, quelques soient le nombre de ses strates.
De même, à l’autre extrémité de l’existence,
lorsqu’une vie de plusieurs décennies nous a permis d’accumuler un grand nombre de cercles successifs,
il peut paraître moins crucial d’en accumuler de nouveaux – qui au fond ne
feront que redire, reprendre (quoique toujours différemment) ce qui a déjà été
dit, vécu, expérimenté.
Bien sûr, comme au manège, au
moment où celui-ci fait mine de s’arrêter, un cri du cœur s’élance malgré soi pour
réclamer à toute force un tour supplémentaire. Mais, finalement, pour celles et
ceux qui ont la chance d’avoir eu toute une vie devant eux, afin d’y pouvoir développer
la trajectoire qui fut la leur (en tournant autour d’eux-mêmes, comme le font
les plantes, selon un processus d’abandon graduel de soi pour aller vers toujours
plus d’extérieur, toujours plus de non-soi) il est probable que la sagesse qu’ils.elles
en ont retirés finisse par constituer un contrepoids acceptable à la conscience
douloureuse de savoir que cette course individuelle touchera bientôt à son terme.
Car, plus la spirale s’étend, plus
les cercles concentriques se perdent dans le lointain, comme des vagues de moins
en moins marquées. Il suffirait d’un souffle – le dernier – pour rendre parfaitement
lisse et étale la vaste étendue d’inconnu sur laquelle ces ondulations se sont transitoirement
déployées.
La spirale, une forme sans fin
ouverte sur l’infini.