Sur les météores
Ce matin il pleut, mais tout à l’heure il faisait beau – et, il y a quelques heures à peine, au lever du jour, une nappe épaisse de brouillard s’étendait sur le vallon. Seules quelques pointes effilées de sapins surnageaient de cette marée opaque, avec un air navré des plus comiques. C’est qu’ici, « le temps qu’il fait » est toujours spectaculaire. Depuis que j’ai élu domicile dans cette petite maison en lisière de forêts, j’assiste tous les jours à d’étonnants bouleversements atmosphériques – ou plutôt, bien plus que simplement y assister, j’en suis partie prenante - presque à mon corps défendant.
C’est toujours très intense. S’il vente, le vent produit un grondement sourd qui semble sortir des profondeurs de la terre, telle la voix de l’Erèbe. S’il pleut, il pleut avec une telle fureur que des ruisselets bouillonnants débordent de la moindre touffe d’herbes, tandis que des pans de chemins s’effondrent sous le poids des bêtes et des humains déambulant sous les trombes d’eau, quelque peu désemparés par la virulence de ce déluge intempestif. S’il neige, l’herbe déjà drue se recouvre comme par magie d’un délicat glaçage immaculé, reproduisant en miniature les ondulations sensuelles des congères hivernales – jusqu’à ce que cette féérie improvisée s'évapore au premier rayon de soleil…
S’il fait soleil, justement, une luminosité crûe inonde le paysage extasié. Tout ce qui existe – pierres, arbres, fleurs, oiseaux – se lance, avec la fringale d’un animal tout juste sorti d’hibernation, dans l’assimilation effrénée de cette manne de lumière et de chaleur. Tout s’en trouve métamorphosé, jusqu’à la texture de l’air soudainement saturée d’opulence comme le son gras d’un merveilleux gong. Le moindre pore, spore, pistil, fibrille ou alvéole s’empiffre de kératine, de chitine, de chlorophylle et de photon solaire. Cela vibre, vrombit, gratte, sarcle, perce ou fouit à grands renforts de mandibules, canines, élytres, dards ou autres appendices griffus. Toutes sortes d’insectes héliophiles, sorties dont ne sais où, bourdonnent en zig-zaguant tous azimut, jusqu’à venir – pour certains individus particulièrement distraits ou intrépides - se fourrer avec enthousiasme dans le colimaçon (sans doute un peu cireux) de mon oreille.
On l’a compris, ici, les phénomènes météorologiques ne sont pas la toile de fond devant laquelle les humains évoluent avec indifférence, absorbés par la routine de leurs préoccupations mentales. Ici, les humains ne sont que de passage, voyageurs en transit dans un pays d’arbres, d’eaux et de bêtes. Sur cette montagne humide où les artefacts humains ne représentent qu’une part infime de ce qui se trouve sous le soleil (et où les humains eux-mêmes ne constituent qu’une fraction minime des êtres vivants) - les phénomènes météorologiques investissent spontanément la place qui leur est naturellement due : la première.
D’ailleurs, parler de « phénomènes météorologiques » ne me parait approprié. S’il s’agissait d’évoquer ce qui se passe à l’extérieur, alors que nous sommes confortablement installés dans notre « chez-nous » protecteur, passe encore. Mais lorsqu’il s’agit de ce qui nous contient, nous brasse, nous modifie, nous soulève et nous déporte incidemment comme un fétu de paille sur une onde tumultueuse – il faudrait utiliser un mot plus vaste que cela.
Mais quel mot choisir ? De ceux qui me sont tout d’abord venus à l’esprit, je n’en ai trouvé aucun de pleinement satisfaisants. J’ai pensé par exemple à appeler cela « les éléments », dans le sillage de la pensée d’Empédocle, un philosophe grec du Vième siècle avant JC. Ce penseur présocratique s’est inspiré d’anciennes cosmogonies orientales pour identifier quatre substances permanentes dont les multiples combinaisons génèrent le changement incessant des apparences : l’air, le feu, la terre et l’eau. On voit qu’il y a un lien évident avec « le temps qu’il fait » - mais cette réduction élémentaire reste encore trop abstraite à mon goût. Une généralité théorique, là où il faudrait trouver un mot concret, gorgé de forces et de vitalité, subsumant la prodigieuse diversité de ces phénomènes instantanés – ou, pour le dire autrement, résumant la magie ordinaire du vide se matérialisant en évènement climatique avant de se résorber à nouveau dans le vide.
