samedi 12 août 2023

Sur les interactions. 

Les êtres vivants n’existent pas « en soi », mais en lien avec ce qui les entoure, c'est-à-dire ce qui les sustente, les attire ou les repousse, les soutient ou les agresse. Le « soi » - le soi autonome, indivisible de l’in-dividu - n’est qu’un mythe, une vue de l’esprit. Tout ce qui existe n’existe qu’en dehors, projeté vers l’extérieur, impliqué dans le monde qui est le sien. Être, c’est « faire monde » - c’est-à-dire s’immerger dans ce qui, parce qu’il est autre, nous permets de nous éveiller - à la substance, à l’échange, à l’intensité, à la véritable nature de l’esprit… Tout ce qui vit - les plantes, les êtres unicellulaires comme les vertébrés – tout le vivant est relationnel… Les êtres vivants ne sont constitués que d’implications, d’imbrications, d’interactions avec et dans le(s) monde(s) de(s) (l’) autre(s).

Bien sûr, ce ne sont jamais les mêmes mondes. Le milieu, les modes de vie, la configuration des corps, les organes de perception diffèrent grandement d’une espèce à l’autre. Qui plus est, au sein d’une même espèce, chaque individu possède sa propre subjectivité, sa manière de faire - son « genre de beauté », pourrait-on dire.

Ce propos pêche par trop de généralité, j’en conviens ! Un exemple concret serait le bienvenu.

Sortons de ma maison et faisons quelques pas sur le chemin de terre. Nous y croiserons certainement ma voisine - presque chaque matin, elle l’empreinte pour mener ses brebis à leur pré. Il n’est pas rare que celles-ci envahissent tout à coup mon jardin et se précipitent sur mes roses, pour lesquelles elles éprouvent une véritable passion - ce qui ne manque pas de provoquer quelques scènes pittoresques distrayant l’ordinaire de ma journée, faite essentiellement de solitude et de silence.

Je me prête d’autant plus volontiers au jeu que cela me permet d’observer leur comportement. L’une d’elles, dénommée "Grenouille", est une rebelle : elle se lance toujours bille en tête dans la moindre possibilité d’échappée belle - tandis qu’une autre, à l’inverse, la susdite « La vieille », ne se sent en sécurité que blottie au milieu de ses congénères. Une autre encore – celle-ci s’appelle, « Queue-courte », il me semble – n’aime rien tant que s’absorber dans la contemplation d’une touffe d’herbes ou d’un buisson de framboisier sauvage, quitte ensuite à bêler à fendre l’âme lorsqu’elle se découvre abandonnée par ses pairs.

Ma voisine affirme que chaque brebis possède un caractère spécifique et même, selon ses dires, son propre « petit grain de folie » - c’est-à-dire ses manies, ses caprices, voire ses phobies, qu’il faut savoir désamorcer à l’aide d’une panoplie de ruses et de tractations dignes d’une psychologue chevronnée.  

Comme il m’arrive plus souvent qu’à mon tour de lui filer un coup de main pour récupérer ses bêtes disséminées un peu partout dans le paysage - qui à l’autre extrémité du chemin de terre, qui sur mon terrain, qui dans le pré aux vaches (lorsque celles-ci ne sont pas là) ou bien – beaucoup plus périlleux – baguenaudant sur la route bitumée où les rares voitures débouchent à fond de train – j’ai de fréquentes opportunités de me confronter à l’étrangeté d’une espèce qui n’est pas la mienne.

Durant la fraction de seconde où nos regards se croisent (je dois avouer que les pupilles horizontales des ovins m’ont toujours mis mal à l’aise), je constate que nos mondes sont effectivement incompatibles - inconciliables, irréductibles l’un à l’autre – mais que pourtant, stimulés par l’urgence de cette confrontation inopinée, la brebis et moi-même optons spontanément pour une stratégie de traduction au pied levé, nous saisissant de n’importe quel élément pouvant servir de truchement pour décrypter, dans la mesure du possible et avec les moyens du bord (c’est-à-dire selon nos propres références) les intentions de l’autre.

