samedi 7 septembre 2024

Sur un sentiment de liberté

Je réalise soudain que je n’ai rien de prévu ces prochains jours. Je me retrouve seul avec moi-même ! Cela me procure un joie intense qui me fait battre le coeur, comme si je me réjouissais de la perspective d’un rendez-vous amoureux. Une fenêtre vient de s’ouvrir, m’octroyant gracieusement une portion de ce que Mallarmé appelait « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ». Peu importe ce que je ferais de ce temps libre – rien, la plupart du temps. C’est ce potentiel indéterminé qui m’enthousiasme. J’appelle cela « ma liberté ». S'octroyer une vacance de soi et des autres où tout est encore possible – disons plutôt : où rien n’est encore advenu. Indemne de tout projet, de toute expectative, de toute velléité de récidive, telle la neige pure d’un chemin où personne (ni homme ni bête) n’a encore laissé l'empreinte de ses pas. 

Il est probable que mes années passées en camion aménagé m’ont innoculé le virus d'une liberté à ce point exclusive. En camion, on peut tout décider à la dernière minute : le lieu, l’heure, la durée d'un arrêt. Partir quand bon nous semble, rester tant que cela nous fait envie. Si, dans une situation contraignante (la plupart du temps en société) il me vient à l’esprit que je pourrais partir, m’enfuir, rembobiner le film et jouir de ces mètres de pellicules vierges où je pourrais à loisir imprimer n’importe quelle autre nouvelle image – il est presque certain que je ne pourrais pas résister à la tentation : je prendrais la clef des champs. J’inventerais un prétexte pour filer en loucedé. Comment résister à une échappée belle ?

Je me souviens d’une fête où je me rendais, il y a quelques années. Parvenu devant le muret du jardin où j’entendais le bourdonnement des voix, je me suis senti piégé : j’ai rebroussé chemin, laissant le gâteau que j’avais amené sur le muret. J’ai joint au téléphone l’ami qui m’avait invité (et que j’aimais beaucoup) en évoquant vaguement un empêchement de dernière minute – puis je suis parti baguenauder de-ci de-là, par les bois et les champs, le nez au vent comme un chien en maraude. Quelque jours plus tard, ce même ami me racontait à quel point la fête était réussie (et comme il aurait aimé que je sois présent) – citant incidemment un certain gâteau dont le goût délicat l’avait enchanté, mais dont personne n’avait su lui dire qui l’avait amené. J’ai compris alors de quel gâteau il s’agissait. Je n’ai pas osé lui dire que c’était le mien.

Entre vivre quelque chose seul ou à plusieurs, je préfère le faire seul. Non pas par excès de misanthropie, mais parce que seul je touche à cette liberté étourdissante dont je peux dire à bon droit qu’elle est le sel de ma vie. Seul, on peut s’efforcer de rester au plus près de la source jaillissante du présent, se maintenir en équilibre au point exact de la partition entre soi et le monde – alors qu’à deux, à trois, à plusieurs, on est tout de suite emporté par le flux des habitudes de se croire quelqu’un. On se retrouve fatalement engloutis dans le monde fictif de nos projections mentales. 

Les moments les plus forts de ma vie (ceux dont le souvenir resurgira peut-être à l'heure de ma mort) tous, sans exception, je les ai vécu seul. A contrario, les moments où j’ai le plus souffert de solitude, c’était en compagnie d’humains. Je ne nie pas que souffrir de solitude lorsqu’on est livré à soi-même, sans personne à qui se confier, est une expérience éprouvante. Je l’ai vécue, comme tout un chacun. Cependant, si elle est moins intense, parce qu’édulcorée d’une multitude de petits compromis, la solitude éprouvée au milieu de nos pairs me paraît mille fois plus cruelle. Elle appuie là où cela fait mal. Elle plante son stylet au cœur de nos points faibles. Leurs égoïsmes obtus nous renvoient au notre, nous persuadant d’une fatalité qui n’en est pas une.

Seul, on peut toujours repartir à zéro (cette prise de conscience est sans doute un legs de mes années de zazen). Tout effacer. Ne suivre aucune trace. Ne rien faire de ce que l’on a prévu de faire, ou de dire, ou de penser ou d'être - selon l'inflexible enchaînement des lois karmiques. Faire autre chose - peu importe quoi : ce n’est pas le résultat qui compte, mais l’aube. L’ouverture. L’élan. 

Cette impulsion vient de loin. De l’enfance, ou peut-être même d’en-deçà de l’enfance. Souvenons-nous (non pour en déplorer la perte, mais pour en re-susciter l’épanouissement en nos cœurs) de notre joie d’enfant qu’il y ait quelque chose et non pas rien – que le monde soit monde, que l’air soit cette manne immatérielle que l’on peut respirer à plein poumons jusqu’à en avoir le tournis. Qu’il y ait de la lumière, des sons, des couleurs, des sensations : cette liesse nous donnait envie de courir alors, de crier, de danser, de marteler le sol comme Milarépa, un ermite tibétain dont on disait que son corps était devenu vert à force de manger des orties... Sur le seuil de sa grotte, ivre de la joie de l’éveil, il dansait avec tellement de force que ses plantes de pieds s’incrustaient dans le roc !

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...