Finalement, le mot ad hoc, je l’ai déniché dans le vocabulaire désuet du XVIIIème siècle : c’est le mot « météores ». On ne l’emploie plus guère aujourd’hui, sinon, dans un sens détourné de son usage originel, pour évoquer les espaces intersidéraux. Le mot a été comme phagocyté par les espaces infinis des galaxies, depuis que celles-ci sont devenues le terrain de jeu privatif d’arrogants milliardaires à chapeau de cow-boy – ce que ne pouvaient guère anticiper les philosophes du Siècle des Lumières, il est vrai - bien qu’on pourrait à juste titre leur reprocher d’avoir été les instigateurs involontaires d’une telle monstruosité.
Pour désigner les corps solides ou gazeux provenant de la stratosphère, il serait plus judicieux d’employer le mot « météorites » au lieu de « métérores ». S’ils transitent bien dans l’espace, ces derniers n’ont rien à voir – ou si peu – avec la valse des planètes, les pluies d’étoiles et les fragments de roches spatiales s’embrasant au contact de l’enveloppe gazeuse de notre planète. Rigoureusement terrestres – mais pas toujours au ras des pâquerettes ! – les météores nous sont communs, à nous autres les petits, ceux qu’autrefois on appelait « les peuples de la terre » et qu’aujourd’hui nous préférons désigner par la communauté des êtres vivants – et, pour l’instant du moins, contrairement à leurs cousins célestes – non privatisables.
Alors, les météores, qu’est-ce que c’est, exactement ? On pourrait répondre : tout ce qui se manifeste au sein du ruban de 600 kilomètres séparant la croûte terrestre du vide intersidéral. 600 kilomètres, cela ne semble pas bien épais, comme zone d’évolution - et pourtant c’est peu de dire qu’il s’y passe beaucoup de choses… En réalité, c’est un défilé permanent ! Une succession instable mais toujours renouvelée de phénomènes liés à la fluctuation des fluides, des gaz et des solides constituant l’enveloppe atmosphérique de notre planète...
On y trouve bien sûr des averses (comme celles balayant l’horizon au moment même où j’écris ces mots), délicatement infusantes ou furieusement mouillantes, mais aussi les arc-en-ciel et autres aurores boréales, les brises éphémères ainsi que tous les types de vents, les tempêtes aussi bien sûr ("grains" et autres "coups de tabacs" essuyés avec stoïcisme par tous les vieux loups de mer de la planète), les nuées vaporeuses auxquelles la rêverie humaine prête toutes sortes de figures significatives, ou bien les nuages dûment répertoriés par les savants - cumulonimbus, altostratus, cirrus et autre nom « en us »… Il ne faut pas omettre de citer également, parmi tous les météores, la gamme infinie des bruines et des brouillards, les chutes de grêlons printaniers, les éclairs, la foudre et le tonnerre, les mirages de chaleur, le givre matinal, le gel nocturne dont on peut suivre au matin le trajet dans les prés, telle la trace sinueuse d’un monstrueux animal - sans oublier les différentes variétés de neige (poudreuse, mouillée, collante, crémeuse, compacte ou grésillée) - ou bien encore les ombres d’une envolée d’oiseaux glissant à toute vitesse dans l’herbe verte, jusqu’à venir nous franchir de part en part, en accrochant au passage le minuscule accroc d’une émotion époustouflée dans la chair à vif de notre cœur…
Tout ceci et bien d’autres choses encore, ce sont les météores. Multiformes, insaisissables et englobants. N’est-ce pas une preuve manifeste du génie de la langue, de mettre tant de choses dans un si petit mot ? Et des choses tellement vastes et complexes qu’on ne saurait en dresser un panorama exhaustif…
Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot « météores » a été forgé à partir d’une racine grecque, « météoreos », signifiant globalement « ce qui est en haut ». Voilà une manière de régler le problème qui ne manque pas de panache ! « Si quelque chose se trouve au-dessus de vos têtes, ne cherchez pas midi à quatorze heures : c’est forcément un météore ! » affirmaient nos aînés hellènes, sans s’embarrasser outre mesure d’arguties lexicographiques… Nous, les laborieux modernes, qui n’avons pas leur insouciance, si nous voulons être sûrs de nous comprendre, il nous faut poser des définitions préalables. Pour en formuler une qui ne soit pas trop bancale, on pourrait dire (en résumé) que le terme « métérores » désigne tout ce qui, n'étant ni vivant ni crée par l'homme, nait et disparait dans la couche d’air entourant la terre.