Ainsi, bien que le monde des brebis et celui des humains soient radicalement différents, ils cohabitent et même – presque chaque matin – s’interpénètrent, se recouvrent partiellement, interagissent, s’impactent mutuellement – jusqu’à venir, par extraordinaire, apporter leur contribution à l’écriture de ce texte - ce qui, de la part d’un animal à priori analphabète, n'est pas une mince prouesse, il faut bien l'avouer !

Maintenant qu’elles sont à l’abri dans leur pré, nous pouvons approfondir l’intuition qu’elles ont contribué à faire naître en nous - à savoir que, quelques soient leurs caractères, leurs « petits grains de folie », comme dit ma voisine, les brebis n’existent (dans l’instant) qu’en relation avec ce qui, pour elles, constituent le « monde extérieur » - pour autant qu’une partition intérieur/extérieur ait encore un sens, dans la perspective qui est la nôtre désormais.  

Il n’est pas utile, je crois, de développer outre mesure la relativité de l’espace. Nous concevons aisément que les êtres vivants évoluent dans un espace à leur mesure, où des choses sont (ou ne sont pas) selon que cet être vivant les perçoit (ou non) – et surtout selon comment il les perçoit. Il faut cependant prendre garde au fait que, influencés par notre manière humaine de voir les choses, nous avons tendance à concevoir l’espace uniquement à partir des données visuelles, alors que pour beaucoup d’espèces adventices à la nôtre, l’espace se définie par d’autres marqueurs sensoriels, par exemple chimiques (pour les plantes), vibratoires (pour l’araignée), ondulatoires (pour les cétacés ou les chauve-souris), olfactifs (pour une grande partie des mammifères) ou bien encore sonores (on pense bien sûr aux prouesses acoustiques des oiseaux délimitant ainsi leurs territoires – mais pas que…).    

Il nous parait beaucoup moins intuitif, en revanche, d’appliquer cette même relativité à la notion de temps. Spontanément, nous concevons le temps comme un écoulement permanent, une vaste pulsation au sein de laquelle viendrait se loger la rythmique particulière de chaque espèce (des rapides, des lentes, des fugaces, des irrégulières, des amples, etc.). Une sorte de pouls divin, en quelque sorte.

Pourtant, au niveau du vivant, il n’y a pas de temps universel. Le biologiste allemand Jakob von Uexküll, dans son livre "Milieu animal milieu humain", l'affirme en une formule lapidaire : « Alors que nous disions jusqu’à présent, sans le temps, il ne peut y avoir aucun sujet vivant, nous devrons dire dorénavant : sans un sujet vivant, il ne peut y avoir aucun temps ».  

Une petite explication s’impose, je crois.  

Le grain du temps, c’est l’instant. Une unité minimale en deçà de laquelle le monde est complètement immobile - c’est-à-dire qu’il ne se passe rien. Or, l’instant est différent selon chaque espèce.

Le nôtre, par exemple, dure un dixième-huitième de seconde (c’est sur ce principe que fonctionne l’image animée du cinéma). Si l’on tape dix-huit coups dans ce laps de temps sur la peau d’un humain, il ne percevra qu’un seul coup. Notre espèce ne discerne rien en deçà d’un dix-huitième de seconde. C’est comme ça.  

L’instant de la mouche est beaucoup plus court. C’est pourquoi il nous est si difficile de l’attraper. Durant les 18 fractions de secondes que dure notre instant – ce « grain de temps », insécable pour nous - le monde de la mouche, lui, a déjà changé plusieurs fois. Je suppose qu’elle doit considérer avec une certaine perplexité les évolutions de cette grosse masse chaude (notre main !) suspendue dans le vide, la plupart du temps immobile, puis se dirigeant ensuite avec une lenteur consternante vers un endroit où elle ne se trouve plus depuis belle lurette ! Autant dire qu’elle ne doit guère se sentir menacée par nos tentatives de capture pour le moins pataudes – pas plus que nous nous inquiétons de la lente progression d’un escargot se dirigeant vaguement dans notre direction…   

