Sur un « oh ! » :
Je voudrais partager avec vous quelque chose qui vient de m'arriver à l'instant. Installé à mon bureau, devant l’écran de mon ordinateur, je participais à une réunion en visioconférence, quand mon attention a été attirée par quelque chose. C’était une mouche, posée sur le crépi blanc du rebord de la fenêtre. Aussitôt, quelque chose en moi a fait « oh ! ». D’abord un seul « oh ! » - et rien d’autre – puis, une fraction de secondes plus tard : « Une mouche… ».
C’est comme si je venais de tirer une carte au hasard dans un jeu. La face externe de la carte à jouer, c’est le « oh ! » initial - tandis que sa figure (la dame de trèfle par exemple), c’est la mouche.
On le sait, il faut toujours deux faces pour faire une carte. On peut ne pas avoir de « oh ! » sans quelque chose (en l’occurrence : une mouche). En revanche, on peut avoir une mouche sans que nous ayons perçu un « oh ! » liminaire… Mais, dans ce cas-là, elle ne forme pas une figure de carte à jouer. C’est une mouche d’une autre espèce, dont les modes d’apparition sont plus complexes. Nous n'en parlerons pas ici. Cette mouche-là ne fait pas partie de ce jeu.
Le jeu du « oh ! ».
Ce qui me parait intéressant (dans ce micro-évènement dont nous avons tous fait l’expérience, j’en suis sûr) c’est que l'apostrophe du « oh ! » est déjà présente dans ce que je perçois de la figure.
Mais non, c’est trop compliqué de le dire comme cela. Imaginons plutôt que la carte à jouer est transparente. Même s'il apparait en premier, le « oh ! » côté face s’inscrit immédiatement sur la mouche côté pile.
Qui plus est, le « oh ! » spécifique de la mouche, pour moi, au moment où il a eu lieu, c’était (l’étonnement ? le ravissement ? l’ébahissement ?) devant la manière spécifique dont cette mouche se tenait (dans la manière dont elle m’est apparue) : perchée sur de très hautes pattes, qui paraissaient au moins trois fois plus hautes que son corps. Cela lui donnait un aspect gracile, délicat – et en même temps sur le qui-vive, alerte - « au taquet », comme on dit aujourd’hui.
On pourrait dire que ce troisième temps de ma perception, c’est la transformation d’« une mouche » en « cette mouche-là ».
Donc cela nous donne un petit train à trois wagons : « oh ! » + « une mouche » + « cette mouche-là ». Sachant que ces trois wagons se superposent, débordent les uns sur les autres, se recouvrent partiellement.
Bon, d’accord, mais où est-ce que tout cela nous mène ?
Je ne sais pas trop. J’aimerai que chacun puisse tirer ses propres enseignements de cette anecdote, selon son expérience et ses centres d’intérêt.
Pour ma part, voici les quelques réflexions qui me viennent à l’esprit :
D’abord, il me parait important de relever que cet évènement ne se déroule pas de manière abstraire - hors sol - déconnecté de la réalité du monde dans lequel nous sommes étroitement imbriqués. Si l’on introduit un séquençage plus fin, incluant une boucle de rétrocession vers ce qu’on pourrait appeler « mon intériorité » - voilà ce que cela donnerait :
« Oh ! » - QU’EST-CE QUE C’EST ? – « Une mouche ! » - OUF ! – « cette mouche-là ! ».
Bien sûr, il serait abusif de
prétendre qu’à ce stade de la construction instantanée d’un « soi », nous
ayons déjà la capacité de verbaliser notre expérience. Je la transcrit ainsi pour faire comprendre la
motivation fondamentale (on pourrait presque dire « l’instinct ») qui est
ici à l’œuvre : déterminer le plus rapidement possible si ce qui survient dans son
champ d’aperception représente ou non une menace. Impératif que nous partageons
avec l’ensemble des êtres vivants - l’amibe, l’ours des Pyrénées, les ronces, l’acacia, le poulpe, le raton-laveur, la banane ou la poule pondeuse sanglée dans un élevage industriel en batterie - absolument tout ce qui peut être qualifié de "vivant".
Rien de fondateur, donc, du point de vue d’un « soi ». Si je suis impliqué immédiatement dans cette aventure (intégralement partie prenante, répétons-le), c’est plutôt à la manière d’un pan de vêtement d’une personne restée à quai, qui se serait retrouvé coincé dans la portière d’un des wagons, et donc par voie de conséquence entrainé dans l'ébranlement de ce drôle de petit train (et avec lui le pauvre corps qu’il contient).
La question que l’on peut se poser maintenant est la suivante : pourquoi une mouche ? Ou plutôt : au regard du processus d’aperception du monde que je viens de décrire, est-ce important que ce soit une mouche plutôt qu’autre chose ?
La réponse est : oui.
Parce que la mouche est suffisamment inattendue pour être notable (surtout cette mouche-là, avec sa drôle de manière de se tenir, comme perchée sur des échasses !) - mais en même temps assez anodine pour que, très vite, je n’y prête plus attention. S’il s’était agi d’autre chose que d’une mouche – une chose plus intéressante – le couplage d'un « oh ! » et de ce « quelque chose d’intéressant » aurait mise en branle tout un pan autrement plus complexe de moi-même - celui des affects. J’aurais éprouvé de l’intérêt passionné pour une chose inconnue, par exemple, ou bien du dégoût pour une chose répugnante, ou bien encore de l’effroi pour une chose potentiellement dangereuse.
C'est ce qui me fait soupçonner que le « oh ! » initial est à la base de tout évènement mental apparaissant à notre conscience – mais sans que nous en ayons conscience, justement - à moins que la chose ayant suscité ce "oh !" préalable soit une chose ne portant pas à conséquence - une simple mouche, par exemple.
Mais encore une fois : où est-ce que tout cela nous mène ?
Peut-être nulle part. Toutes ces réflexions n’ont peut-être pas d’autres fonctions que de me distraire de cette réunion interminable et somme toute fort ennuyeuse.
Nous sommes ici dans la frange poudreuse de la perception, à la périphérie de sa laisse scintillante. Essayer de tirer plus d’enseignements de cette minuscule expérience phénoménologique, c’est la perdre irrémédiablement - en remplaçant cette mouche anodine par quelque chose de plus sérieux - de l’intelligence à l’œuvre, un rapport structurant objet/sujet, de la pensée sur la pensée…
Entre temps, l'« oh ! » initial ne serait plus perceptible. Il serait comme écrasé par l’objet de la perception.
Et pourtant, ce petit « oh ! »
est toujours là – quel que soit ce qui m’advient. Et cela, c’est, pour moi, une vraie
trouvaille. Je le sens à ce frétillement d'impertinence qui se trémousse dans
mon for intérieur, et qu’on pourrait qualifier de « joie » - s’il n’était
pas un peu absurde d’affirmer qu’une expérience aussi minuscule que celle que je viens de décrire puisse être un motif d'allégresse.
De toutes façons, cela fait bien longtemps qu’il n’y a plus de mouche sur le rebord de la fenêtre !
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