Le mot « météores » n’est pas complètement tombé en désuétude, cependant. Il subsiste dans l’acceptation moderne et scientifique du terme : la météorologie. La météorologie, c’est la version humaine – et forcément réductrice – du « temps qu’il fait ». On dit « la science des météores » - comme s’il s’agissait de dire « la vérité » des météores – alors qu’il faudrait plutôt dire « l’analyse quantitative à des fins utilitariste des grands principes régissant les météores » - ce qui n’est pas du tout la même chose – loin s’en faut !
Vouloir réduire les météores à la météorologie, c’est comme prétendre que les apports diététiques et les interactions chimiques constituent la vérité du délicieux flan à l’ananas (subtilement parfumé à la vanille) dans lequel vous vous apprêter à mordre à pleines dents. Que valent ces insipides équations face à l’évènement, prodigieux quoiqu’intime, que représente le moment où, rompant la chair à la fois ferme et subtilement fondante du gâteau, vous êtes saisi par l’explosion juteuse d’un morceau d’ananas délicieusement résistant ?
Reste la « météo » quotidienne - réalité terrestre incontournable dont la météorologie n’est qu’une expression schématique et somme toute piètrement réductrice. La météo, cela ne se regarde pas à la télé, encapsulé dans un « bulletin » quotidien - cela se discute de vive-voix et au grand air, les yeux tournés vers le ciel, les mains dans les poches et les pieds sur terre. Quel temps fera-t-il aujourd’hui ? Qu’a-t-on pensé du temps d’hier ? Et l’année dernière, à la même période, est-ce que quelqu’un s’en souvient ? Faisait-il moins chaud ? Plus chaud ? Plus sec ? Toutes ces questions sérieuses sont soupesées avec circonspection par celles et ceux qui ont engrangés quelques saisons au compteur - et qui, en conséquence, ne s’en laisse pas conter en matière de naïveté climatique.
Si nous nous éprouvons une telle passion pour le sujet, ce n’est pas uniquement parce qu’il s’agit d’un universel de la conversation, vers lequel on peut toujours bifurquer lorsque nous ne savons pas quoi dire à quelqu’un – mais surtout parce que « le temps qu’il fait » est le ferment indéfectible de notre communauté, le mortier rassemblant les éléments épars et quelque peu antagonistes des spécificités humaines.
Où que nous nous trouvions sur la planète, le vent nous pousse, la pluie nous mouille et le soleil nous réchauffe. Grands ou petits, pauvres ou riches, nous sommes tous logés à la même enseigne – nous sommes à la merci des météores. Tant de choses dépendent de la pérennité d’une éclaircie ou de quelques degrés de plus ou de moins : le choix des chaussures que nous porterons toute la journée comme la décision de tondre le gazon, l’embarras d’un parapluie à trimbaler partout avec soi, le maintien ou l’annulation d’une balade en forêt ou d’une sortie en mer, les conditions de travail journalières de ceux dont la profession s’exerce à l’extérieur - ou bien le succès d’un goûter d’anniversaire.
Mais nous voilà pris la main dans le sac d’un incorrigible anthropomorphisme ! Misère ! Nous avons commencé cette chronique sous l’égide des anticyclones, de la rose des vents et des courants marins – et nous voilà tout à coup focalisés sur des bottes en caoutchouc ou sur le choix cornélien de l'indice de protection d’une crème solaire ! Nous étions brassés de vastitude et de souffles épiques, barbouillés par les effluves d’évènements impondérables et gigantesques - et nous voilà rapetissés à la taille de préoccupations lilliputiennes... L'humain finit toujours par regarder ce qui le concerne par le petit bout de la lorgnette. Lui, au centre de la lunette, effroyablement grossi – et tout le reste en périphérie, réduit à quelques données de contrôle qu’il suffit d’actionner pour que son confort ne soit pas perturbé – puisqu’à ses yeux le reste du monde n’est que de la matière inerte mue par des lois monotones qu’il se fait fort de maîtriser.
Pour ma décharge, je ne suis pas le seul à ne voir les météores qu’à travers le prisme des us et coutumes des membres de ma tribu. Dans le quotidien de millions d’autres êtres humains, le « temps qu’il fait » n’est qu’une donnée contextuelle qui, tout au plus, teintera leur journée d’une nuance atmosphérique – une certaine légèreté d’humeur s’ils constatent en descendant de chez eux qu’il fait grand soleil, ou bien une once de morosité s’il fait gris et qu’il pleut. Pour la plupart des gens, l’influence des météores se trouve réduite à des caractéristiques somme toutes insignifiantes : le nombre de gouttes de pluie qu’ils risquent de recevoir sur la tête entre la bouche de métro et l’entrée surchauffée du supermarché, ou bien le degré de température « ressentie » entre la portière de leur véhicule et les locaux climatisés de leurs bureaux.