L’escargot, justement, parlons-en ! A tout seigneur tout honneur… Le temps de l’escargot se déploie à partir de trois instants par seconde – ce qui veut dire qu’il constate des changements à un rythme encore plus lent que le nôtre, et à fortiori que celui de la mouche – bien que, dans son monde, ce paisible gastéropode vaque à ses petites affaires avec un entrain tout à fait normal - car, comme nous le fait judicieusement remarqué von Uexküll : « les évolutions de l’escargot ne se déroulent pas plus lentement pour lui que les nôtres pour nous ».

Grâce à cette petite gymnastique mentale (mettant à mal certains de nos présupposés les plus solidement ancrés) nous réalisons qu’il n’y a pas de temps ni d’espace de référence, mais une multitude d’espaces et de temps disjoints se combinant aléatoirement au grès des évolutions des individus composant la vaste tapisserie vivante de l’univers.

Comment, dès lors, peut-on encore parler de territoire ?

Un territoire, au fond, ça n’existe pas. Là où l’on dit « territoire » se trouve en réalité l’imbrication d’une profusion d’intermondes.

Pas besoin d’aller chercher bien loin une illustration de mon propos. Puisque les brebis de ma voisine ne déambulent plus dans le chemin, nous pouvons prendre le temps d'une observer un peu les abords. 

Sur le talus exposé au levant, ombragé dès la mi-journée par les haies et le mur de maison, foisonnent, au milieu des pierres, les résilles graciles des fraisiers sauvages. C’est une zone un peu sombre où la végétation parait granuleuse, rêche et odorante, musquée comme la queue de l’écureuil détalant à l’aube d’un bosquet de noisetiers, entre des aubépines et des cornouillers blancs.

De l’autre côté du chemin, c’est très différent : les friches de groseilliers et de mûres, baignées de soleil presque toute la journée, étouffent dans leurs raies les fougères, les genets nains et les rejets de sapins vert fluo. Le fouillis végétal semble jubiler dans cette profusion grasse, grisâtre et replète, éclatant à la face du monde comme les bulles narquoises d’un riche bouillon.     

Papillons, mouches, guêpes et autres diptères pullulent. Des fourmis circulent en procession, peut-être attirées par une colonie de pucerons produisant le délicieux miellat dont elles raffolent. Un insecte vert aux ailes transparentes se pose sur une feuille d’églantier - son nom savant est la chrysope, mais on l'appelle couramment la demoiselle aux yeux d'or. Ici, un foyer de minuscules araignées rouges, là, deux punaises vertes en pleine copulation, accolées l’une à l’autre par leurs arrière-trains. Un merle à l’œil cerclé d’or vient m’observer, curieux de savoir si j’ai repéré dans le fouillis végétal quelques petites proies dont il ferait bien son affaire.

De tout ce qui vit ici, on ne voit que l’apparent – les yeux n’ont accès qu’à la surface des broussailles, un dédale de chevauchements enchevêtrés digne des architectures de Piranèse. Des mouvements furtifs signalent le repli prudent de quelque rongeur inquiété par mon arrêt trop prolongé. Il y a peut-être une vipère aspic enroulée sous l’amoncellement des cailloux - et probablement, agrippées à des crosses de fougères, une ou deux tiques émoustillées par mes effluves corporels aux forts relents d’acide butyrique. 

Au grès des ombres balayant les golfes de lumière, on devine pléthore de caches secrètes et de pièges minuscules, soigneusement dimensionnés à la taille de leurs proies. Il faudrait avoir un corps lilliputien pour pouvoir explorer tous ces étagements complexes de feuilles et d’herbes. Il n’y a ici que des passages. Pas de murs - et encore moins de remparts. Tout communique. Rien n’est isolé. Chaque entité – car l’inanimé aussi participe à sa pleine mesure – chaque « étant » de ce microcosme est en interaction permanente avec ce qui l’entoure. 

L’humain réduit le monde à une matière première qu’il aurait tout loisir de plier à sa guise. Bel exemple de présomption ! D’abord parce que prétendre que l’homme est un être indépendant de « la nature » ne manque pas d’être absurde, pourvu qu’on y réfléchisse. Ensuite parce que sa prétention à être le seul à modifier son environnement parait d’une fatuité indigne de son intelligence – il suffit d’observer n’importe quel coin de talus pour s’apercevoir que toutes les espèces vivantes font de même, la végétale aussi bien que l’animale. 

La différence est que les influences des espèces vivantes à l’œuvre dans un talus se régulent et s’équilibrent globalement, alors que l’influence humaine ne rencontre pas - ou plus - de forces antagonistes capables de la contraindre. C’est une situation dangereuse. Depuis l’émergence de l’Homo Sapiens Sapiens (il y a environ 300 000 ans), nous devrions avoir eu le temps de comprendre qu’aucune action ici-bas est sans conséquence.

Cet équilibre toujours à reconstruire, on pourrait dire qu’il est le fruit de l’intelligence de Gaïa, une figure mythique de la Grèce antique repensée à l'aune de la science contemporaine par James Lovelock, un climatologue anglais évoqué dans la conclusion de ma chronique sur les météores.

Prendre conscience des interactions foisonnantes entre les êtres vivants, c’est développer une attitude pondérée nous incitant à ne prendre qu’en restituant - à ne prélever, dans la matière abondante du vivant, qu’un écot partiel mais suffisant pour combler nos besoins élémentaires. Le bouddhisme zen nomme cela l’« harmonisation ». On s’harmonise avec le monde en se mettant à l’unisson de ce qui nous entoure, en adoptant une posture humble envers ce à quoi chaque seconde de notre vie nous confronte. Lorsque l’on fait ainsi silence en soi, le monde répond avec profusion – et notre humilité se teinte alors d’un profond sentiment de gratitude.

Ainsi, l’intransitivité des différentes espèces n’impliquent pas, loin s’en faut, que chacune d’elles fonctionne en vase-clos, tournant le dos aux autres. Il suffit de se plonger dans n’importe quel bout d’univers pour trouver un démenti formel à ce postulat cartésien d'une petite mécanique déroulant à vide son ressort spécifique, sans se soucier de ce qui l’entoure - une sorte d’automate n’envisageant son « environnement » qu’en tant que ressources à piller ou menaces à circonscrire. 

Cela, c’est la vision ultra-libérale d’un « individu », porteur de « potentiels de développement » qu’il doit gérer comme une petite entreprise, en faisant preuve de « résilience » et d’«agilité ».

En réalité, dans « la vraie vie » (comme disent ceux pour qui elle est abstraite) c’est exactement l’inverse qui se produit. Puisque les êtres vivants évoluent dans des mondes qui leurs sont spécifiques, tout ce qui existe n’est qu’interactions perpétuelles, adaptations à l’autre, échanges – tâtonnements, échecs, conjonctions fortuites, fugaces et instantanées.  

Comment comprendre ce paradoxe ?

Lorsque quelque chose nous affecte, nous réagissons. C'est le propre de tous les êtres vivants. Toutes les réactions sont possibles, de la plus minime à la plus forte. Ces interactions permanentes entre un être vivant et le milieu dans lequel il se trouve, c'est ce que le cinéaste Eisenstein appelait (il est vrai dans une toute autre acceptation du terme) la non-indifférente nature. Rien n'est isolé de ce qui l'entoure. Nul être vivant est trop insignifiant pour exercer une influence sur quoi ce soit. Comme l'écrit Maître Dogen, dans son poème « la voie des gouttes de pluie de Maître Kyosei » : il n'y a rien qui ne parle.