Bien sûr, on aurait tort de leur reprocher ce mépris à l’égard des météores. Pourquoi s’en préoccuperaient-ils ? La ville gère les flux pour eux – et, du point de vue de la ville, les phénomènes météorologiques ne sont ni plus moins que des flux parmi d’autres : le circuit des eaux usées (d’ailleurs, l’eau de pluie n’abonde-t-elle pas les égouts ?) - la ventilation des espaces intérieurs ou extérieurs (d’ailleurs, une nuée de gaz d’échappement au-dessus d’un embouteillage, n’est-ce pas une sorte de nuage ?) – le réseau des voies de circulation (d’ailleurs, les météores, n’est-ce pas uniquement de la circulation ? Ne disait-on pas, dans la belle langue du XVIIième siècle, que le ciel « voiturait » les nuages ?) - ou les lacis crépitants des câbles électriques (d’ailleurs, un orage, n’est-ce pas de l’électricité non canalisée ?) – sans oublier bien sûr le traitement des ordures générés par les humains (d’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, ces ordures ne finiront-elles pas par être restituées aux météores, via la voie des eaux, de l’air, du feu ou de la terre, pour reprendre les quatre éléments d’Empédocle ?)… La ville se fait fort de penser en termes de flux jusqu’à la violence de foules urbaines. J'en veux pour preuve les grands boulevards haussmanniens, dont la largeur inhabituelle pour l’époque a été calibrée pour empêcher la formation de barricades séditieuses et faciliter l’intervention à cheval des brigades mobiles. Dans la ville, tout est flux. Cette gestion globale des flux – on appelle cela l’urbanisme.
Mais quittons ces contrées ultra-bétonnées pour revenir à nos météores. Cette vision des évènements climatiques calibrés à la vie de la cité - canalisés, gérés et en quelque sorte domestiqués – est le fruit d’un fantasme spécifiquement urbain. Ici, loin de la ville, il parait difficile – et même dangereux – d’ignorer les météores. Les gens d’ici, lorsqu’ils parlent des phénomènes météorologiques, le font avec un respect mêlé de craintes, sous-entendant que bien fol serait celui qui oserait les prendre à la légère. Ici, les météores ne forment pas une inoffensive toile de fond, une « ambiance » de notre « décor » habituel. Ils ont la main sur nos vies. Ce sont eux qui décident. Et même s’ils ne tuent pas au quotidien leurs lots de victimes – Dieu merci ! – on sent bien qu’à tout moment ces grands Dieux du Ciel et de la Terre pourraient, sans broncher - et même sans s’en apercevoir - annihiler quelques poignées d’humains au détour d’une de leurs formidables péripéties.
Voilà, c’est ça. Voilà l’idée autour de laquelle je tourne depuis le début de la rédaction de ce texte, sans parvenir à la formuler correctement. Les météores n’ont que faire des humains. Entièrement absorbés par la passion qu’ils mettent à exprimer leurs propres natures, ils nous comptent pour quantité négligeable – alors qu'ils ne le font pas avec les autres existants – les arbres essentiellement – il faut dire qu’ici les arbres sont partout présents – puisque ceux-ci stockent, fabriquent et retiennent même les nuages dans leurs futaies, génèrent de la pluie, aspirent le froid où rejette de la chaleur. Les météores interagissent avec tout ce qui se trouve à la surface de la terre - l’état des sols, le dos oscillant des lacs et des étangs, un puits de chaleur généré par un troupeau de mouton, la transpiration saisonnière des forêts – mais pas spécialement avec les humains.
Il faut nous faire une raison : les météores nous ignorent. Que nous profitions ou que nous pâtissions de leurs métamorphoses – peu leur chaut. Cette indifférence cuisante à notre endroit explique probablement pourquoi nous n’avons pas daigné choisir un mot pour les nommer de plein droit, dans toute leur splendeur. Pour les désigner, nous nous contentons de les qualifier de « phénomènes météorologiques », comme s’il s’agissait d’une chose incidente, à la marge, anecdotique et sans conséquence. La ficelle est un peu grosse. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que si nous n’avons pas créé de mots pour dire les météores, c’est parce que nous ne supportons pas leur toute puissance. Nous préférons nous obstiner dans le déni de leur réalité. Nous n’acceptons d'inclure dans nos registres que ce que nous maîtrisons – ce qui nous semble « civilisé ». Or, on ne civilise pas les météores…
Ce matin (préoccupé par l’issue de ce texte, que j’élabore minutieusement depuis plusieurs semaines), en feuilletant un livre de Michel de Certeau dans une librairie, je suis tombé sur ce passage : « Un problème particulier se pose quand, au lieu d’être, comme c’est habituellement le cas, un discours sur d’autres discours, la théorie doit s’avancer au-dessus d’une région où il n’y a plus de discours. Dénivellation soudaine : le sol du langage verbal se met à manquer ». On ne saurait mieux résumer la situation.