Pour exprimer ces réactions de stimulation ou d'inhibition, la nature a inventé d’innombrables moyens. Ces réactions peuvent prendre la forme de sons, d'émission de substances chimiques, d'impulsions électriques (comme le font les poissons communiquant entre eux, par exemple), de variations morphologiques, de transformations de texture, de modifications de rythmes, d'ablations volontaires ou au contraire d'étonnantes hybridations, toutes plus invraisemblables les unes que les autres...

Cela va de la simple réaction épidermique aux comportements les plus élaborés, d'une rétractation de follicule jusqu’aux subtilités byzantines des codes régissant les interactions sociales des mammifères.

Les langages (j'emploie le pluriel à dessein, les humains ne sont pas les seuls à avoir élaboré leur langage) - les langages sont, de ce point de vue, une réaction typique d'un groupe d'individu à une stimulation extérieure. Décrire toutes ces réactions - tâche bien sûr impossible – ce serait répondre à cette question immense : « qu'est-ce que la vie ? ».

Pour y voir clair dans ce foisonnement de signes agissants les uns sur les autres, on peut considérer que chaque espèce possède son propre nuage de réactions, aussitôt décryptées et assimilées par le reste du groupe. C'est une manière de définir une communauté : une nuée de réactions communes. Pour être membre du groupe, il s'agit moins de donner une réponse adéquate que d'adopter une forme de réaction qui soit comprise par la communauté.

Tout est possible pourvu que cela soit intelligible aux autres. Peu importe que cela soit considéré comme justifié ou non, pourvu que cela soit compris. Une réaction comprise mais jugée inappropriée ne sera tout simplement pas reprise par les autres membres du groupe, à moins de trouver d'autres réponses de ce type qui pourraient alors correspondre à une forme de comportement répertorié.

Supposons qu'un individu d'une espèce donnée se mette brusquement à se déplacer à reculons dès qu'il traverse une zone fortement lumineuse. Tant que cette réaction ne fait pas partie du glossaire de la tribu, cette excentricité sera parfaitement insignifiante pour les autres. Mais, s'il s'avère que cette particularité rend l'individu plus apte à la survie, parce qu'il ne se déplace jamais en contre-jour, il se peut que cette réaction, au sein des générations futures, soit progressivement répertoriée comme acceptable, valable et peut-être même exemplaire.

Notons au passage qu’il s’agit-là d’un aspect bizarrement occulté de l’héritage darwinien. La tradition scientifique s’est focalisée sur le principe de la sélection naturelle, en glissant sous le tapis ce sur quoi elle s’applique : la variation. Car, pour opérer une sélection, aussi progressive soit-elle, il faut d’abord qu’il y ait profusion. Une profusion telle que nous manquons de mots pour la décrire ou de concept pour la penser.

Les variations sur lesquelles s’opère la sélection naturelle sont issues de cette prolifération luxuriante d’interactions entre tous les éléments composants le vivant. Si la sélection naturelle est bien la cheville ouvrière de l’évolution des espèces, elle n’aurait rien sur quoi s’appliquer sans cette gabegie invraisemblable du vivant - cette fantaisie incompréhensible, ce gaspillage inouï d’intelligence – cette inventivité effrénée, hors de toute logique, à proprement parler irrationnelle.

Nous nous trouvons à l’opposé d’une machine gérant rationnellement ses pertes et ses profits, selon la logique coût / bénéfice intrinsèque à l’économie capitaliste. La « nature » (puisqu’il nous faut bien utiliser ce terme) ressemble plutôt à une artiste jetant à foison toutes ses richesses par des fenêtres grandes ouvertes sur le monde. C’est seulement grâce à cette pléthore chamarrée et foisonnante, à cette prodigalité, à cette gratuité, à cette dépense en pure perte, à ces variations incessantes, superflues, « pour la beauté du geste » (ce qui fait écho au « petit grain de folie » des brebis de ma voisine), que la sélection naturelle peut s’opérer.

Mais, pour en avoir conscience, il faut se pencher sur les choses, avec patience et avec humilité. Il faut en prendre soin. Leur accorder de l’attention, dans le double sens que Donna Haraway octroie à cette expression, dans son livre « Manifeste des espèces compagnes » : à la fois s’accorder aux choses, se mettre sur la même longueur d’onde, mais aussi leur octroyer une capacité à être dignes d’attention.

Il est temps de conclure ce (trop) long texte. Pour ce faire, quittons les imbrications minuscules des talus herbeux et laissons un instant nos yeux dériver dans le bleu du ciel.

Ce zoom arrière nous ramène en douceur aux buées mélangées de toutes les espèces, c'est-à-dire aux interactions qu’elles effectuent entre elles en permanence. Cette nuée vivante enrobe la terre comme une aura fertile s'enfonçant profondément dans le sol et montant jusqu’aux confins les plus éthérés de notre atmosphère : un grand manteau vivant drapant intégralement notre planète.

Bien sûr il ne s'agit que d'interactions, c'est-à-dire de choses immatérielles. On pourrait croire qu’il ne s’agit là que des phénomènes secondaires, subordonnés à la corporéité roborative des êtres vivants.

Pourtant, la prise de conscience de ces interactions permute complètement le rapport habituel entre la cause et l'effet. Une appréhension globale de ce phénomène décrédibilise  l'existence des choses au profit de leurs interactions permanentes.

C’est une sorte d’axiome que je me suis formulé à moi-même, il y a de nombreuses années.

Un jour, à force de lectures et de réflexions, j’ai réalisé qu’il est faux de postuler l’existence préalable de deux points pour pouvoir tracer une ligne. C’est l’inverse qui est vrai. La ligne cocrée les deux points qu’elle relie, au moment même où elle les relie. 

La relation prime sur ce qu’elle met en relation. Pour que quelque chose existe, il faut que cette chose soit reliée à une autre chose – même si notre esprit rationnel efface ensuite les traces de cette cocréation pour n’envisager plus que la chose « en soi ».

Dès lors, il y eu, pour moi, un avant et un après. 

Tout ce à quoi j’étais confronté – mes émotions spontanées, aussi bien que les récurrentes (ce qu’alors j’appelais « mes défauts »), mes expériences amoureuses aussi bien que professionnelles, mes explorations artistiques, mes modalités relationnelles avec moi-même ou les autres – tout s’est trouvé progressivement contaminé par « l’axiome des deux points et du trait ».

Au sein de chaque situation à laquelle j’étais confronté, je m’appliquais à ne considérer que les interactions engendrées par les entités en présence, puisque ce sont les interactions qui créaient ces entités, et non l’inverse.

C’était œuvrer (sans même en être conscient) à la désagrégation de la notion d’identité, puis du moi, puis finalement du « soi » (ce qui constitue la différence fondamentale entre l’hindouisme et le bouddhisme).

Selon le principe des constructions visuelles imbriquant des formes en opposition contrastées, une fois que l'on a distingué la forme cachée au sein du dessin général, il n'est plus possible de revenir en arrière. On ne sait plus retrouver l’état du regard « qui ne voyait pas ».

Cette aperception du monde phénoménal mène tout droit à un relativisme radical. S'il existe quelque chose, ce ne sont que des transformations incessantes de quelque chose d'inexistant. La matière, l'être, le stable, le fixe et le constant, le monde matériel dans sa totalité s'écoule dès lors entre nos doigts comme une poudre dorée.

Fugace, insubstantielle, splendide et éphémère : il n'y a que l'interaction qui soit incontestable, parce qu'elle a lieu sur le moment même – en fait, l'interaction, c'est l'instant.

Je ne saurais trouver d'expression adéquate pour l'évoquer. Toutes les images s'appuient sur du fixe pour suggérer le fugace – alors comment pourrait-on décrire le phénomène inverse, à savoir un monde qui s'invente et se récrée en permanence, à partir d'une gerbe d'étincelle ?

 

Sur une matinée en ville  Je me prosterne devant l'épaisse couche de neige qui recouvre ma voiture ce matin, je me prosterne devant le j...