Il faut cependant apporter quelques nuances à ce constat. S'il est vrai que nous sommes singulièrement dépourvus de discours sur les météores – je veux dire de discours exposant ce qu’ils sont par eux-mêmes, en dehors de leur impact spécifique sur nos vies humaines – cela n’a pas toujours été le cas. Parallèlement à la vulgate de notre modernité occidentale – qui pose le «hors soi » comme un assemblage de choses disparates régies par des lois immuables que la science se targue de maîtriser – d’autres cultures existent, divergentes de la nôtre, promulgueant des visions holistiques du monde dans laquelle la place des hommes et des météores instaurent des rapports de diplomatie (pour reprendre un terme cher à Baptiste Morizot) autrement plus inventifs et fructueux que la vision sèchement utilitariste de nos sociétés contemporaines.
Il n’est d’ailleurs pas utile de se rendre dans des contrées lointaines pour trouver des cultures humaines alternatives à la modernité occidentale. Comme l’a montré le sociologue Bruno Latour, cette modernité triomphante dont nous paraissons tellement imbus s'avère en réalité beaucoup moins hégémonique qu'elle ne l'affirme. A côtés d'elle survivent et prospèrent d’autres savoirs, usages et visions du monde, préexistant à la modernité, qui résonnent puissamment avec les cultures dites « traditionnelles ».
L’un des premiers penseurs à avoir formaliser en langage moderne cette conception d’un monde global fonctionnant comme un méta-organisme fut le climatologue anglais James Lovelock, dans son livre de 1979 intitulé « l’hypothèse Gaïa ». Cette intrusion impertinente dans le ronron consensuel d'un cartésianisme alors triomphant fut aussitôt vilipendée par le milieu scientifique, qui affecta d’y voir la résurgence d’un vieux fond de paganisme qu’on pensait expurgé depuis belle lurette des esprits décidément retors du petit peuple. L'iconoclaste Bruno Latour, en s’inscrivant 35 ans plus tard dans les brisées de Lovelock, prêta à son tour le flanc au soupçon de « non-scientificité » auquel sa critique acerbe de la méthode de recherche scientifique l’avait d’ores et déjà prédisposé. Et puis soudain, en quelques années, l’hypothèse Gaïa (ou quelque soit le nom qu’on lui donne aujourd’hui) fut prise au sérieux par ceux-là même qui s’en gaussaient jusqu’alors. Elle est aujourd’hui communément admise.
On se demande bien pourquoi les experts autorisés ont pris tant de temps à accepter une vérité qui parait tellement évidente – sans même parler des décideurs siégeant dans les hautes sphères du pouvoir, dont on attend toujours les actes décisifs qui pourraient enrayer le processus autodestructeur dans lequel notre monde se trouve gravement compromis. En attendant, les météores continuent à œuvrer pour le bien de tous. Ils participent à un fonctionnement global de la planète et à ce titre ils sont infiniment précieux, comme le pelage d’un chat ou les plumes des oiseaux, pour reprendre les images employées par Lovelock. Non pas vivants, certes – mais indispensables au vivant. Comment est-il possible que certains refusent encore d'admettre que ce serait à nous de nous mettre à leurs services (et non pas l'inverse), avec humilité, en faisant tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas entraver leur influence essentielle à la vie sur terre ?
Non, les météores ne sont pas le fruit du déchaînement d’une puissance aveugle et meurtrière détruisant tout sur son passage – du « sauvage », comme on cherche à nous le faire accroîre, que la science des hommes aurait pour mission de dompter à l'aide de je ne sais quelle géo-ingénierie d'apprenti sorcier. Ce merveilleux équilibre planétaire n’est pas le fruit du hasard. Il est intentionnel. Toutes les micro-univers des êtres vivants concourent à constituer cette trame commune. Ou, pour le dire en reprenant les mots de Lovelock (dont le soupçon d’humour britannique ne nuit pas à la force de son propos) : « Le climat et les propriétés de la Terre, aujourd’hui et tout au long de son histoire, semblent toujours avoir été optimaux pour la vie. Qu’un tel phénomène soit fortuit est aussi probable que le fait de sortir indemne d’une promenade les yeux fermés dans les rues de la ville à une heure de pointe. »